TROIS
Le coût de la victoire / Au centre / Prédateur
Avançant au milieu des carcasses défaites des laers, Marius Vairosean observait impassiblement les guerriers de la 3e compagnie regrouper leurs morts et leurs blessés, et se préparer à poursuivre leur avance. Son visage autoritaire était marqué par le déplaisir, sans qu’il pût dire contre quoi ou qui celui-ci était dirigé, car ses hommes s’étaient battus aussi bravement qu’il pouvait l’exiger d’eux, et le plan du seigneur Fulgrim avait été suivi à la lettre.
À présent que leurs zones d’atterrissage et l’objectif étaient sécurisés, il ne lui restait plus qu’à rallier Solomon Demeter et les forces de la 2e compagnie, et l’atoll 19 serait à eux. Le coût de cette victoire avait été horriblement élevé. Neuf de ses guerriers ne combattraient plus jamais. Leurs glandes avaient été récupérées par l’apothicaire Fabius, et beaucoup d’autres nécessiteraient une chirurgie intensive ou une pose de bioniques lorsqu’ils retourneraient à la flotte.
Le pilier d’énergie qu’ils devaient prendre était sous leur contrôle, et un petit détachement allait tenir ce point pendant que les autres se mettraient à la recherche des guerriers de Solomon, ce qui pouvait se révéler plus facile à dire qu’à faire. Les explosions, les tirs, le son des cornes montées sur les tours de corail résonnaient de façon bizarre dans les rues de l’atoll 19, et puisque le réseau radio était brouillé, il était difficile de déterminer exactement la direction des combats.
— Solomon, dit-il dans le micro fixé sous son menton. Solomon, vous me recevez ?
Le grésillement de la fréquence vide fut la seule réponse qu’il obtint, et Marius jura en silence. Cela aurait bien ressemblé à Solomon Demeter d’enlever son casque au milieu de la bataille afin de mieux éprouver les sensations du combat. Marius secoua la tête. Quel genre d’imbécile se serait jeté dans une fusillade sans porter toutes les protections dont il pouvait disposer ?
Le bruit des affrontements semblait venir de l’ouest, mais la façon de parvenir là-bas allait être problématique. Les rues, si toutefois on pouvait les appeler ainsi, serpentaient sur l’atoll en méandres tortueux, et risquaient de les entraîner à plusieurs kilomètres de leur but.
L’idée de se mettre ainsi en route lui pesait. Marius était un guerrier pour qui chaque avance et chaque manœuvre devait être prévue avec un soin méticuleux et exécutée sans dévier du plan établi. Julius Kaesoron avait une fois plaisanté en lui disant qu’il aurait dû être choisi pour rejoindre les Ultramarines, ce qu’il voulait être une moquerie amicale. Marius l’avait prise comme un compliment.
Les Emperor’s Children visaient la perfection en toute chose, et Marius Viarosean prisait cette volonté plus que n’importe qui. L’idée de ne pas être le meilleur lui soulevait littéralement l’estomac. Être moins que cela était inacceptable, et Marius avait depuis longtemps décidé que rien ne l’empêcherait d’y parvenir un jour.
— 3e compagnie ! cria-t-il. En formation sur moi !
Dans l’instant, ses guerriers furent prêts à faire mouvement et se rassemblèrent autour de lui avec une précision de parade militaire, leurs armes levées devant eux. Marius emmena ses hommes à l’allure forcée que les Astartes pouvaient maintenir pendant des jours en restant capables de se battre à l’arrivée.
À mesure qu’ils traversaient la ville, les murs de corail luisant ne cessaient de tourner ; des fragments de cristal et de pierre crissaient sous leurs semelles blindées. Marius suivait toujours le chemin qu’il jugeait être le plus direct d’après le son des affrontements. Ils rencontrèrent des bandes dispersées de combattants laers, qui leur tinrent tête avec le désespoir des adversaires pris au piège. Chacun de ces accrochages fut facilement gagné. Rien ne pouvait se dresser devant l’avancée de la 3e compagnie et espérer survivre.
Il continuait de guetter par radio la moindre nouvelle de Solomon, mais finit par abandonner l’espoir de joindre son compagnon capitaine et changea de fréquence.
— Caphen, est-ce que vous m’entendez ? Ici Vairosean. Si vous me recevez, répondez-moi !
