ONZE
Le prescient / L’anomalie de Pardus / Le Livre d’Urizen
Au milieu des étendues vides de l’espace, un point de lumière brillait comme un joyau sur un voile de velours ; un éclat mélancolique, perdu dans l’immensité où il voyageait. C’était un vaisseau. Un vaisseau que seul aurait pu identifier le commémorateur le plus diligent, en sondant les profondeurs du Librarius Sanctus de l’Empereur, sur Terra, à la recherche de références sur la civilisation déclinante des eldars.
L’immense structure était un vaisseau-monde, et possédait une grâce à laquelle les artisans navals de l’Humanité n’auraient pu que rêver. Sa longueur colossale était faite d’une substance qui évoquait de l’os jauni, et sa forme semblait davantage avoir poussé qu’avoir été construite. Des dômes semblables à des gemmes reflétaient la lumière faible des étoiles, mais une radiance intérieure brillait comme une lumière phosphorée au travers des surfaces semi-translucides.
Des minarets gracieux et ivoirins s’élevaient en groupements épars, leurs sommets effilés soulignés d’or et d’argent. Des flancs du vaisseau s’étendaient de larges spires de moelle, auxquelles était arrimée une flotte de nefs élégantes, ressemblantes à d’anciens galions maritimes. De vastes conglomérations d’habitats aux lignes somptueuses s’accrochaient à la surface du puissant vaisseau-monde, et une pléthore de lueurs scintillantes décrivaient de merveilleux tracés au travers de ces cités.
Une grande voile or et noire se dressait au-dessus du corps du vaisseau, tendue dans le vent stellaire pour le pousser sur sa trajectoire recluse. Le vaisseau-monde voyageait seul. Sa progression majestueuse était comme la pérégrination dernière d’un vieil acteur de théâtre avant son ultime tomber de rideau.
Perdu dans l’immensité, le vaisseau-monde flottait dans le plus grand isolement. Aucune lumière proche n’illuminait ses tours élancées, et loin de la chaleur des astres et des planètes, ses dômes contemplaient l’obscurité intersidérale.
Hormis ceux qui vivaient leurs longues et mélancoliques existences à bord de cette gracieuse communauté spatiale, rares étaient ceux à savoir qu’elle était la demeure des quelques survivants de planètes qu’ils avaient abandonnées des éons plus tôt. Sur ce vaisseau-monde résidaient des eldars, parmi les derniers d’une race pratiquement éteinte qui avait jadis régné sur la galaxie, et dont les rêves avaient retourné des mondes et tari des soleils.
L’intérieur du plus grand dôme à la surface du vaisseau-monde luisait d’un éclat pâle. Il renfermait une multitude d’arbres cristallins, qui se dressaient sous la lumière d’étoiles mortes. Des sentiers lisses sinuaient au travers de la forêt scintillante, mais leur tracé demeurait inconnu même à ceux qui les arpentaient. Une chanson silencieuse résonnait, inaudible et invisible, mais douloureusement absente lorsqu’elle venait à se taire. Les fantômes des âges passés et des âges à venir emplissaient le dôme ; c’était un lieu de mort, et de façon assez perverse, un lieu d’immortalité.
Une figure solitaire était assise en tailleur au centre de la forêt, une touche sombre au milieu des arbres de cristal.
Eldrad Ulthran, grand prophète du vaisseau-monde Ulthwé, souriait avec nostalgie à la chanson d’autres prescients depuis longtemps éteints, qui emplissait son cœur de joie et de tristesse en égale mesure. Les traits lisses de son visage étaient longs et angulaires, ses yeux vifs, étroits et ovales. Les cheveux noirs dont dépassaient ses oreilles fuselées se rassemblaient en une longue queue de cheval à la base de sa nuque.
Il portait une longue cape de couleur écrue, et une tunique d’étoffe noire et flottante resserrée à la taille par une ceinture dorée, sertie de pierres espacées et ornée de runes complexes.
La main droite d’Eldrad était posée contre le tronc d’un des arbres de cristal, dont la structure était veinée de lumières rapides, et à l’intérieur semblaient nager des visages paisibles. Son autre main tenait un long bâton fait de la même matière que le vaisseau, à la surface incrustée de gemmes parcourue de puissance.
