VINGT ET UN
Vengeance / Le prix de l’isolement / Le fils prodigue / Un amour condamné à mourir
Depuis la monstrueuse trahison perpétrée par celui qui s’était prétendu son frère, la Forge de Fer était devenue le refuge de Ferrus Manus. Ses murs luisants étaient lézardés ; la colère du primarque lui avait fait détruire les choses qu’il chérissait en réaction à la perfidie qui s’était jouée ici. Gabriel Santar enjamba les armes et les pièces d’armure éparpillées sur le sol, dont beaucoup étaient tordues, comme ayant fondu au cœur d’une flamme. Il amenait avec lui une plaque de données et des nouvelles de Terra, en espérant qu’elles feraient sortir son primarque de la dépression irascible qui s’était posée sur lui comme un voile, suite au projet des traîtres de dévoyer les Iron Hands.
Chaque artificier, chaque maître de forge, techmarine et homme de peine avait œuvré sans relâche pour réparer les dommages causés à leurs vaisseaux par l’attaque surprise de la flotte des Emperor’s Children. Dans un laps de temps incroyablement court, les croiseurs de la 52e expédition s’étaient retrouvés prêts à mettre le cap vers Terra pour y porter la nouvelle de la perfidie du Maître de Guerre.
En cela, ils avaient néanmoins été retenus, du fait que les navigateurs et les astropathes étaient incapables de pénétrer le Warp. Des tempêtes d’une puissance terrifiante avaient éclaté dans les profondeurs de l’Immaterium, empêchant toute transmission à destination ou en provenance de Terra. Se risquer dans le Warp tandis qu’il s’agitait avec une telle véhémence surnaturelle aurait relevé du suicide, mais il avait fallu tout le calme de Gabriel Santar pour formuler des paroles capables de pénétrer la fureur de Ferrus Manus et de le persuader d’attendre que les tempêtes se fussent levées.
Une centaine d’astropathes étaient morts en tentant de percer le manteau bouillonnant des orages du Warp, mais bien que leur sacrifice eut été inscrit sur la Colonne de Fer, leurs efforts étaient restés vains, et les Iron Hands restaient isolés.
Pendant des semaines, les vaisseaux de la 52e expédition avaient voyagé par propulsion à plasma conventionnelle, dans l’espoir de localiser une accalmie dans les tempêtes Warp, mais les domaines d’au-delà semblaient définitivement leur être contraires, car les navigateurs ne trouvèrent aucun moyen de les franchir.
Ferrus Manus avait parcouru toute la longueur du Fist of Iron en fulminant contre l’injustice d’avoir survécu à une telle trahison pour se retrouver ensuite empêché d’en porter la nouvelle à l’Empereur par quelque chose d’aussi trivial qu’une tempête du Warp.
Quand l’astropathe Cistor avait fait savoir que les survivants de son chœur recevaient enfin de faibles transmissions projetées au travers de l’espace, les messages avaient été reçus avec une grande joie, jusqu’à ce qu’ils fussent déchiffrés et transférés vers les moteurs logiques du pont de commandement.
Dans tout l’Imperium, la guerre faisait rage. Sur d’innombrables mondes, des traîtres méprisables se révoltaient contre leurs loyaux dirigeants. De nombreux commandants impériaux s’étaient déclarés partisans d’Horus et dénonçaient le règne de l’Empereur. Bon nombre de ces renégats avaient lancé des attaques contre les systèmes voisins restés fidèles à l’Imperium, et l’embrasement menaçait d’englober la galaxie entière. Horus avait largement tissé sa toile de corruption. Il faudrait désormais des actes d’héroïsme semblables à ceux qui avaient donné naissance à l’Imperium pour préserver le rêve de l’Empereur.
Le Mechanicum lui-même se retrouvait entraîné dans le conflit alors que des factions rivales se disputaient le contrôle des grandes forges de Mars. Les complexes d’assemblage des blindés de l’Astartes avaient été la cible d’attaques particulièrement nourries : les loyaux serviteurs de l’Empereur réclamaient des renforts en urgence, alors que leurs ennemis déployaient face à eux d’anciennes technologies d’armement depuis longtemps interdites.
Pire encore, les rapports concernant des attaques xenos contre des mondes humains se multipliaient à une vitesse alarmante. Les peaux-vertes saccageaient la bordure galactique sud, les hordes sauvages de Kalardun semaient la désolation sur les mondes récemment conquis du secteur des Tempêtes, et les abjects charognards de Carnus V s’étaient arrogé dans le sang la région des Neuf Vecteurs. Tandis que l’Humanité s’entredéchirait dans ses guerres intestines, des engeances extraterrestres indénombrables pointaient leur tête pour se nourrir de sa carcasse.
