SEIZE

Appelé à rendre des comptes / Cicatrices / J’ai peur de l’échec

Ormond Braxton trépignait de devoir ainsi attendre devant les portes dorées des appartements du primarque, duquel il aurait attendu de meilleures manières que de faire patienter si longtemps un émissaire haut placé de l’Administration de Terra. Cela faisait trois jours qu’il se trouvait à bord du Pride of the Emperor, et de telles attentes étaient du genre de celles que lui-même faisait subir à d’autres pour bien leur faire comprendre sa primauté sur eux.

Sa demande d’audience avait finalement été approuvée. Ses laquais l’avaient baigné, avant que les serviteurs de Fulgrim ne vinssent appliquer des huiles parfumées sur sa peau pour qu’il pût être amené devant le primarque. La fragrance de ces huiles était assez plaisante, bien qu’un peu forte pour ses tendances ascétiques ; la sueur qui perlait de son crâne chauve s’y mêlait pour produire des gouttelettes piquantes qui lui irritaient les yeux et l’arrière de la gorge.

Deux guerriers en armures couvertes d’ornements se tenaient fixes à l’entrée des quartiers de Fulgrim, au-delà de laquelle Braxton entendait de ce qui devait se vouloir de la musique, mais qui à ses oreilles n’était qu’un boucan inaudible. Une paire de sculptures de marbre aux courbures inégales encadrait elle-même les gardes ; ce qu’elles étaient censées représenter échappaient néanmoins à la compréhension de Braxton.

Il ajusta ses robes d’administrateur sur ses épaules, tout en laissant son attention dériver vers les tableaux qui emplissaient ce grand couloir, au-dessus de son sol de terrazzo. Leurs cadres dorés étaient sophistiqués au-delà du ridicule, et même si Braxton voulait bien admettre que son appréciation de l’art fût limitée, les couleurs criardes qui les composaient défiaient toute appréciation esthétique.

Ormond Braxton avait représenté les forces de Terra dans les négociations qui avait fait plier une grande partie de son système solaire. Il avait fait partie de la délégation entraînée à l’école des itérateurs, et Evander Tobias comme Kyril Sindermann faisaient partie de ses connaissances proches. Ses talents exceptionnels de négociateur et de servant civil du corps administratif de Terra l’avaient fait sélectionner pour cette mission qui réclamait tact et diplomatie. Seul un individu de sa stature pouvait contraindre un primarque, en particulier à une tâche comme celle qui l’attendait.

Enfin les portes des appartements s’ouvrirent et un tapage de musique braillarde se déversa dans le couloir. Les sentinelles se mirent au garde-à-vous, et Braxton se redressa de toute sa taille pour s’apprêter à être mis en présence du primarque des Emperor’s Children.

Il attendit un quelconque signal qui lui aurait indiqué d’entrer, mais rien ne vint. Il fit donc un premier pas hésitant et les gardes ne firent aucun geste pour l’arrêter ; il continua, et son malaise grandit quand les portes se refermèrent derrière lui sans aucune intervention extérieure.

La musique était assourdissante. Des dizaines de phonodiffuseurs étaient dispersés aux alentours et bramaient ce qui semblait être une multitude de styles de musique différents. Les représentations de toutes sortes d’atrocités étaient accrochées aux murs, certaines dépeignant des actes de barbarie violente, d’autres des ébats indicibles au-delà de la pornographie. Braxton sentit s’accentuer sa trépidation quand il entendit des voix se disputer depuis le salon central.

— Monseigneur Fulgrim ? appela-t-il. Êtes-vous là ? Je suis l’administrateur Ormond Braxton, et je viens vous voir sur les instances du Conseil de Terra.

Instantanément, les voix se turent et le vacarme musical cessa.

Braxton regarda autour de lui pour vérifier qu’il fût bien seul. À ce qu’il en voyait, les annexes qui entouraient le salon central étaient désertes.