Les visions lui venaient à nouveau, plus fortes qu’auparavant, et leur signification venait troubler ses songes. Depuis l’horreur de la Chute, un âge sombre et sanglant où les eldars avaient payé le prix de leur indulgence envers eux-mêmes, Eldrad avait guidé les siens au travers de maintes heures sombres, des crises, et du désespoir, mais aucun de ces malheurs n’approchait seulement de la grande calamité qu’il pressentait comme un amoncellement de nuages à la lisière de son esprit.
Une période de tourment allait s’abattre sur la galaxie, aussi calamiteuse que la Chute, et tout aussi chargée d’implications.
Mais il ne parvenait pas à l’apercevoir distinctement.
Oui, son engagement sur la Voie du Prophète avait sauvé sa race du danger plus d’une centaine de fois au fil des siècles, mais sa vision lui avait fait défaut durant les jours récents, alors qu’il cherchait à percer le rideau tiré sur le Warp. Il commençait à craindre que son don l’eût quitté, mais la chanson des prophètes d’antan l’avait appelé vers le dôme, avait calmé ses doutes, et lui avait montré le chemin, en le menant au travers de la forêt jusqu’à cet endroit.
Eldrad laissa sa conscience flotter et se libérer de son corps, sentit qu’il abandonnait derrière lui les entraves de la chair, à mesure qu’il s’élevait plus haut, et plus vite. Il traversa la moelle spectrale du dôme et se retrouva dans les ténèbres glacées de l’espace, mais son esprit ne ressentit ni le froid, ni aucune chaleur. Des étoiles passaient autour de lui à toute vitesse alors qu’il remontait le grand vide du Warp, où se voyaient les échos de races anciennes perdues dans le mythe, les germes de futurs empires, et la grande vigueur de la dernière race à s’être forgé un destin entre les étoiles.
Elle-même se dénommait « l’Humanité ». Eldrad, lui, la connaissait comme la race des mon-keigh, des êtres frustes, aux existences courtes, qui s’étaient propagés dans les cieux comme une maladie. Depuis le berceau de leur naissance, ils avaient d’abord conquis leur système stellaire, et se lançaient maintenant dans une vaste croisade visant à absorber les fragments perdus de leur empire passé, en détruisant sans merci ceux qui se dressaient sur leur route. Eldrad était sidéré par la bellicosité et l’hubris de cette entreprise, et il voyait déjà, logées dans leurs cœurs, les graines de leur destruction.
Il défiait sa compréhension qu’une espèce aussi primitive pût accomplir tant de choses, et ne pas devenir folle devant son insignifiance à l’échelle des grands rouages du cosmos. Mais ces humains étaient possédés d’une telle confiance en eux qu’ils ne prenaient jamais conscience de leur mortalité et de leur petitesse, jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
Déjà, Eldrad avait vu la mort de leur race, les champs détrempés de sang d’un monde nommé d’après la fin des jours. La connaissance de leur destin inévitable les aurait-elle détournés de leur course ? Bien sûr que non, car une race comme celle des mon-keigh n’accepterait jamais de reconnaître l’inéluctable, et chercherait toujours à changer ce qui ne pouvait l’être.
Il voyait l’essor de guerriers, la trahison de rois, et le grand œil s’ouvrir pour libérer les héros de légende piégés là, afin de les laisser retourner aux côtés de leurs guerriers pour la bataille finale. Leur futur se résumait à la guerre et la mort, mais ils pousseraient toujours de l’avant, convaincus de leur supériorité et de leur pérennité.
Et pourtant… Peut-être leur destin n’était-il pas inévitable.
Malgré les bains de sang et l’affliction à venir, il y avait encore un espoir. Le tison rougeoyant d’un avenir encore non écrit vacillait dans les ténèbres, une lueur cernée de monstres amorphes, engendrés par le Warp, qui la convoitaient de leurs griffes et de leurs crocs jaunis. Eldrad vit qu’ils espéraient étouffer cette lueur par leur seule présence, et lorsqu’il regarda dans ce rêve estompé d’un futur, il vit ce qui pouvait encore advenir.