De nouveau, les parasites jaillirent de l’oreillette de son casque ; ils furent suivis par le son d’une voix, saccadée et confuse, mais qui n’en était pas moins une voix.
— Caphen, c’est vous ?
— Oui, mon capitaine, répondit Gaius Caphen, dont les paroles surgirent dans le casque de Marius alors que celui-ci tournait un coin et s’engageait dans une nouvelle rue zigzagante jonchée de corps.
— Où êtes-vous ? lui demanda-t-il. Nous essayons de vous rejoindre, mais ces maudites rues n’arrêtent pas de nous faire tourner.
— L’artère principale qui mène à notre objectif était sérieusement défendue ; le capitaine Demeter nous a envoyés moi et Thelonius prendre l’ennemi par le flanc.
— Pendant que lui prenait au centre, j’imagine, dit Marius.
— Oui, mon capitaine.
— Nous allons nous diriger vers votre signal, mais si vous pouvez faire quelque chose pour marquer votre position, faites-le ! Terminé.
Marius suivit l’écho bleu projeté sur la surface intérieure de ses oculaires, qui représentait le point d’émission du signal de Caphen. Celui-ci s’estompait un peu plus à chaque virage qu’ils prenaient dans le labyrinthe de corail.
— Non ! Maudit soit cet endroit ! gronda Marius quand le signal eut totalement disparu.
Il leva la main pour décréter une halte, mais ce faisant, une immense explosion se propagea non loin, et une haute tour en spirale s’effondra dans les flammes à moins de trente mètres sur leur gauche.
— Ce doit être eux, supposa-t-il, en cherchant un moyen de contourner les reliefs inégaux du corail. Les rues s’éloignaient de l’explosion, et il savait qu’il n’atteindrait jamais Caphen en empruntant l’une d’elles. Il leva la tête vers les gonflements de fumée noire.
— Nous allons passer par-dessus !
Marius se mit à escalader la face d’un des terriers laers en trouvant facilement des prises pour ses mains et ses pieds sur les aspérités du corail. Il se hissa de plus en plus haut, le sol s’éloignant rapidement au-dessous de lui. Les guerriers de la 3e compagnie passèrent ainsi par les toits de l’atoll 19.
Ostian regarda le premier appareil d’attaque s’élancer du Pride of the Emperor avec un mélange d’émerveillement et d’irritation. D’émerveillement, car il était véritablement magnifique d’observer la puissance martiale de la légion être libérée contre un monde ennemi, et d’irritation parce que cela l’avait éloigné du marbre encore intact qui l’attendait. Le premier capitaine Julius Kaesoron avait fait prévenir Serena de son départ, et Serena était immédiatement venue le chercher à son atelier pour l’emmener à un emplacement de premier ordre du pont d’observation.
Il avait tenté de refuser, prétextant qu’il était occupé, mais Serena s’était montrée inflexible, en arguant qu’il ne faisait que rester assis à regarder le marbre, et rien de ce qu’il avait pu dire n’avait réussi à la faire en démordre. Maintenant qu’il se tenait devant le verre blindé du pont d’observation, il lui était reconnaissant de l’avoir traîné ici.
— C’est merveilleux, tu ne trouves pas ? demanda Serena en relevant les yeux de son carnet d’esquisses où sa main capturait l’instant avec un incroyable savoir-faire.
— C’est ahurissant, lui répondit Ostian en contemplant son profil alors qu’une deuxième vague d’engins, baignés de la lumière bleue de leur départ, accrochaient celle des astres sur leurs flancs d’acier. Le pont d’observation se trouvait à des centaines de mètres des rails de lancement, mais Ostian avait la sensation de ressentir les vibrations de ce décollage.
Une vague finale de Warhawks s’élança des autres vaisseaux des Emperor’s Children, et il se détourna de Serena pour regarder voler ces oiseaux de proie, tirés dans l’espace comme de grands projectiles de feu. D’après Kaesoron, cela allait être une offensive à grande échelle, et à voir le nombre d’appareils lancés, Ostian pouvait tout à fait le croire.
— Je me demande à quoi cela doit ressembler, dit-il. La surface d’une planète tout entière couverte par un immense océan. J’arrive à peine à le concevoir.
— Qui sait ? répondit Serena, en s’écartant des yeux une mèche de cheveux noirs pour mieux reprendre son esquisse. J’imagine que là-bas, cela doit ressembler à n’importe quelle mer.