— Vous pouvez entrer ! lui lança de devant lui une puissante voix mélodieuse. Braxton avança précautionneusement, en s’attendant à trouver le primarque avec l’un de ses loyaux capitaines, même si le ton violent de leur conversation l’étonnait encore.

Il entra dans le salon central des quartiers du primarque et la vue à laquelle il fut confronté l’arrêta net.

Fulgrim, car un physique aussi puissant ne pouvait appartenir à nul autre, déambulait dans ses appartements, nu à l’exception d’un pagne, en brandissant une épée argentée. Ses muscles étaient comme du marbre, pâles et veinés de lignes sombres. Son visage avait une expression presque folle, comme celle d’un homme sous l’emprise de quelque drogue chimique. Le salon lui-même était dans un désordre atterrant, parsemé d’éclats de marbre brisé au pied des murs maculés de peinture. Un tableau géant se tenait à l’extrémité de la salle, mais l’angle empêchait Braxton de voir quel genre d’image y était peinte.

L’odeur d’une nourriture à laquelle le primarque n’avait pas touché était suspendue dans l’air, et pas même le parfum des huiles ne pouvait masquer ceux de la viande pourrie.

— Émissaire Braxton ! s’écria Fulgrim. Merci d’être venu jusqu’ici.

Braxton cacha sa surprise devant l’état du salon et du primarque en s’inclinant.

— C’est un honneur que de me trouver en votre présence, monseigneur.

— Allons, s’exclama Fulgrim. Vous faire attendre ainsi a été d’une grossièreté impardonnable, mais je n’ai cessé de m’entretenir avec mes conseillers de confiance depuis des semaines que nous avons quitté la région de Pardus.

Le primarque le dominait de toute sa hauteur et Braxton sentit que le charisme d’un être aussi plein de magnificence menaçait de l’intimider, mais il puisa profondément dans ses réserves de calme et retrouva le parfait usage de sa voix.

— Je viens en porteur de nouvelles provenant de Terra, que j’aimerais vous délivrer, monseigneur.

— Bien sûr, bien sûr, dit Fulgrim, mais avant cela, mon cher Braxton, voudriez-vous me rendre un immense service ?

— J’en serais honoré, monseigneur, dit Braxton en remarquant alors que les mains de Fulgrim étaient décolorées, comme après avoir été brûlées. Quelle chaleur cuisante avait-elle bien pu brûler un primarque, se demanda-t-il ?

— Quel genre de service puis-je vous rendre ?

Fulgrim fit tourner son épée et lui posa son autre main sur l’épaule pour le guider vers la vaste toile installée à l’autre bout de la salle. La cadence des pas du primarque forçait pratiquement Braxton à courir, bien que sa silhouette généreusement charnue ne fût pas rompue à un tel exercice. Il s’essuya le front avec un mouchoir parfumé alors que Fulgrim le poussait fièrement devant la toile.

— Alors, dites-moi ce que vous en pensez ? La ressemblance est frappante, vous ne trouvez pas ?

Braxton resta bouche bée, muet d’horreur devant l’image barbouillée sur le tableau : un portrait réellement repoussant d’un guerrier en armure, peint à grands coups de pinceau grossiers, avec toutes sortes de couleurs discordantes, et dont il s’échappait une puanteur atroce. La taille de ce tableau ne faisait qu’amplifier l’horreur de ce qu’il représentait, car le sujet en était le primarque des Emperor’s Children, dépeint d’une manière dégradante et insultante pour un personnage d’une telle prestance.

Bien qu’il ne fût pas connaisseur d’art, même Braxton savait identifier une atrocité, un affront vulgaire au modèle censé être reproduit. Il regarda vers Fulgrim par-dessus son épaule, pour essayer de comprendre s’il s’agissait là d’une plaisanterie sophistiquée, mais le visage du primarque paraissait en transe dans son adoration du tableau abject.