Il vit un grand guerrier à la contenance solennelle, un géant en armure vert d’eau, avec un grand œil d’ambre au centre de son plastron. Cette figure puissante se battait contre une armée de morts sur une planète malade de la peste, et chaque coup de son épée traversait une dizaine de cadavres. Une étincelle du Warp emplissait les orbites caves de ces dépouilles, et les énergies du Seigneur de la Pestilence animaient leurs membres d’une résolution féroce. Autour de ce guerrier était drapé le destin calamiteux de sa race, bien qu’il l’ignorât.
L’esprit d’Eldrad se rapprocha un peu plus de la lumière, pour essayer d’y discerner l’identité du guerrier ; les bêtes grondèrent, montrèrent les dents, et frappèrent aveuglément vers sa forme éthérée. Tout ondoya davantage autour de lui, et Eldrad sentit que les dieux monstrueux du Warp ne toléraient pas sa présence : des courants cherchaient à renvoyer son esprit vers son corps.
Eldrad lutta pour s’accrocher à la vision, en étendant l’œil de sa conscience aussi loin qu’il l’osa. Les images inondèrent son esprit : une immense salle du trône, une grande figure presque divine dans une armure rutilante d’or et d’argent, une crypte stérile sous les profondeurs d’une montagne, et une trahison d’une telle magnitude qu’il la sentit lui brûler l’âme.
Des cris angoissés résonnaient tout autour de lui, et il résista pour tenter d’en extraire un sens alors que la puissance du Warp le repoussait de ce secret jalousement gardé. Dans les cris, des mots se formèrent, mais peu avaient une signification compréhensible. Leur essence s’imprimait dans son esprit comme une lumière ardente.
Croisade… Héros… Sauveur… Destructeur.
Mais au-dessus d’eux tous, trois mots brillaient plus fort que tous les autres… Maître de Guerre.
Du calme et de l’obscurité, la lumière naquit. Dans les ténèbres en bordure du système, des circonvolutions de flammes mouvantes apparurent comme la pointe d’une comète, et devinrent de plus en plus grosses à mesure que leur éclat gagnait en intensité. Soudain, la lumière s’étendit à la vitesse d’une explosion. Là où il n’y avait rien d’autre que le vide, était apparu un puissant bâtiment de guerre, dont la coque violette et dorée portait encore les stigmates de la bataille.
Comme des frondes d’algues accrochées à l’étrave d’un navire, le Pride of the Emperor entraîna derrière lui quelques derniers bandeaux d’énergies luisantes, et sa coque gronda sous la rudesse de sa translation depuis le Warp vers la dimension réelle. Dans le sillage du vaisseau arriva tout un ost de vaisseaux plus petits, dont l’apparition se manifesta par des flashs intenses et des spirales de lumières aux couleurs inouïes.
Sur l’intervalle des six heures suivantes, le reste de la 28e expédition acheva sa translation vers l’espace matériel et se reforma autour du Pride of the Emperor. Une nef parmi toute la flotte, le Proudheart, n’avait pas reçu de cicatrices à la bataille de l’étoile de Carollis ; elle était le vaisseau-amiral du seigneur commandeur Eidolon, récemment revenu d’un circuit de maintien de la paix dans la ceinture de Satyr Lanxus, et d’une guerre inattendue aux côtés de la 63e expédition, celle du Maître de Guerre, sur un monde surnommé Meurtre.
Suite à la grande victoire contre le diasporex, la 28e expédition avait pris congé des Iron Hands avec une grande tristesse, car d’anciens liens de fraternité avaient été renoués, et de nouveaux s’étaient forgés dans la chaleur des combats, plus solidement qu’ils n’auraient pu l’être en temps de paix.