Le primarque des Iron Hands était penché sur l’enclume au centre de sa forge. Des flammèches d’un bleu frémissant brillaient autour de ses mains argentées, et il travaillait une longueur de métal luisant. Les plaies du primarque n’avaient pas traîné pour guérir, mais son menton arborait toujours une bosse tenace là où son frère indélicat l’avait frappé avec Brise-forge avant de le lui voler. Mentionner le nom du traître était interdit, et jamais Santar n’avait vu son maître aussi remonté.
Santar se savait chanceux d’être lui-même encore en vie. La blessure mortelle que lui avait infligée le premier capitaine des Emperor’s Children lui avait traversé un cœur, les poumons et l’estomac. Seuls les soins dispensés de justesse par les apothicaires de la légion, et une détermination farouche à obtenir sa vengeance sur Julius Kaesoron l’avaient maintenu en vie suffisamment longtemps pour que ses organes détruits fussent remplacés par des composants bioniques.
La silhouette austère de l’astropathe Cistor arrivait derrière lui, dans une robe noire et blanc crème, en serrant son bâton de cuivre d’une poigne qui lui faisait blanchir les articulations. À la lumière thermique de la forge, les traits émaciés de l’astropathe étaient impénétrables, mais même quelqu’un d’aussi hermétique aux vibrations psychiques que l’était Santar aurait ressenti sa préoccupation.
Ferrus Manus leva les yeux à leur approche, son visage résolu figé en un masque de colère froide. Les restrictions de l’accès à la Forge de Fer avaient été abrogées, des règles aussi mesquines ayant été jugées dérisoires face à la crise à laquelle l’Imperium était confronté.
— Eh bien ? demanda Ferrus. Pourquoi venez-vous me déranger ?
Santar s’autorisa un léger sourire.
— Je vous amène des nouvelles de Rogal Dorn.
— De Dorn ? s’écria Ferrus. Le feu de ses mains diminua et son visage s’éclaira d’un intérêt soudain. Il posa sur l’enclume le métal qui brillait. Je croyais que les chœurs astropathiques n’arrivaient pas encore à joindre Terra ?
— Il y a quelques heures encore, nous n’y parvenions pas, reconnut Cistor, en s’avançant pour se tenir à côté de Santar. Les tempêtes Warp qui frustraient nos efforts des dernières semaines se sont totalement dissipées, et les membres de mon chœur reçoivent du seigneur Dorn des communiqués des plus impérieux.
— Voilà qui est une grande nouvelle, Cistor ! s’exclama Ferrus. Mes félicitations à votre personnel ! À présent, parle, Gabriel ! Que raconte Dorn ?
— Monseigneur, si je puis encore ? intervint Cistor avant que Santar ne pût répondre. Ce calme soudain dans le Warp me perturbe.
— Il vous perturbe ? demanda Ferrus. Et pourquoi cela ? Notre situation s’améliore ?
— Cela reste à déterminer, monseigneur. Mon avis est qu’une force extérieure a agi sur le Warp pour nous aider dans nos efforts à y naviguer et à y envoyer des messages.
— Et pourquoi pensez-vous qu’il puisse s’agir d’une mauvaise chose ? demanda Santar. Ne pourrait-ce pas être le fait de l’Empereur ?
— C’est très certainement une possibilité, lui concéda Cistor, mais ce n’en est qu’une parmi d’autres. Je manquerais à mes devoirs si je n’exprimais pas mes inquiétudes qu’un autre agent, peut-être celui de nos ennemis, a calmé la Mer des Âmes.
— Je prends note de vos inquiétudes, l’arrêta Ferrus. Maintenant, l’un d’entre vous va-t-il me dire quelles nouvelles vous avez reçues de Dorn avant que je ne doive vous les extirper par la force ?
Santar lui tendit rapidement la plaque de données.
— Le champion de l’Empereur vous fait part de ses plans pour s’opposer à Horus. Ferrus lui prit la plaque des mains en le laissant poursuivre. Il semble que la propagation de la trahison du Maître de Guerre se soit limitée aux légions qui combattaient avec lui sur Istvaan III. Comme le dit Cistor, les adeptes du corps astropathique ont enfin réussi à établir le contact avec un grand nombre de vos frères primarques, et en ce moment même, ceux-ci se mobilisent contre Horus.
— Il était temps, grogna Ferrus, dont les yeux d’argent parcouraient rapidement la plaque. Un sourire de triomphe mesuré apparut lentement sur ses traits. Les Salamanders, l’Alpha Legion, les Iron Warriors, les Word Bearers, la Raven Guard et les Night Lords… En nous comptant nous-mêmes, cela fait sept légions. Horus n’a pas l’ombre d’une chance.