— Vous ne trouvez pas les mots. Je le conçois bien, dit Fulgrim, c’est une œuvre de Serena d’Angelus, après tout. Elle ne l’a terminée que très récemment. Vous avez l’honneur de la voir avant sa présentation publique ; elle ne doit être dévoilée qu’à la première représentation de la Maraviglia de maîtresse Kynska, dans une Fenice refaite à neuf. Ce sera une soirée dont on se souviendra, je peux vous l’assurer.

Braxton hocha la tête, trop inquiet de ce qu’il aurait pu prononcer s’il avait ouvert la bouche. L’horreur de ce tableau était plus qu’il ne pouvait en supporter : le caractère nauséeux de ses teintes allait au-delà de la simple laideur, et l’odeur méphitique qui en provenait lui donnait des haut-le-cœur.

Il s’éloigna de la toile, en pressant son mouchoir sur son nez et sa bouche, et Fulgrim le suivit lentement, sa lame décrivant des cercles paresseux.

— Monseigneur, si vous me permettez ? demanda Braxton.

— Qu’y a-t-il ? Oh, oui, bien sûr, dit Fulgrim, de l’air d’écouter une autre voix. Vous avez évoqué des nouvelles que nous envoie Terra, n’est-ce pas ?

Braxton tâcha de retrouver sa contenance.

— Oui, monseigneur, par la bouche du Sigillite lui-même.

— Alors dites-moi un peu ce que raconte le vieux Malcador, l’invita Fulgrim. Braxton fut choqué de tant d’informalité, et du manque de respect qu’il percevait dans le ton du primarque.

— Je vous amène premièrement des nouvelles du seigneur Magnus de Prospero. Il a été porté à l’attention de l’Empereur aimé de tous qu’en violation des arrêtés du concile de Nikaea, le seigneur Magnus a poursuivi ses recherches sur les mystères de l’Immaterium.

Fulgrim hocha la tête et se remit à arpenter son salon.

— Je savais bien que cela arriverait malgré la mise en fonction des chapelains, mais les autres étaient trop aveugles pour s’en rendre compte. Magnus aime beaucoup trop s’occuper de ses mystères.

— C’est vrai, concorda Braxton. Le Sigillite a dépêché les loups de Fenris pour ramener Magnus sur Terra, où il devra attendre le jugement de l’Empereur.

Fulgrim s’arrêta, se tourna une nouvelle fois en direction du tableau atroce, et secoua la tête, comme s’il désapprouvait les propos de quelque interlocuteur invisible.

— Que va-t-il arriver à Magnus ? Va-t-il être accusé d’avoir d’un crime ? demanda Fulgrim avec contrariété, comme si tourner sa colère contre un messager allait pouvoir changer les faits.

— Je n’en sais pas plus, monseigneur, répondit Braxton. Seulement qu’il doit être ramené sur Terra, escorté de Leman Russ des Space Wolves.

Fulgrim acquiesça, bien qu’un tel événement ne fût manifestement pas de son goût.

— Vous avez dit « premièrement ». Quelles sont les autres nouvelles que vous m’amenez ?

Braxton devait maintenant choisir ses mots avec soin, car la suite allait elle aussi déplaire au primarque.

— Je viens vous informer de la conduite qu’a eue la légion d’un de vos frères primarques.

Fulgrim cessa de faire les cent pas et releva la tête avec un intérêt soudain.

— S’agit-il de la légion d’Horus ?

— En effet, dit Braxton en masquant son déplaisir. Avez-vous déjà eu vent de la nouvelle ?

— Non, je ne faisais qu’essayer de deviner. Poursuivez, et dites-moi de quoi il retourne, mais soyez bien conscient qu’Horus est mon frère et que je tolère pas qu’il lui soit manqué de respect.

— Bien entendu, lui certifia Braxton. La 63e expédition est à présent occupée à faire la guerre contre une civilisation se dénommant elle-même la Technocratie aurétienne. Horus s’était approchée d’elle en porteur de paix, mais les…

Le Maître de Guerre, le reprit Fulgrim, et Braxton se maudit d’avoir commis un impair aussi élémentaire. Les Astartes détestaient entendre les mortels manquer de respect à leurs rangs respectifs.