— C’est magnifique vu d’ici.
Serena lui jeta un regard du coin de l’œil.
— Tu n’as pas vu à quoi ressemblait Vingt-Huit Deux ?
— Je suis arrivé juste au moment où la flotte partait pour Laeran. Mis à part Terra, c’est le premier monde que je vois depuis l’espace.
— Alors tu n’as jamais vu la mer ?
— Je n’ai jamais vu la mer, reconnut Ostian, en se sentant stupide d’avouer une telle chose.
— Oh, mon pauvre garçon ! dit Serena, quittant des yeux son carnet. Nous allons devoir nous arranger pour t’emmener à la surface une fois que les combats seront terminés !
— Tu crois que nous en aurions le droit ?
— J’espère bien, dit Serena en arrachant la page de son bloc pour la jeter furieusement à terre. Un très petit nombre d’entre nous ont été autorisés à descendre à la surface de Vingt-Huit Deux, et c’était un endroit magnifique : des montagnes couvertes de neige, des continents couverts de forêts, et des lacs de la couleur d’un matin d’été, et le ciel… Oh, ce ciel. Il avait une teinte merveilleuse de bleu. Je pense que je l’ai aimé à ce point parce qu’il m’évoquait l’ancienne Terra telle que je me l’imagine. J’ai pris quelques clichés, mais ils n’ont pas bien réussi à saisir cette couleur. C’est dommage ; j’aurais adoré réussir à le retrouver par mélange, mais je n’y suis pas vraiment arrivé.
Alors que Serena évoquait son incapacité à reproduire cette couleur, Ostian la vit subrepticement enfoncer la pointe de sa plume dans la peau de son poignet, et laisser sur sa peau pâle une minuscule marque d’encre et de sang.
— Je n’ai pas réussi à retrouver la bonne teinte, dit-elle d’un air absent. Et Ostian, lui, aurait aimé savoir comment l’aider à arrêter de se faire du mal, et à reconnaître enfin la valeur de son travail.
— Je serais très content que tu me montres la surface de la planète si ça nous est possible, dit-il.
Elle cligna des yeux et lui sourit, en levant la main pour lui effleurer la joue du bout des doigts.
Gaius Caphen se baissa sous l’attaque hurlante d’un guerrier laer, lui rentra son épée tronçonneuse dans les entrailles et arracha l’arme de son corps dans un jaillissement de sang et d’os. Près d’eux, des flammes montaient des vestiges fracassés de deux oiseaux d’assaut, gisant parmi les ruines d’un complexe d’habitats laers.
Leurs équipages et passagers étaient morts dans le crash, et la violence de l’impact avait failli renverser une flèche de corail enroulé sur lui-même. Il n’avait fallu que quelques grenades lancées à la base de la tour pour achever sa destruction et la faire s’écraser à terre dans un grand vacarme. Marius Vairosean leur avait demandé de marquer leur position. S’il n’avait pas réussi à voir ça, plus rien ne pouvait les aider.
Lui et son escouade s’étaient frayé un chemin au travers des terriers laers comme le capitaine Demeter le leur avait ordonné, mais les xenos avaient anticipé la possibilité d’une manœuvre de flanc. Chaque creux du corail cachait quelques-uns des monstrueux combattants adverses, prêts à surgir hors de leur cachette, pour tuer dans une frénésie de lames brillantes et de projectiles d’énergie.
Les combats s’étaient joués de près, brutalement, sans laisser aucune place au talent ou aux passes artistiques ; chacun des guerriers à demi serpentins s’était jeté au milieu d’eux, là où seule la chance séparait les morts des vivants. Une vingtaine de blessures mineures faisaient saigner Caphen, dont le souffle était haché et irrégulier, bien qu’il fût déterminé à ne pas faillir à son capitaine.
Des bruits de combats désespérés lui parvenaient de tout autour de lui, et tandis qu’ils les cherchaient du regard, d’autres laers jaillirent de leurs tanières comme montés sur ressorts, leurs décharges d’énergie mortelle traversant l’air vers eux. Du corail et des fragments d’armure volaient autour de lui.