— Non, concorda Santar. Dorn s’est montré consciencieux pour tous les rallier.
— En effet, dit Ferrus. Istvaan V…
— Monseigneur ?
— Il semble qu’Horus ait établi son quartier général sur Istvaan V, et c’est là que nous allons écraser sa rébellion une fois pour toutes. Ferrus lui rendit la plaque. Informez le capitaine Balhaan du Ferrum que je vais transférer mon commandement sur son vaisseau. Dites-lui de le tenir prêt pour une transition immédiate vers le système d’Istvaan. Transférez dans ses baraquements autant de Morlocks qu’il y en a en état de combattre. Le reste de la légion devra faire au plus vite et nous rejoindre aussitôt que possible.
Alors que Ferrus Manus reportait son attention vers le métal luisant posé sur l’enclume, Santar fronça les sourcils et baissa les yeux vers la plaque pour s’assurer qu’il n’avait pas mal compris les ordres qu’elle contenait, des ordres directement reçus du champion de l’Empereur. Il hésita juste assez longtemps pour que Ferrus perçût son trouble.
— Monseigneur, nous avons pour instructions de nous présenter au point de rendez-vous avec l’effectif complet de notre légion.
Ferrus secoua la tête.
— Non, Gabriel. Je refuse d’être privé de ma vengeance contre… Contre lui parce que je serai arrivé trop tard et que d’autres l’auront attaqué les premiers. C’est le Ferrum qui a subi le moins de dégâts quand les Emperor’s Children nous ont trahi, et il est le plus rapide de la flotte. Je… Il faut que je l’affronte et que je le tue pour rétablir mon honneur et prouver ma loyauté, Gabriel.
— Votre loyauté ? dit Santar. Personne ne pourrait mettre en cause votre honneur et votre loyauté, monseigneur. Le traître est venu à vous en proférant des mensonges et vous les lui avez jetés au visage. Vous seriez davantage un exemple pour nous tous. Vous êtes un fils digne et fidèle à l’Empereur. Comment pouvez-vous seulement envisager une telle chose ?
— Parce que d’autres l’envisageront, dit Ferrus en soulevant de l’enclume le long segment de métal plat. Un éclat ardent et furieux s’allumait dans les profondeurs de ses mains. Fulgrim n’aurait pas couru le risque de tenter de me rallier à la cause du Maître de Guerre s’il n’avait pas véritablement cru que je me joindrais à eux. Il doit avoir perçu en moi une quelconque faiblesse qui lui a fait croire qu’il réussirait. C’est cela que je dois purger par la chaleur de son sang. Même s’ils ne le déclareront pas ouvertement, d’autres arriveront bientôt à la même conclusion, crois-moi.
— Ils n’oseraient pas…
— Ils oseront, mon ami, dit Ferrus. Ils se demanderont ce qui a poussé Fulgrim à un pari aussi dangereux. Bientôt, ils en viendront à suggérer que peut-être avait-il raison de croire que je le suivrais dans sa perfidie. Nous allons partir en toute hâte pour laver ce déshonneur dans le sang des traîtres !
Il lui fallut un effort de volonté pour ne plus approcher de la statue. Ostian dut délibérément poser la râpe à côté de lui sur le vieux tabouret de métal. La grandeur de chaque artiste lui venait en partie de la faculté à reconnaître quand une œuvre était terminée, quand il était temps de poser la plume, le burin ou le pinceau et de s’en écarter. Son travail appartenait maintenant à un temps passé, et lorsqu’il leva les yeux vers ceux du casque du maître de l’Humanité, il sut avoir terminé.
Le marbre blanc qui s’élevait devant lui était sans défaut. Chaque courbe de l’armure de l’Empereur avait été rendue avec un soin aimant afin d’exprimer toute sa majesté : les deux grandes épaulières aux aigles rampants encadraient un casque de conception ancienne, surmonté d’un long cimier de crin si finement sculpté que même Ostian s’attendait à le voir frémir dans le courant d’air frais qui agitait les papiers et la poussière autour de lui.
Le grand aigle du plastron semblait prêt à s’envoler de sa poitrine. Les éclairs gravés sur ses jambières et ses canons d’avant-bras exsudaient une puissance brute qu’ils prêtaient à l’âme de la statue. Une longue cape incurvée se déversait du dos de la sculpture comme une cascade de lait ; la stature de cette œuvre était telle qu’Ostian était certain que le maître de l’Imperium aurait daigné la contempler, et aurait pris plaisir à se voir ainsi représenté.
Une couronne de lauriers d’or soulignait la pâleur de la pierre. Il retint son souffle, en se sentant porté par une sensation extraordinaire devant la perfection de la statue.