Les prisonniers humains du diasporex avaient été transportés vers le monde conquis le plus proche, et confiés aux soins du gouverneur impérial afin d’être employés comme main-d’œuvre asservie. Les xenos avaient été exterminés, et leurs vaisseaux bombardés de salves à courte portée par le Fist of Iron et le Pride of the Emperor jusqu’à leur destruction. Un détachement d’adeptes du Mechanicum était demeuré sur place afin d’étudier les anciennes technologies humaines détenues par le diasporex, et Fulgrim leur avait ordonné de rejoindre la 28e expédition une fois leurs recherches menées à bien.
Ainsi, ayant satisfait à son devoir et à l’honneur de la 52e expédition, Fulgrim avait mené la sienne vers une région de l’espace connue de la Cartographae impériale comme l’anomalie de Pardus, laquelle devait être leur objectif original après avoir défait les laers.
Peu de choses étaient connues de cette portion de la galaxie. Sa réputation parmi ceux qui parcouraient l’espace tenait de la légende obscure, car les vaisseaux qui la traversaient n’étaient jamais revus. Les navigateurs prenaient soin d’éviter la région : les courants dangereux et les vagues scélérates qu’ils essuyaient dans la partie d’Immaterium correspondante en faisaient une zone incroyablement hasardeuse. Les astropathes, eux, évoquaient un voile impénétrable qui la masquait à leur vision.
Les seules informations à son sujet provenaient d’une unique sonde lancée au commencement de la Grande Croisade : le faible signal qu’elle avait retourné indiquait que les systèmes locaux de la région de Pardus comprenaient de nombreux mondes habitables, prêts à être conquis.
La plupart des autres expéditions avaient choisi de ne pas se risquer dans cette région funeste, mais Fulgrim avait déclaré longtemps auparavant qu’aucune portion de l’espace ne resterait inconnue aux forces de l’Empereur.
Que l’anomalie de Pardus n’eut pas encore été cartographiée n’était qu’un moyen de plus pour les Emperor’s Children de prouver à nouveau leur supériorité et leur perfection.
Les salles d’entraînement de la 1re compagnie résonnaient du fracas des armes et des grognements des Astartes en plein combat. Les six semaines de voyage vers le secteur de Pardus avaient laissé à Julius le temps de porter le deuil de Lycaon et des honorables disparus de sa compagnie, ainsi que celui d’entraîner bon nombre des guerriers élevés depuis le rang de novices et d’auxiliaires scouts à celui d’Astartes à part entière. Bien qu’ils n’eussent pas encore connu leur baptême du feu, il leur avait enseigné les manières des Emperor’s Children, en leur transmettant son expérience, et son sens du plaisir de combattre qui venait de s’éveiller en lui. Avides d’apprendre de leur commandant, tous les guerriers de la 1re compagnie avaient embrassé ses nouveaux enseignements avec un enthousiasme remarquable.
Tout ce temps lui avait aussi permis de se remettre à ses lectures, et le temps qu’il n’avait pas passé avec ses guerriers s’était écoulé dans les chambres d’archivage. Il avait dévoré les œuvres de Cornelius Blayke, et bien qu’il y eut trouvé de nombreux éléments pour l’éclairer, Julius était certain qu’il lui restait beaucoup à apprendre.
Torse nu, il se tenait dans une des cages d’entraînement, entouré d’un trio d’armatures mécanisées aux membres encore inertes, et savourait par anticipation le combat à venir.
Sans un avertissement, les trois machines se mirent en marche. Leurs articulations sphériques et les cardans qui les fixaient au plafond de la cage leur permettaient une gamme de mouvements complets autour de lui. Une lame d’épée jaillit, et Julius s’écarta de côté, tout en se baissant alors qu’une boule à pointes frappait vers sa tête et qu’un épieu à piston piquait vers son ventre.
L’armature la plus proche se lança dans une série d’attaques sauvages à l’arme contondante, mais Julius les bloqua avec ses avant-bras, et la douleur le fit sourire tandis qu’il portait un coup de pied dans son dos pour renvoyer en arrière l’autre armature qui approchait. La troisième machine lui envoya un coup en crochet vers la tête. La tête de Julius fut touchée de côté et accompagna l’impact.