— Escouade, soyez sur vos gardes ! cria-t-il, alors qu’un autre trio de laers apparaissait derrière eux, leurs armes crachant le feu et la lumière. Des hurlements leur parvinrent de non loin, et il levait son bolter pour tirer sur cette nouvelle menace quand le sol remua violemment sous leurs pieds, et l’atoll tout entier se déroba comme dans un trou d’air.
Gaius tomba sur un genou et se rattrapa à un éperon de corail proche alors que d’autres laers émergeaient de leurs trous. Une rafale de bolter venue d’au-dessus de lui coupa pratiquement en deux le premier d’entre eux, qui s’effondra en s’agitant de douleur. Des détonations sèches retentirent, et les laers qui s’apprêtaient à les submerger furent exterminés par une volée de tirs précisément dirigés.
Il leva la tête pour voir d’où les tirs étaient provenus et sourit de soulagement en voyant un groupe d’Astartes se laisser tomber vers eux. Les bordures de leurs épaulières les désignaient comme des guerriers de la 3e compagnie de Marius Vairosean.
Le capitaine lui-même atterrit près de Caphen, et le canon de son bolter tira encore pour abattre un guerrier laer qui avait survécu aux volées initiales.
— Debout, sergent ! cria-t-il. De quel côté est le capitaine Demeter ?
Caphen se remit en posture droite et pointa du doigt vers la rue.
— De ce côté-ci !
Vairosean hocha la tête. Ses hommes abattaient les derniers défenseurs laers avec une sinistre efficacité.
— Allons-y et rejoignons-le, ordonna le capitaine de la 3e compagnie. Caphen acquiesça et le suivit.
Six autres de ses guerriers étaient tombés, déchirés par les lames énergisées, ou pour certains, des portions entières de leur corps ayant fondu sous la chaleur des tirs des laers. Solomon commençait à regretter de s’être débarrassé de son casque en faisant preuve d’un tel mépris cavalier pour leurs communications : maintenant plus que jamais, il aurait eu besoin de savoir ce qu’il se passait autre part sur l’atoll.
Il n’avait vu aucun signe des groupes de débordement du sergent Thelonius ou de Gaius Caphen. Les hommes de l’escouade Goldoara avaient tenté une percée vers lui, mais n’étaient pas équipés des armes adéquates pour livrer de tels combats rapprochés, et les laers les avaient forcés à reculer.
Ils étaient seuls.
Solomon planta son épée entre les mandibules étendues d’un guerrier laer et la fit ressortir par l’arrière de sa tête. Le poids de son adversaire mort l’entraîna vers le bas. Il lutta pour retirer la lame, mais ses dents tranchantes s’étaient figées dans les os denses du crâne de l’extraterrestre.
Un piaillement satisfait retentit non loin. Il se laissa tomber à plat ventre ; un projectile de lumière cuisante fusa par-dessus lui et traça un sillon dans le sol. Solomon roula de côté alors que le laer glissait sur les cadavres de ses compagnons à une vitesse horrifiante pour se lancer vers lui. Il se campa sur le dos et lui expédia ses deux pieds en plein visage, sentant les mandibules se casser sous l’impact.
Le xenos chancela, sa queue fouettant le sol, et un cri de souffrance monta de sa bouche disloquée. Le bruit de tirs de bolters se mit à résonner sur la place. Solomon se releva sur le sol bancal et écrasa son poing sur le visage du laer, auquel la force du coup fit éclater l’un des globes oculaires et arracha un nouveau piaulement de douleur. L’autre poing de Solomon cogna sur son plastron dont le métal taché de sang se cabossa. La créature lui cracha au visage une écume de sang chaud et de mucus. Solomon rugit de colère. Une brume de fureur écarlate sembla l’avoir submergé quand il lui agrippa la tête à deux mains pour l’écraser au sol.
L’autre continua de pousser son piaillement suraigu, et Solomon lui cogna la tête à terre, encore et encore. Même quand il fut certain que le laer était mort, il continua de marteler son crâne contre la pierre jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’un amas d’os mêlé de matière cérébrale.
Il se releva en riant d’une joie sauvage, son armure couverte des pieds à la tête du sang de son ennemi. Solomon retourna en titubant vers le précédent xenos qu’il avait tué et lui extirpa son épée de la tête cependant que le bruit de bolters s’intensifiait. Il lui fallut un instant avant de se souvenir que ses guerriers étaient tombés à court de munitions.