Ostian avait reçu plusieurs qualificatifs au fil de sa carrière : perfectionniste, obsessionnel. Mais selon sa vision des choses, il fallait une certaine obsession et une recherche de la vérité du détail pour qu’un artiste fût digne de ce nom.
Depuis la réception du bloc originel, cette sculpture l’avait accaparé sur l’essentiel de deux années. Chacune de ses heures de veille l’avait vu travailler sur le marbre ou penser à lui. De tout point de vue, la sculpture avait été rapide, et une telle rapidité devenait miraculeuse une fois considéré le résultat final : ordinairement, un tel chef d’œuvre aurait réclamé beaucoup plus de temps, mais le caractère changeant de la 28e expédition avait grandement troublé Ostian, et il ne s’était plus aventuré hors de son atelier depuis des mois.
Il réalisa qu’il lui fallait se refamiliariser avec les événements de la Grande Croisade. Quelles nouvelles cultures avaient-elles été rencontrées ? Quels grands exploits avaient récemment été accomplis ?
L’idée de quitter son atelier l’emplit de trépidation. L’exposition de sa statue lui permettait de jouir une nouvelle fois d’un peu d’adulation ; quelque chose qu’il détestait d’ordinaire, mais qu’il avait hâte de retrouver au terme d’un travail.
Aucune fausse modestie n’aveuglait Ostian quant à son talent, quant à son génie, dans les instants qui suivaient l’achèvement d’une sculpture. Ce serait dans les jours, les semaines et les mois à venir que lui apparaîtraient des défauts que lui seul pourrait voir, et il maudirait ses mains malhabiles, et il commencerait à réfléchir à la manière d’améliorer sa prochaine œuvre.
Si les artistes avaient dû avoir la sensation de ne jamais pouvoir s’améliorer, quel aurait été l’intérêt d’être artiste ? Chaque œuvre devait être comme un marchepied vers des sommets de plus en plus élevés, depuis lesquels un homme pouvait regarder en arrière vers les ouvrages de sa vie, et se satisfaire d’avoir employé au mieux le temps qui lui était imparti.
Ostian retira sa blouse, la plia nettement avant de la poser sur le tabouret, et prit un soin exagéré à en aplatir le tissu terne avant de se reculer de quelques pas. Admirer son propre ouvrage avec une telle avidité à présent qu’il l’avait terminé pouvait paraître inconvenant, mais une fois rendu public, il ne serait plus à lui et à lui seul. Il appartiendrait à tous ceux qui le verraient, et un million de paires d’yeux en jugeraient la valeur, ou l’absence de valeur. Dans des instants comme celui-ci, il pouvait commencer à comprendre ce doute de soi-même et cette pulsion autodestructrice tapis dans le cœur de Serena d’Angelus, et même de tout artiste, fut-il peintre, sculpteur, écrivain ou compositeur. Dans l’ouvrage d’un artiste se trouvait une portion de son âme, et la peur du rejet ou du ridicule était forte.
Un souffle d’air froid le fit trembler, et une voix chantante dit :
— Vous avez vraiment réussi à le représenter.
Ostian sursauta et se retourna pour trouver derrière lui la silhouette terrifiante et belle du primarque des Emperor’s Children. Sa garde phénicienne était curieusement absente, et Ostian se mit à transpirer malgré la fraîcheur de l’atelier.
— Monseigneur, dit-il en mettant un genou à terre. Toutes mes excuses, je ne vous avais pas entendu entrer.
Fulgrim hocha la tête et passa à côté de lui ; une longue toge pourpre brodée d’argent étincelant enveloppait sa carrure énergique. La garde dorée d’une épée dépassait de sous la toge, et une couronne de piquants était posée sur sa noble tête. L’application sur son visage d’un épais fard blanc, d’encres colorées autour de ses yeux et sur ses lèvres, le lui avait rendu presque poupin.
Ostian ignorait quel effet le primarque espérait obtenir par un tel maquillage, mais il n’avait réussi qu’à paraître vulgaire et grotesque. Comme certains types d’acteurs de théâtre de l’ancienne Terra, Fulgrim n’en conservait pas moins un port autoritaire. Il fit signe à Ostian de se relever et s’arrêta devant la statue. Sous sa couche de fard, son expression était impénétrable.
— C’est ainsi que je me souviens de lui, dit Fulgrim. Ostian entendit une note triste dans la voix du primarque. C’était il y a longtemps, bien sûr. Il ressemblait à cela sur Ullanor, mais ça n’est pas le souvenir que je garde de ce jour ; il m’avait paru froid, et même distant.