— Toutes mes excuses, poursuivit Braxton. Les dirigeants de ces planètes ont voulu attenter à la vie du Maître de Guerre ; celui-ci leur a immédiatement déclaré la guerre afin de soumettre ces mondes. Dans cette affaire, il reçoit l’aide du seigneur Angron de la 7e légion.

Fulgrim se mit à rire.

— Alors je n’entretiens pas beaucoup d’espoirs pour qu’il reste grand-chose de la Technocratie à la fin de cette guerre.

— Oui, reprit Braxton, les… Les excès du seigneur Angron ne sont pas inconnus du Conseil de Terra. Mais nous avons reçu des rapports assez perturbants de la part du seigneur commandant Hektor Varvaras, en charge des unités de l’Armée Impériale pour la 63e flotte expéditionnaire.

— À quel sujet ? s’enquit Fulgrim. Braxton s’étonna de constater que la distraction antérieure du primarque semblait s’être évanouie.

— Ces rapports font état d’un massacre perpétré par des Astartes contre des civils impériaux, monseigneur.

— C’est absurde, intervint Fulgrim d’un ton cassant. Angron a peut-être beaucoup de facettes, mais massacrer des citoyens impériaux paraîtrait excessif même pour lui, vous ne croyez pas ?

— D’autres rapports adressés à Terra concernent la conduite d’Angron durant ce conflit, il est vrai, dit Braxton en conservant un timbre aussi neutre que possible. Mais ça n’était pas à lui que je faisais allusion.

— Horus ? demanda Fulgrim, la voix brisée. Dans ses yeux sombres, Braxton vit ce qu’il aurait tenu chez un simple mortel pour de la peur. Qu’est-il arrivé ?

L’émissaire marqua une pause avant de continuer. Il remarqua qu’il n’y avait pas eu de déni, comme lorsque Fulgrim avait cru que l’accusation se portait sur Angron.

— Il apparaît que le Maître de Guerre a été grièvement blessé sur la lune de la planète Davin. Certains de ses guerriers ont pu montrer un peu trop de zèle lorsqu’ils l’ont ramené à bord du Vengeful Spirit.

— Trop de zèle ? aboya Fulgrim. Exprimez-vous clairement, qu’est-ce que cela est censé vouloir dire ?

— Une masse conséquente de civils s’était rassemblée dans les baies d’embarquement du vaisseau-amiral du Maître de Guerre, et quand les Astartes sont revenus à bord, leur hâte de rejoindre les ponts médicaux les a fait s’en prendre à la foule. Vingt-et-une personnes sont mortes et beaucoup d’autres ont été grièvement blessées.

— Et vous tenez Horus pour responsable ?

— Il ne m’appartient pas d’assigner la faute, monseigneur, dit Braxton. Je me contente de vous rapporter les faits.

Fulgrim se rapprocha brusquement de lui. Braxton sentit sa vessie se relâcher, et un filet tiède lui couler le long de la jambe, alors que le primarque aux yeux fous des Emperor’s Children se tenait au-dessus de lui, l’épée soudain levée par-dessus sa tête, comme pour l’exécuter.

— Les faits ? gronda Fulgrim. Qu’est-ce qu’un pauvre scribe tel que vous connaît des réalités de la guerre ? La guerre est dure, et elle est cruelle. Horus le sait et il se bat en conséquence. Si des gens étaient assez stupides pour se mettre sur le chemin de cette réalité, ils ne peuvent s’en prendre qu’à leur stupidité.

Ormond Braxton avait déjà constaté de flagrants exemples d’égotisme tandis qu’il servait l’administration civile de Terra, mais jamais il n’avait été confronté à une telle arrogance, ni à un tel mépris glacial des vies humaines.

— Monseigneur, s’étrangla-t-il. Des gens sont morts, tués par des Astartes. De tels actes ne resteront pas impunis. Les responsables seront appelés à rendre des comptes, ou les idéaux de la Grande Croisade ne représenteront plus rien.