Il se tourna vers la source de la fusillade et leva le poing de joie en voyant la silhouette identifiable entre mille de Marius Vairosean mener les guerriers de la 3e compagnie sur l’esplanade avec une perfection impitoyable. Gaius Caphen progressait à ses côtés. Les laers étaient mis à mal par ce nouvel assaut, et leurs rangs cédaient au désarroi à mesure que les hommes de Marius les abattaient.
À la vue de ses frères, la 2e compagnie redoubla ses efforts, et ses bras fatigués combattirent avec une vigueur renouvelée. L’attaque des laers perdit de son ardeur. Bien que leurs traits furent ceux de xenos, Solomon voyait l’indécision les paralyser alors qu’ils se réalisaient cernés.
— 2e compagnie, avec moi ! cria-t-il, et il s’élança en direction de son homologue capitaine. Ses Astartes n’eurent pas besoin de davantage d’ordres ou d’encouragements, et se groupèrent derrière lui afin de former un triangle qui s’enfonça comme un poignard au milieu des laers désarçonnés.
Aucun des Emperor’s Children n’était d’humeur à accorder de clémence, et en quelques minutes, tout fut terminé. Alors que les derniers combattants xenos succombaient à la puissance écrasante des vétérans de Vairosean, le braillement atonal des tours de corail cessa enfin, et un silence béni tomba sur le champ de bataille.
Des cris de bienvenue furent échangés entre les Astartes qui avaient survécu ; Solomon rangea son épée au fourreau et se pencha pour ramasser son bolter au milieu du carnage de la place. Ses membres étaient raides, de nombreuses blessures qu’il ne se rappelait pas avoir reçues le faisaient souffrir.
— Vous avez encore voulu prendre au centre, pas vrai ? lui demanda une voix familière tandis qu’il se redressait.
— C’est ce que j’ai fait, répondit Solomon sans se retourner. Vous allez me dire que j’ai eu tort ?
— Peut-être, je ne sais pas encore.
Solomon pivota alors que Marius Vairosean retirait son casque et secouait la tête, pour se défaire de la désorientation passagère que cela lui causait de devoir réemployer ses propres sens, et non plus ceux de son armure MkIV. Son expression était austère, mais jamais il n’en était autrement, et la sueur graissait ses cheveux poivre et sel.
À la différence de beaucoup d’Astartes, Marius Vairosean avait le visage étroit. Ses traits étaient nets et interrogateurs, sa peau sombre et striée comme du vieux bois.
— Heureux de vous voir, dit Solomon, tendant la main et agrippant celle de son frère de bataille.
Marius hocha la tête.
— Le combat a été rude, d’après ce que j’en vois.
— Je ne vous le fais pas dire, reconnut Solomon, en essuyant ce qu’il pouvait du sang qui maculait le coffrage de son bolter. Ces laers sont du genre coriace.
— C’est vrai, dit Marius. Peut-être auriez-vous dû y songer avant de vous précipiter droit sur eux.
— S’il y avait eu une autre façon de faire, je l’aurais essayée, Marius. N’allez pas croire le contraire. Ils nous coinçaient, et j’ai envoyé des hommes contourner leurs flancs. Je ne pouvais pas laisser quelqu’un d’autre mener l’attaque au centre, il fallait que ce fut moi.
— Heureusement pour vous, le sergent Caphen semble partager votre évaluation de la bataille.
— Ce frère a un bon œil pour ces choses, dit Solomon, il ira loin. Peut-être atteindra-t-il même un jour le rang de capitaine.
— Peut-être, bien qu’il ait davantage l’allure d’un officier du rang.
— Nous avons aussi besoin de bons sergents, lui concéda Solomon.
— Mais un officier du rang ne cherche guère à s’améliorer. Caphen n’atteindra pas la perfection en se contentant de faire son devoir.
— Tout le monde ne peut pas être capitaine, Marius. Nous avons besoin de guerriers autant que de chefs pour les diriger. Des hommes comme vous, comme Julius et moi allons mener cette légion à la grandeur. Nous tirons notre force et notre honneur du primarque et des seigneurs commandeurs, et il nous revient de transmettre ce que nous apprenons d’eux à ceux qui sont en dessous de nous. Les officiers font partie de ce dispositif, ils reçoivent leurs ordres de nous et transmettent notre volonté aux hommes.
Marius posa la main sur l’épaulière de Solomon.