Ostian se remit debout, mais évita de regarder le primarque, de peur de lui montrer le trouble que lui causait son apparence. Sa fierté envers son œuvre s’était évanouie à l’instant même où Fulgrim y avait posé les yeux, et il retint son souffle dans l’attente du verdict critique.
Fulgrim se tourna face à lui. Un sourire plissa son masque saugrenu de maquillage et d’encres. Ostian se détendit une fraction de seconde, mais bien que ces yeux sombres et brillants fussent demeurés impassibles, l’hostilité qu’il y vit le terrifia.
Le sourire quitta le visage du primarque.
— Que vous ayez produit une statue de l’Empereur en des temps comme ceux-ci démontre de votre part une stupidité délibérée ou une ignorance répréhensible.
Ostian sentit son sang-froid précaire se fissurer sous cette déclaration du primarque, et il chercha en vain quelque chose à répondre.
Fulgrim s’approcha de lui, et une peur suffocante s’empara du corps fragile d’Ostian, le déplaisir du primarque l’ayant cloué sur place. Le commandant des Emperor’s Children se mit à tourner autour de lui, et sa présence dominante menaça d’anéantir ce qu’Ostian avait conservé de flegme.
— Monseigneur… balbutia-t-il.
— Vous m’avez parlé ? s’emporta Fulgrim en l’empoignant pour lui faire tourner le dos à la statue. Un vermisseau comme vous ne mérite pas de s’adresser à moi ! Vous qui m’avez dit que mon travail était trop parfait, vous créez une œuvre comme celle-ci, parfaite dans le moindre détail. À une seule chose près…
Ostian releva la tête vers les deux puits noirs du regard du primarque : au travers de sa terreur, il y lut une angoisse torturée qui surpassait sa propre peur, celui d’une âme torturée en conflit avec elle-même. Il y vit à la fois le désir impérieux de lui faire du mal, et celui d’implorer son pardon.
— Seigneur Fulgrim, dit Ostian au travers des larmes qui lui coulaient sans retenue sur le visage, je ne comprends pas…
— Non, dit Fulgrim en avançant, et en le forçant pas à pas à reculer vers la statue. Vous ne comprenez pas. Comme l’Empereur, vous étiez trop pris par vos propres préoccupations égoïstes pour prêter attention à ce qu’il se passait autour de vous, les disparitions de commémorateurs, et les amis qui vont ont rejeté. Quand tout s’effondre, que faites-vous ? Vous abandonnez ceux qui vous sont proches dans votre quête de quelque chose que vous supposez d’une plus grande importance.
La terreur d’Ostian s’accrut encore lorsqu’il heurta le marbre de la statue, et Fulgrim se pencha pour que son visage peinturluré fût au niveau du sien. Malgré son effroi face à ce qu’était devenu le primarque, Ostian ne pouvait s’empêcher de le prendre en pitié, car chacun de ses mots convoyait une grande souffrance.
— Si vous aviez pris la peine de regarder autour de vous et d’observer les grands événements qui sont en marche, vous auriez fracassé cette sculpture à coups de maillet et vous m’auriez supplié de devenir votre prochain sujet. Un nouvel ordre s’établit dans cette galaxie, et l’Empereur n’en est plus le maître.
— Quoi ? s’étrangla Ostian de surprise. Le rire de Fulgrim eut comme un timbre amer et désespéré.
— Horus va être le nouveau maître de l’Imperium, clama-t-il en tirant l’épée de sous sa toge dans un grand geste. Le manche doré brilla sous l’éclairage de l’atelier. Ostian sentit une tiédeur humide lui couler le long des cuisses.
Fulgrim se redressa de toute sa hauteur. Ostian sanglota de soulagement quand les yeux hantés du primarque brisèrent le contact avec les siens.
— Eh oui, dit Fulgrim sur un ton prosaïque. Cela fait une semaine que le Pride of the Emperor est en orbite au-dessus d’Istvaan V, un monde morne et sombre sans rien de remarquable, si ce n’est qu’il va entrer dans l’histoire comme le décor d’un fait légendaire.
Ostian luttait pour contrôler son souffle tandis que Fulgrim faisait le tour de la statue. Il s’affaissa, le dos contre le marbre froid.
— Car sur cette planète poussiéreuse et sans intérêt, le Maître de Guerre va anéantir la puissance des légions les plus dévouées à l’Empereur, en préparation de notre marche vers Terra, continua le primarque. Vous voyez, Ostian, c’est Horus qui est le maître légitime de l’Humanité. C’est lui qui nous a menés vers des triomphes sans précédent. C’est lui par qui ont été conquis dix mille mondes et qui nous mènera à la conquête de dix mille autres. Ensemble, nous allons mettre à bas le faux Empereur !