Julius sentit le goût de son sang, et le cracha en riant vers la première machine, qui s’élançait pour délivrer un coup. Sa lame frappa et lui infligea une coupure au flanc. Julius fit bon accueil à cette nouvelle douleur et s’approcha pour marteler la machine d’une suite de coups de poing appuyés.
Le métal se tordit et l’armature fut arrachée de sa fixation au plafond. Alors qu’il en savourait la destruction, un puissant coup lui percuta une seconde fois le côté de la tête, et il mit un genou au sol, en sentant les nouveaux agents chimiques présents dans son sang lui insuffler une nouvelle force.
Alors qu’une épée sifflait vers lui, il se releva d’un bond et abattit violemment sa paume sur le plat de la lame, qui cassa et tomba de la machine. L’ayant privée de son arme, Julius s’approcha et l’enserra dans une étreinte écrasante, en la tournant vers la dernière armature qui lança plusieurs coups de pointe.
Les trois percèrent le corps de l’armature qu’il serrait, laquelle rendit quelques étincelles et mourut. Il la poussa de côté et tourna autour de la dernière machine en se sentant plus vivant que jamais. Le plaisir de détruire chantait dans tout son corps, et même la douleur de ses blessures était comme un stimulant qui coulait dans ses veines.
La machine tournait autour de lui avec prudence, comme en ayant réussi à apprécier à un certain degré mécanique qu’elle se trouvait désormais seule. Julius feinta un coup de poing. L’armature s’écarta brusquement de côté ; Julius lui délivra un puissant coup de pied rotatif qui enfonça le flanc de la machine et l’immobilisa.
Il remua la tête, dansa d’avant en arrière sur la pointe de ses pieds en attendant son redémarrage, mais l’armature demeura inerte et il réalisa l’avoir détruite.
Subitement déçu, il ouvrit la sphère de la cage d’entraînement et redescendit dans la salle. Il avait à peine transpiré, et l’excitation ressentie face aux trois machines lui semblait déjà être un souvenir lointain.
En se doutant qu’un serviteur aurait déjà été envoyé pour réparer les armatures endommagées, Julius referma la cage, puis il repartit vers sa chambre d’armement personnelle. Des dizaines de guerriers Astartes s’entraînaient dans les salles, croisaient le fer, ou pratiquaient de simples exercices pour entretenir leur parfait état physique. Leur supériorité génétique et un régime strict de compléments chimiques maintenaient le corps d’un Astartes au sommet de sa condition, mais beaucoup des nouveaux produits introduits dans les dispensateurs des armures MkIV nécessitaient une stimulation physique pour amorcer la réaction métabolique chez leur destinataire.
Il ouvrit la porte de sa chambre d’armement, dont les odeurs d’huile et de poudre abrasive lui montèrent aux narines. Les murs étaient en fer nu, et un lit très simple courait au bas de l’un d’eux. Son armure était disposée sur un râtelier, près d’un petit lavabo, son épée et son bolter rangés dans un petit coffre au pied du lit.
Le sang qu’avaient fait couler les machines d’entraînement s’était déjà coagulé. Il prit une serviette accrochée sur le rail près du lavabo pour l’essuyer de son corps, avant de s’asseoir sur le lit et de se demander quoi faire.
Près de son lit, une étagère close au cadre de métal renfermait les Réflexions et odes, les Méditations sur le héros élégiaque et la Fanfare à l’unisson d’Ignace Karkasy, des livres qui jusqu’à récemment l’emplissaient de joie chaque fois qu’il les lisait. Ils lui semblaient désormais être devenus vides et creux. À côté des ouvrages de Karkasy se trouvaient trois volumes écrits par Cornelius Blayke, empruntés à Evander Tobias. Julius tendit la main pour en lire davantage sur les idées du prêtre déchu.
Ce tome-ci s’intitulait Le Livre d’Urizen, et était le moins impénétrable des ouvrages de Blayke qu’il avait lus jusqu’à présent. Qui plus était, se trouvait en préface une biographie de l’homme dont la lecture éclairait grandement le texte qui suivait.