— Nous avons beau nous connaître depuis des décennies, vous avez encore le don de me surprendre, mon ami. Alors que je croyais devoir vous réprimander pour vos tactiques cavalières, c’est vous qui me donnez une leçon sur la façon dont il nous appartient de mener nos guerriers.
— Que voulez-vous… Julius et ses livres doivent avoir eu un effet sur moi.
— En parlant de quoi, dévia Marius en pointant du doigt vers le ciel. On dirait que Julius a obtenu l’ordre de débuter la campagne.
Solomon leva les yeux vers le ciel cristallin et vit des centaines d’appareils descendre de la haute atmosphère.
Avec la prise de l’atoll 19, la phase d’ouverture de la campagne venait d’être gagnée. La férocité des affrontements et le fil ténu sur lequel ils avaient été remportés ne seraient jamais connus, excepté de ceux dont la parole deviendrait un jour méprisée.
Des intercepteurs approchèrent aux côtés des Warhawks et tracèrent des circuits de patrouille en huit au-dessus de l’atoll au cas où les laers contre-attaqueraient, cependant que des transporteurs militaires charnus venaient y déposer les canons antiaériens et les détachements de palatins d’Archite du seigneur commandeur Fayle, qui se répandirent sur l’atoll dans leurs tuniques écarlates et leurs cuirasses d’argent.
Des engins de chargement du Mechanicum à large fuselage se posèrent dans des nuages de poussière hurlante, pour dégorger leurs adeptes silencieux en robes rouges, lesquels se hâtèrent d’aller étudier les agrégats d’énergie qui maintenaient l’atoll dans les airs. D’énormes engins de chantier et des équipes d’ouvriers se dispersèrent sur l’atoll avec pour seul but d’en aplanir des portions entières, avant d’y étaler des plaques de grillage pour servir de pistes aux appareils d’attaque et d’approvisionnement.
L’atoll 19 était la première de nombreuses têtes de ponts qui seraient établies avant que les Emperor’s Children n’en eussent fini avec Laeran.
Serena était retournée à ses quartiers en se prétendant fatiguée, mais Ostian avait décidé de rester sur le pont d’observation afin de contempler la planète en contrebas. La beauté de Laeran était captivante, et d’entendre Serena discourir sur les paysages des mondes conquis avait allumé en lui un désir dont il ignorait qu’il put exister. Se tenir à la surface d’un monde inconnu, sous un soleil étranger, sentir le vent souffler depuis des continents lointains encore inconnus de l’homme devait procurer une sensation enivrante. Il lui tardait, il se languissait physiquement de voir la surface de Laeran.
Il essaya de s’imaginer l’étendue de son horizon, une courbure sans relief, d’un bleu infini, gonflée de marées énormes et accrochée au manteau de ce monde. Quel genre de vie pouvait bien prospérer dans les profondeurs de ses océans ? Quelle calamité avait frappé sa civilisation perdue pour qu’elle fût ainsi submergée sous des kilomètres d’eau sombre ?
En tant que natif de Terra, un monde dont les océans s’étaient depuis longtemps évaporés par la faute d’anciennes guerres et de catastrophes environnementales, Ostian trouvait l’idée d’un monde sans terres émergées difficile à se représenter.
— Qu’est-ce que tu regardes ? lui demanda une voix à son oreille.
Il masqua sa surprise et se retourna pour trouver Bequa Kynska debout derrière lui. Ses cheveux bleus étaient tirés sur le dessus de sa tête en un tressage élaboré, dont Ostian supposait qu’il devait avoir demandé plusieurs heures de travail.
Elle lui sourit d’un air de prédateur. Ostian présuma que sa robe à corset écarlate se voulait plus décontractée que sa tenue de récital, mais l’effet d’ensemble laissait à croire qu’elle venait tout juste de quitter l’une des salles de bal de la Mérique du nord.
— Bonjour, mademoiselle Kynska, dit-il sur le ton le plus neutre possible.
— Oh, pitié, appelle-moi Beq, c’est comme ça que m’appellent tous mes bons amis, dit-elle, en enroulant son bras autour du sien pour le faire se retourner face au verre épais du pont d’observation. La fragrance de son parfum était trop chargée, l’odeur insistante de pomme agressait l’arrière de la gorge d’Ostian. Le devant de la robe de Bequa descendait scandaleusement bas. Ostian se rendit compte qu’il transpirait, alors que son regard était attiré vers les rondeurs à peine contenues de ses seins.