Les pensées d’Ostian se carambolaient les unes aux autres en luttant contre l’énormité de ce qu’insinuait Fulgrim. Ostian se trouva soudain confronté à la conscience horrible qu’il payait le prix de son isolement. Se fermer aux événements qui l’entouraient l’avait amené là, et il regretta de ne pas avoir pris le temps de…
— Votre œuvre n’est pas encore parfaite, dit Fulgrim depuis l’autre côté de la statue.
Ostian essayait de trouver quoi répondre quand il entendit un horrible grattement sur la pierre. Brusquement, la pointe de l’épée étrange surgit au travers du piédestal de marbre pour l’empaler entre les omoplates.
La lame d’un gris luisant émergea de sa poitrine dans un craquement d’os. Ostian voulut hurler de douleur, mais la pointe avait traversé son cœur, et sa bouche s’emplit de sang. La force du primarque enfonça l’épée encore un peu plus dans le piédestal, jusqu’à ce que l’or des quillons butât contre le marbre et que la pointe dépassât du torse d’Ostian d’une trentaine de centimètres.
Le sang lui déborda de la bouche en épaisses dégoulinures rouges, et son regard se ternit. La vie d’Ostian quittait son corps, comme arrachée par quelque prédateur vorace.
Ses dernières forces lui permirent de relever les yeux lorsqu’il perçut faiblement la silhouette de Fulgrim, revenu se tenir devant lui.
Le primarque le regardait avec un mépris mêlé de regret, en lui désignant du doigt la statue éclaboussée de sang à laquelle il était accroché.
— Voilà qui est bien mieux, dit Fulgrim.
À bord de l’Andronius, la Galerie des Épées avait beaucoup changé depuis la dernière fois que Lucius l’avait remontée. Là où autrefois les statues monolithiques de grands héros aux regards durs jugeaient la valeur de ceux qui passaient entre elles, ces mêmes statues avaient été grossièrement altérées au burin pour ressembler à des monstres étranges, aux têtes taurines coiffées de cornes d’os, et aux armures serties de gemmes. Des peintures vives leur avaient été appliquées, et l’effet d’ensemble ressemblait à celui d’une parade de carnaval.
Eidolon le précédait, et Lucius parvenait à ressentir comme une sensation presque physique l’aversion que le seigneur commandeur avait pour lui. Eidolon n’avait pas encore digéré qu’il eut tué le chapelain Charmosian, mais cela lui semblait déjà s’être passé des siècles plus tôt, quand les loyalistes d’Istvaan III résistaient encore à l’inévitable.
Lucius avait offert au seigneur commandeur sur un plateau d’argent l’opportunité d’une grande victoire, et comme l’imbécile qu’il était, Eidolon avait gaspillé cette chance. En massacrant ses propres guerriers, Lucius avait laissé grande ouverte l’approche par l’est ; Eidolon avait mené les Emperor’s Children à l’intérieur du palais pour prendre les défenseurs de flanc et noyer leur résistance pathétique dans une vague de feu et de sang. Mais leur avance trop étirée avait exposé ses troupes à la contre-attaque. Une négligence impardonnable, et pour laquelle Saul Tarvitz l’avait puni en attaquant lui-même de flanc les troupes qui le prenaient à revers.
Lucius, lui, ne s’était pas encore moralement remis de son ultime confrontation avec Tarvitz, du duel auquel ils s’étaient livrés dans le même dôme où était mort Solomon Demeter. Comme Loken avant lui, Tarvitz n’avait pas combattu honorablement, et Lucius avait eu de la chance de s’en tirer vivant.
Néanmoins, tout cela n’avait plus d’importance. Après que Lucius eut rejoint la légion, les forces du Maître de Guerre s’étaient retirées d’Istvaan III, et avaient effectué un nouveau bombardement orbital, lequel avait pilonné la surface de la planète jusqu’à ce que pas un bâtiment ne restât debout. Le palais du maître de cœur était devenu une ruine vitrifiée, et la force du bombardement avait même aplani l’immense fort-sirène. Plus rien ne vivait sur Istvaan III. Lucius ressentit un délicieux frisson d’excitation en considérant l’avenir que le destin lui avait ouvert.
Il s’arrêta un instant pour s’imaginer les sommets de gloire vers lesquels il s’élèverait bientôt, et les sensations qui l’attendaient lorsqu’il marcherait à nouveau au côté de son primarque. Devant lui, la statue avait jadis été celle du seigneur commandeur Teliosa, héros de la campagne de Madrivane. Lucius se rappela de Tarvitz lui disant quel respect particulier il avait pour cette grande figure.
Il sourit en s’imaginant ce que Saul Tarvitz aurait pensé de ces cornes et de ce sein nu, qui lui avaient été ajoutés par des sculpteurs enthousiastes à défaut d’être talentueux.