Julius savait désormais que Cornelius avait été beaucoup de choses au cours de sa vie, un artiste, un poète, un penseur et un soldat, avant de décider d’intégrer le clergé. Utopiste depuis sa naissance, Blayke avait semblait-il été hanté de visions d’un monde idéal où chaque rêve et chaque désir pouvait être réalisé, des visions qu’il s’était efforcé de reproduire dans ses peintures, sa prose, et dans des gravures colorées à la main, accompagnées de textes poétiques.
Le jeune frère de Blayke était mort tandis qu’il combattait durant les nombreuses guerres qui faisaient rage dans les conclaves de Nordafrike, un événement auquel le biographe attribuait son élan vers la prêtrise. Plus tard dans sa vie, Blayke attribua ses techniques révolutionnaires d’impression enluminée à son frère depuis longtemps défunt, en clamant que celui-ci les lui avait enseignées dans un rêve.
Lors de sa vie de prêtre, dont Julius soupçonnait qu’il l’avait choisie comme un refuge, ses pouvoirs de mystique et ses visions de désirs interdits étaient revenus le hanter. Ces pages affirmaient même que lorsque le grand prêtre d’un autre ordre posa pour la première fois les yeux sur Blayke, l’homme tomba mort sur le coup.
Cloîtré dans une église, à l’intérieur d’une des nombreuses cités sans nom qui composaient Ursh, Blayke devint convaincu que l’Humanité pouvait profiter de ses idées, et se força à perfectionner les moyens par lesquels il pouvait au mieux transmettre ses convictions.
Julius avait lu une bonne part de la poésie de Blayke, et même s’il n’était pas un érudit, il avait constaté que pour l’essentiel, celle-ci ne suivait aucune trame, ni même les règles de la rime ou de la métrique. Ce qu’en retenait Julius était la croyance de Blayke dans la futilité de nier ses désirs, aussi fantasques fussent-ils. L’une de ses plus grandes révélations avait été de comprendre que la puissance de l’expérience sensuelle était nécessaire à la créativité et à la progression spirituelle. Aucune expérience ne devait être refusée, aucune passion ne devait être contenue, aucune horreur ne devait être fuie et aucun vice rester inexploré. Sans de telles expériences, il ne pouvait y avoir de progression vers la perfection.
L’attraction et la répulsion, l’amour et la haine : tous étaient nécessaires à améliorer l’existence humaine. De ces influences conflictuelles découlaient ce que les prêtres de son ordre appelaient le bien et le mal, dont Blayke avait rapidement réalisé qu’ils n’étaient que des concepts injustifiés, comparés à la promesse de l’avancement qui pouvait être atteint en s’autorisant tous les désirs humains.
Julius se prit à rire en lisant cela, et en se rappelant que Blayke avait plus tard été exclu de son ordre religieux pour avoir vigoureusement mis ses croyances en pratique dans les ruelles sombres et les bordels de la ville. Aucun vice ne lui était resté inconnu et aucune vertu ne lui était hors d’atteinte.
D’après Blayke, le monde de ses visions intérieures était d’une dimension plus élevée que celui de la réalité physique, et l’Humanité devait modeler ses idéaux d’après ce monde intérieur plutôt que d’après la matière qui l’entourait. Son œuvre ne cessait de répéter que la raison et l’autorité restreignaient, inhibaient la croissance spirituelle ; Julius soupçonnait néanmoins qu’il s’agissait d’une expression de ses sentiments envers le souverain de l’état-client d’Ursh, un roi guerrier nommé Shang Khal, qui cherchait à dominer les nations de la Terre par l’oppression brutale.
Le fait d’avoir ouvertement épousé de telles philosophies à cette époque avait des accents de folie, mais Julius rechignait à classer Blayke parmi les fous : après tout, ses enseignements avaient attiré un grand nombre de fidèles, lesquels l’avaient loué comme une grande figure mystique qui les ferait entrer dans une nouvelle ère de passion et de liberté.