Fulgrim abaissa son épée, en ne paraissant remarquer son geste de violence qu’à cet instant précis. Il secoua la tête et sourit, sa colère éphémère ayant disparu en l’espace d’une seconde.

— Bien entendu, mon cher Braxton, c’est vous qui avez raison. Je vous présente mes excuses pour ce comportement incivil et je vous implore de me pardonner. Je souffre encore beaucoup des blessures que j’ai reçues en affrontant une monstruosité extraterrestre lors de notre précédente campagne, ce qui a pour effet de fragiliser mon humeur.

— Vous n’avez pas à me présenter d’excuses, monseigneur, dit lentement Braxton. Je comprends quel lien de fraternité vous unit au Maître de Guerre. C’est pour cette raison précise que j’ai été envoyé vers vous. Le Conseil de Terra vous demande de voyager vers Aureus et d’y rencontrer le Maître de Guerre pour vous assurer qu’il adhère bien aux principes de la Grande Croisade.

Fulgrim produisit un petit bruit de dérision, et se détourna de lui.

— Ainsi, nous devrons dorénavant nous battre en étant surveillés en permanence ? Vous ne nous faites plus confiance pour livrer nos guerres ? Vous, les civils, vous réclamiez des conquêtes sans vous préoccuper de savoir comment elles s’obtenaient. La guerre est affaire de brutalité, et plus elle est brutale, plus elle s’achève vite, mais ça ne vous convient pas encore. À vos yeux, les guerres devraient être livrées selon un ensemble de règles imparfaites, imposées par ceux qui n’ont jamais vu personne tirer sous le coup de la colère, ou qui n’ont jamais risqué leur vie au côté de leurs frères. Sachez-le, Braxton, toutes les règles que nous imposent des civils comme vous signifient que mes guerriers seront plus nombreux à mourir !

Braxton fut choqué par l’amertume que ressentait Fulgrim, mais dissimula sa surprise.

— Quelle réponse dois-je faire au Conseil de Terra, monseigneur ?

À nouveau la colère de Fulgrim sembla céder place à la raison, et le primarque rit sans une once d’humour.

— Faites-lui savoir, maître Braxton, que j’emmène mes guerriers rejoindre la 63e expédition, que je vais examiner la façon dont mon frère fait la guerre, et que je ne manquerai pas de tout vous rapporter à ce sujet.

Le ton de Fulgrim était lourdement empreint de sarcasme, mais Braxton se contenta de s’incliner.

— Dans ce cas, monseigneur, si vous me permettez ?

Fulgrim lui donna congé d’un geste dédaigneux.

— Oui, partez. Retournez auprès des courtisans et des greffiers, dites-leur que le seigneur Fulgrim fera ce qu’ils ordonnent.

Braxton s’inclina une fois de plus et recula devant le primarque à peine vêtu. Quand il eut reculé d’une distance suffisante, il se retourna pour aller franchir les portes d’or qui le ramèneraient vers la normalité.

Derrière lui, des voix étaient en train de débattre, et il risqua un regard par-dessus son épaule pour tenter d’identifier avec qui Fulgrim parlait. Un frisson lui parcourut la colonne quand il s’aperçut que Fulgrim était toujours seul.

Il s’adressait à ce portrait répugnant.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? demanda une voix derrière elle, et elle se figea sur place. Serena serra le couteau contre sa poitrine tout en cherchant à reconnaître celui qui l’interrogeait. Son esprit enfiévré s’imagina d’abord qu’il s’agissait d’Ostian, revenu pour la sauver, mais quand la question lui fut répétée, elle cligna des yeux et laissa tomber le couteau. Celui qui était entré était ce guerrier Astartes, Lucius.