— L’apothicaire Fabius attend, l’appela sèchement Eidolon avec une impatience manifeste.
Le sourire de Lucius s’élargit encore et il pivota sur son talon pour rejoindre Eidolon à une allure délibérément lente.
— Je sais, mais il peut nous attendre encore un peu. J’admirais les changements que vous avez apportés au vaisseau.
Eidolon le menaça du regard.
— Si cela n’avait tenu qu’à moi, je vous aurais laissé mourir là-bas.
— Heureusement, ça ne dépendait pas de vous, se moqua Lucius. Je m’étonne même que vous ayez conservé votre commandement après avoir été battu par Tarvitz.
— Tarvitz… rumina Eidolon. Il n’aura été qu’une épine sous mon pied depuis le jour où il est devenu capitaine.
— Désormais il ne vous gênera plus, seigneur commandeur, lui assura Lucius, en repensant à la dernière image qu’il avait eue d’Istvaan III : l’éclat lumineux de son atmosphère striée de nuages tournoyants, où clignaient les champignons des ogives atomiques et incendiaires.
— Vous l’avez vu mourir ? demanda Eidolon. Lucius secoua la tête.
— Non, mais j’ai vu ce qu’il restait du palais. Rien ne peut avoir résisté à ça. Tarvitz est mort, tout comme Loken et ce chien insolent de Torgaddon.
Eidolon eut au moins la bonne grâce de sourire à l’annonce de la mort de Torgaddon.
— Voilà enfin quelques bonnes nouvelles. Et qu’en est-il des autres ? Solomon Demeter, Rylanor l’Ancien ?
Lucius se mit à rire en se rappelant la mort du premier.
— Demeter est mort, c’est une certitude.
— Comment pouvez-vous en être aussi certain ?
— Parce que c’est moi qui l’ai tué, dit Lucius. Il m’a trouvé alors que j’étais en train de me débarrasser des guerriers assignés à la défense de l’est du palais, et il s’est obligeamment joint à moi quand je lui ai fait croire que je repoussais une attaque.
Eidolon eut un petit sourire narquois.
— Vous voulez dire que Solomon Demeter a tué ses propres hommes ?
— Tout à fait. Et avec une grande dextérité, ajouta-t-il.
Eidolon se laissa aller à éclater de rire. Lucius sentit l’attitude glaciale du seigneur commandeur se réchauffer de façon infime devant l’ironie des derniers instants de Demeter.
— Et Rylanor l’Ancien ? finit tout de même par demander Eidolon, en continuant de l’emmener le long de la Galerie des Épées vers l’accès à l’apothecarion.
— Je ne sais pas vraiment, dit Lucius. Après le bombardement, il s’est isolé dans les profondeurs du palais. Je ne l’ai plus jamais vu.
— Cela ne ressemble pas à Rylanor d’avoir fui les combats, nota Eidolon, qui tourna un angle et s’engagea dans un couloir tapissé de parchemins, menant au grand escalier de l’apothecarion central.
— Non, reconnut Lucius. Mais Tarvitz a dû faire allusion au fait qu’il gardait quelque chose.
— Quoi donc ?
— Il ne l’a pas dit. D’après les rumeurs, il avait trouvé une sorte de hangar souterrain. Mais si c’était le cas, pourquoi Praal n’a-t-il pas battu en retraite par-là en voyant les légions arriver ?
— C’est vrai, convint Eidolon. Il est dans la nature des lâches de fuir plutôt que de se battre. Peu importe, quelles qu’aient été les raisons de Rylanor, elles n’ont plus d’importance s’il a été enterré sous des milliers de tonnes de décombres radioactifs.
Lucius hocha la tête et fit un geste vers le bas des escaliers.
— Qu’est-ce que l’apothicaire Fabius va me faire, exactement ?
— Est-ce de la peur que j’entends dans votre voix, Lucius ?
— Non, dit Lucius. J’aimerais seulement savoir ce qui m’attend.
— La perfection, lui promit Eidolon.
Les corridors du Pride of the Emperor n’étaient plus jamais calmes désormais ; des haut-parleurs installés à la hâte braillaient une cacophonie constante. Après qu’il eut entendu un avant-goût de l’ouverture de la Maraviglia, Fulgrim avait ordonné que son vaisseau fut empli de musique, et les enregistrements distordus des œuvres de Bequa Kynska résonnaient jour et nuit dans le moindre couloir.
Serena d’Angelus remontait les galeries puissamment éclairées du vaisseau-amiral, en titubant d’une cloison à l’autre telle une ivrogne, ses vêtements maculés par le sang et l’ordure. Ce qu’il restait de sa longue chevelure était graisseux ; plusieurs fois, ses délires l’avaient poussée à s’en arracher des mèches.