Julius se rappela avoir lu les aphorismes de Pandorus Zheng, un philosophe ayant officié à la cour de l’un des autarques du Bloc Yndonésien. Zheng avait pris fait et cause pour les mystiques, et pour la façon dont il exagérait des vérités qui existaient réellement. Selon sa définition, une personne mystique ne pouvait pas exagérer une vérité imparfaite. Il avait encore défendu de tels individus en affirmant : « clamer qu’un homme est fou parce qu’il a vu des fantômes, c’est lui nier sa dignité, puisqu’il ne peut pas être catégorisé dans une des théories rationnelles du cosmos. »
Julius avait toujours apprécié les œuvres de Zheng, et sa conception selon laquelle le mystique n’engendrait pas les doutes et les énigmes, que ses doutes et ses énigmes existaient déjà. Le mystique n’était pas l’homme qui aimait les mystères, mais celui qui les détruisait par son ouvrage.
Et les mystères que Blayke cherchait à détruire étaient ceux qui empêchaient l’Humanité d’atteindre son plein potentiel, et de pouvoir espérer un meilleur avenir. Toutes ses idées l’opposaient aux philosophies du désespoir d’hommes comme Shang Khal et comme le despote Kalagann, lesquels n’envisageaient qu’une descente inévitable vers le Chaos, un état originel terrifiant qui avait jadis été le substrat de la création, et qui serait inévitablement sa tombe.
Blayke concevait la beauté comme une fenêtre sur ce merveilleux avenir qu’il imaginait. Des penseurs contemporains l’avaient attiré vers les concepts du symbolisme alchimique, en l’amenant à croire comme l’avaient fait les hermétistes que l’Humanité était le microcosme du divin. Ses lectures devinrent voraces, et Blayke était devenu très versé dans les traditions orphique et pythagoricienne, dans le néo-platonicisme, dans l’hermétisme, la kabbale, et les écrits d’érudits tels qu’Erigène, Paracelse et Böhme. Julius ne connaissait aucun de ces noms, mais était certain qu’Evander Tobias pourrait l’aider à trouver leurs ouvrages s’il le désirait.
Armé d’une connaissance aussi massive, Blayke avait donné forme à la structure de sa mythologie dans son plus grand poème, Le Livre d’Urizen.
Cette œuvre épique commençait par la narration de la chute de l’Homme des Cieux dans le maelström de l’expérience, ce que Blayke appelait « les sombres vallées du soi ». Au fil du livre, l’Humanité se débattait avec la tâche de transmuter ses passions terrestres pour trouver la pureté de l’Éternel. Pour aider ce processus cosmique, Blayke avait matérialisé l’essence de la révolution et du renouveau en la personne d’un éveilleur de consciences, un être qu’il nommait « ork », et le caractère approprié de ce nom fit rire Julius, qui se demanda si Blayke soupçonnait déjà l’infestation de la galaxie par le fléau des peaux-vertes.
Selon le poème, la chute du genre humain l’avait privé de sa divinité, ce qui le forçait à lutter au travers des âges pour la retrouver. Dans ces vers, l’âme de l’Humanité s’était désintégrée, et devait réconcilier chaque élément d’elle-même sur la route qui la ramènerait à l’Éternel. Cela faisait écho à ce que Julius avait pu lire d’un mythe sur les tombes gyptiennes. Cette légende parlait du démembrement au début des temps d’un dieu nommé Osiris, et de l’obligation qu’avait l’homme de rassembler ces parties pour retrouver l’intégrité spirituelle.
Julius reconnaissait dans les œuvres de Blayke une voix originale qui s’était élevée à une époque de conventions, mal adaptée à accueillir des idées aussi libertaires. Confronté aux forces de l’oppression, que la raison ne pouvait faire plier, il avait eu recours à son imagerie violente, et à la force de ses pouvoirs de mystique.
Il était devenu ce que les forces du monde ordonné ne pouvaient tolérer, une force spirituelle perturbatrice incitant les hommes à s’éveiller à leurs passions pour pouvoir changer.
— « La connaissance n’est guère que la perception des sens, » lut Julius à voix haute, en souriant. « La complaisance envers lui-même est la source de toute chose en l’Homme, et la raison le seul frein qu’il mette à sa nature. L’accession au plaisir ultime et l’expérience de la souffrance sont la fin et le dessein de toute vie. »