Elle respirait lourdement, et son cœur palpitait, alors que ses yeux étaient baissés vers le cadavre étendu non loin du portrait de l’épéiste en cours de réalisation. Elle ne se souvenait plus du nom du mort, une ironie qu’elle trouvait amusante, elle dont le métier était d’aider les générations futures à se souvenir de la croisade. Mais elle croyait se rappeler qu’il avait été un compositeur de talent. Il était à présent devenu de la matière première, et son sang se répandait avec enthousiasme autour de sa gorge ouverte.

Les effluves métalliques de ce sang lui emplissaient les narines quand elle sentit une main l’attraper par l’épaule et la retourner. Elle leva les yeux vers Lucius. Un coup reçu au cours de quelque combat avait brisé l’arête de son nez et saboté à jamais la grâce de ses traits aux airs enfantins. Elle leva une main pour lui toucher le visage, et il suivit des yeux ces doigts ensanglantés qui caressèrent le tracé de sa mâchoire.

— Que s’est-il passé ici ? demanda Lucius en désignant le corps de la tête. Cet homme est mort.

— Oui, dit Serena en s’affaissant à genoux. Je l’ai tué.

— Pourquoi ? demanda Lucius. Même dans son état de fugue mentale, Serena décela chez lui un intérêt au-delà de celui qu’aurait normalement dû susciter une telle découverte. Ce qu’il lui restait d’esprit rationnel comprit la précarité de sa situation. Elle se couvrit le visage de ses mains et partit dans un sanglot incontrôlable, en espérant que ses larmes déclencheraient la réaction masculine instinctive de vouloir la consoler.

Lucius la laissa pleurer, et elle cria :

— Il a essayé de me violer !

— Quoi ? demanda Lucius, stupéfait.

— Il a essayé d’abuser de moi, et je l’ai tué… Je… J’ai lutté, mais il était trop fort pour moi. Il… Il m’a frappée, j’ai voulu attraper la première chose qui pouvait me servir d’arme… Je suppose que j’ai ramassé mon couteau de peinture et…

— Et vous l’avez tué, termina Lucius.

Serena regarda au travers de ses larmes. Le ton de Lucius ne la condamnait pas.

— Oui, je l’ai tué.

— Ce porc a eu ce qu’il méritait, dit Lucius en l’aidant à se relever. Il a essayé de vous violer, et vous vous êtes défendue.

Serena acquiesça. La jubilation de mentir à ce guerrier qui aurait pu lui briser le cou entre deux doigts lui parcourait le corps par vagues de plaisir.

— Je l’ai rencontré à la Fenice, et il m’a dit qu’il voulait voir mes œuvres, continua-t-elle, bien qu’elle fût déjà certaine que Lucius ne la ferait pas mettre aux arrêts. C’était stupide de ma part, je sais, mais il m’avait donné l’impression d’être véritablement intéressé. Quand nous sommes arrivés à mon atelier…

— Il s’en est pris à vous.

— Oui, acquiesça Serena. Et voilà qu’il est mort. Oh, Lucius, mais qu’est-ce que je vais faire ?

— Ne vous inquiétez pas. Il n’est pas nécessaire que cela s’ébruite. Je vais m’arranger pour que des serviteurs fassent disparaître son corps et nous pourrons oublier toute cette affaire.

De gratitude, Serena se jeta contre Lucius, et se laissa aller à pleurer de nouveau, en n’ayant que mépris pour ce guerrier convaincu qu’un tel traumatisme, eut-il été réel, pouvait s’oublier si facilement.

Elle s’écarta de son plastron et se pencha pour ramasser son couteau. La lame était encore humide. Le reflet de la lumière sur l’acier froid avait quelque chose d’invitant. Sans y penser consciemment, elle leva la main et se passa le tranchant sur la joue, traçant une fine ligne écarlate sur sa peau pâle.

Lucius, impassible, la regarda faire.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? lui demanda-t-il.

— Pour ne pas oublier ce qu’il s’est passé, dit-elle en lui tendant le couteau, et elle releva ses manches pour lui montrer les nombreuses cicatrices récentes dont ses bras étaient couverts. La douleur est ma façon de me souvenir de tout ce qu’il m’arrive. En m’accrochant à ma douleur, je m’évite d’oublier.