Ayant achevé ses portraits de Lucius et Fulgrim, Serena s’était retrouvée sans inspiration, comme si la flamme qui l’avait portée vers des sommets créatifs et plongée dans des abîmes inédits s’était finalement éteinte. Des jours entiers s’étaient passés sans qu’elle quittât son étude. Les mois écoulés depuis l’arrivée de la flotte dans le système d’Istvaan semblaient s’être enfuis dans un brouillard de catatonie et d’introspection horrifiée.
Les rêves et les cauchemars s’étaient joués dans sa tête comme de mauvais montages vidéo : des images d’horreurs et de dégradations qu’elle ne se serait pas crue capable de visualiser l’avaient tourmentée par leur intensité et leur caractère hideux. Des scènes de meurtres, de viols, de profanation des corps, et de choses si viles qu’aucun être humain ne devait pouvoir s’y adonner sans perdre la raison, s’étaient succédées dans son esprit comme les songeries enfiévrées d’une folle, pour qu’elle les observât malgré elle.
Elle se souvenait à l’occasion de s’être nourrie, de ne pas avoir reconnue la femme hirsute qu’elle voyait dans le miroir, ni la chair scarifiée qui l’accueillait chaque matin, lorsqu’elle s’éveillait nue au milieu de son atelier saccagé. Au fil des semaines, un soupçon avait grandi dans son esprit, celui que les visions répétées qui revenaient la hanter chaque nuit n’étaient pas des rêves… Mais des souvenirs.
Elle se souvint avoir pleuré des larmes amères le jour où ce soupçon s’était horriblement confirmé, quand elle avait ouvert ce baril puant dans le coin de son atelier.
Les relents de matière humaine décomposée et de substances acides l’avaient frappée comme un coup en plein visage. Elle avait laissé tomber le couvercle au sol en trouvant en dessous les vestiges gluants et partiellement dissous d’au moins six cadavres. Des crânes enfoncés, des os sciés flottaient dans un épais bouillon de chair liquéfiée. Serena avait alors vomi de manière incontrôlable pendant plusieurs minutes.
Elle s’était écartée du baril, et avait pleuré piteusement alors que l’horreur repoussante de ce qu’elle avait commis menaçait de faire basculer sa santé mentale déjà ébréchée.
Son esprit avait oscillé au bord de la folie, jusqu’à ce qu’un nom eût refait surface au milieu des miasmes de sa conscience, un nom qui lui donnait un point d’ancrage auquel se retenir : Ostian… Ostian… Ostian…
Comme une femme accrochée à une branche pour ne pas se noyer, Serena s’était relevée, nettoyée du mieux qu’elle l’avait pu, et était partie, chancelante et en larmes, vers l’atelier d’Ostian. Il avait essayé de l’aider, et elle l’avait rejeté, mais elle voyait maintenant le geste d’amour qui avait motivé son altruisme et se maudissait de n’avoir pas réalisé plus tôt.
Ostian pouvait encore la sauver. Lorsqu’elle atteignit l’entrée de son studio, elle espéra seulement qu’il ne l’avait pas oubliée. La porte était partiellement entrouverte, et elle frappa de la paume contre le métal ondulé.
— Ostian ! cria-t-elle. C’est moi, Serena… S’il te plaît, fais-moi entrer !
Ostian ne répondit pas. Elle frappa contre la porte jusqu’à s’en faire saigner la main, hurla son nom et pleura en le suppliant de la pardonner. Il n’y eut toujours pas de réponse, et de désespoir, elle se baissa pour soulever sur ses charnières la plaque de métal ondulé.
Serena pénétra en chancelant dans l’atelier faiblement éclairé, décelant une odeur horriblement familière avant même que ses yeux épuisés n’eussent distingué la vue qui s’offrait à elle.
— Oh non, marmonna-t-elle en apercevant le cadavre d’Ostian, planté sur une épée luisante qui dépassait d’une statue magnifique de l’Empereur.
Elle tomba à genoux devant lui.
— Pardon ! hurla-t-elle. Je ne savais pas ce que je faisais ! Oh, pitié, pardonne-moi !
Ce qu’il subsistait de l’esprit de Serena finit par imploser et s’effondra sur lui-même face à cette dernière atrocité. Elle se releva et posa ses mains sur les épaules d’Ostian.
— Tu m’aimais, lui murmura-t-elle, et je ne m’en étais jamais rendu compte.
Elle ferma les yeux et enroula ses bras autour du cou d’Ostian, en sentant la pointe acérée la piquer entre les seins.
— Mais je t’aimais moi aussi, dit-elle, et elle s’empala sur la lame de l’épée.