Il releva la tête pour s’apercevoir que Bequa le fixait droit dans les yeux, et une forte chaleur lui monta aux joues : elle devait avoir remarqué précisément ce qu’il regardait.
— Je… Euh, vraiment désolé, j’étais…
— Chut, tais-toi, ce n’est rien, voulut l’apaiser Bequa, avec un sourire joueur qui ne le rassura pas du tout. Il n’y a pas de mal, pas vrai ? Nous sommes tous les deux des adultes.
Il riva son regard sur la rotation infime du monde en dessous d’eux, en essayant de focaliser ses pensées sur les mouvements de l’océan et les orages atmosphériques quand elle s’approcha de lui et lui dit :
— Je dois avouer que je trouve la perspective de la guerre assez grisante, pas toi ? Toute cette virilité ambiante. Elle vous fait battre le sang aux tempes et elle vous met le feu au creux des reins, tu ne trouves pas ?
— Hmm… Je n’ai jamais vraiment considéré la chose sous cet angle.
— Bien sûr que si, ne dis pas n’importe quoi, l’admonesta Bequa. Tu n’es pas un homme si la perspective de la guerre ne réveille pas l’animal en toi. Quel genre de personne ne sent pas son sang affluer vers ses extrémités à l’idée d’une telle chose ? Moi, je n’ai pas honte d’avouer que de penser au grondement des armes et au fracas des combats me met dans tous mes états, si tu vois ce que je veux dire.
— Je n’en suis pas bien certain, mentit Ostian dans un murmure, même s’il se faisait une idée assez précise.
D’un air de jouer, Bequa lui mit un petit coup de poing dans le bras de sa main libre.
— Je ne supporte pas que tu sois aussi obtus, Ostian. Tu es un vilain garçon de me taquiner comme ça.
— De vous taquiner ? reprit-il. Je ne vois pas…
— Tu sais très bien ce que je veux dire, dit Bequa en lui lâchant le bras et en pivotant sur son talon pour lui faire face. J’ai envie de toi ici, et tout de suite.
— Quoi ?
— Oh, ne fais pas ton prude. Tu n’apprécies pas la sensualité ? Tu n’as pas entendu ma musique ?
— Si, mais…
— Mais rien du tout, dit-elle en lui piquant le torse de son ongle long et verni pour le pousser le dos contre la vitre. Le corps est la prison de l’esprit, à moins que nos cinq sens ne soient ouverts et pleinement développés. Ouvre grand les fenêtres de ton âme. J’ai toujours trouvé que quand le sexe impliquait les cinq sens, il devenait une expérience presque mystique.
— Non ! cria Ostian en se dégageant d’elle.
Bequa refit un pas pour l’approcher, mais il recula, les deux mains tendues devant lui. Son corps palpitait à l’idée de devenir la chose de Bequa Kynska et il secoua la tête alors qu’elle avançait vers lui.
— Ostian, arrête de faire l’idiot, dit-elle. Ça n’est pas comme si j’allais te faire mal. Sauf si tu me le demandes, bien sûr.
— Non, ça n’est pas ça, s’étrangla Ostian. C’est juste que…
— Que quoi ? l’interrogea Bequa, et il la vit authentiquement perplexe. Peut-être personne n’avait-il encore repoussé ses avances, et il s’efforça de trouver une réponse qui ne l’offenserait pas, mais son esprit demeura aussi vide que l’espace qui les entourait.
— C’est juste que je dois m’en aller, dit-il, en se détestant lui-même de fournir une réponse aussi pathétique, et en maudissant l’être affligeant qu’il était. Je dois aller retrouver Serena… Elle et moi, nous avons rendez-vous.
— Cette peintre ? Vous êtes amants, toi et elle ?
— Non, non ! se défendit-il à la hâte. Enfin… Si. Nous sommes très amoureux.
Bequa fit la moue et croisa les bras. Son corps tout entier lui signifiait qu’il n’était plus guère qu’un mufle à ses yeux.
Il s’apprêta à ajouter quelque chose, mais elle l’en empêcha.
— Non. Tu peux t’en aller, je n’ai plus envie de t’entendre.
Sans plus savoir quoi dire, il se contenta de lui obéir et s’enfuit presque du pont d’observation.