Lucius acquiesça, et leva la main pour passer lentement le bout de ses doigts sur l’arête tordue de son nez. Serena percevait son orgueil froissé à l’idée que ses traits parfaits fussent ainsi défigurés. Une étrange sensation la gagna, comme si les mots qu’elle prononçait avaient davantage de pouvoir que leur seule signification, une influence au-delà de la compréhension. Elle sentit ce pouvoir se diffuser en elle, et dans l’air, emplissant de potentialités inconnues l’espace qui les séparait.

— Qu’est-il arrivé à votre visage ? demanda Serena, qui ne voulait pas perdre cette sensation remarquable.

— Un fils de chienne du nom de Loken me l’a cassé quand il a triché au cours d’un combat à la loyale.

— Il vous a blessé, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, et le son mielleux de ses mots parvint aux oreilles de Lucius. Pas seulement physiquement, je veux dire ?

— Oui, dit Lucius d’une voix creuse. Il a détruit ma perfection.

— Vous voudriez lui faire mal, n’est-ce pas ?

— Je le tuerai bientôt, se jura Lucius.

Serena sourit, tendit les mains et les posa sur les siennes.

— J’en suis sûre.

Il serrait le couteau dans ses doigts, et elle l’aida à lever sans résistance la main vers son visage.

— Allez-y, l’incita-t-elle en hochant la tête. Votre visage a déjà perdu sa perfection pour toujours. Faites-le.

Il lui rendit son signe de tête, et d’un geste sec du poignet, entailla profondément la peau de sa joue sans défaut. La douleur le crispa, mais il porta le couteau dégoulinant à son autre joue pour y tracer une ligne identique.

— Maintenant, vous ne pourrez plus jamais oublier ce Loken, dit-elle.

Fulgrim parcourait l’espace confiné de ses quartiers, marchait de pièce en pièce en ruminant les paroles de l’émissaire Braxton. Il s’était efforcé de cacher son malaise à l’énoncé des nouvelles qui lui étaient amenées, mais soupçonnait l’autre d’avoir vu clair derrière son indifférence de façade. De son épée d’argent, il frappa l’air, que le tranchant fendit dans un bruit d’étoffe déchirée.

Malgré tous ses efforts pour les oublier, les mots du prophète eldar ne cessaient de revenir le hanter, et bien qu’il eût essayé d’expurger ces mensonges de sa tête, ceux-ci refusaient de le laisser en paix. La volonté du Conseil de Terra de l’envoyer enquêter sur la conduite d’Angron et d’Horus ne faisait qu’accroître ses craintes que le grand prophète eût pu dire vrai.

— C’est impossible ! cria-t-il. Jamais Horus ne trahirait l’Empereur !

En es-tu vraiment sûr ? lui demanda la voix, et Fulgrim fut pris du même sursaut trouble qu’à chaque fois.

Il ne lui était plus possible de se faire croire que cette voix n’était que celle de sa conscience. Depuis que le portrait lui avait été livré à ses appartements, le conseiller qui lui parlait dans sa tête s’était transféré par un moyen qu’il ignorait à l’intérieur des épaisses couches de la toile, dont il modifiait l’image pour l’adapter à ses propos.

Fulgrim s’étonnait d’avoir pu accepter ce développement extraordinaire aussi simplement, mais chaque fois que cette notion hideuse lui venait à l’esprit, un sentiment d’attrait et de joie faisait fondre toutes ses inquiétudes comme neige au soleil.

Il se tourna lentement vers le magnifique portrait que Serena d’Angelus avait peint pour lui. Sa splendeur n’était égalée que par l’étonnement de Fulgrim devant ce que ce tableau était devenu en quelques jours de présence dans ses quartiers.

Fulgrim traversa le désordre du salon et scruta sur le tableau la représentation de son propre visage. Le géant en armure violette le regardait en retour. Ses traits raffinés étaient le reflet des siens ; ses yeux pétillaient comme au souvenir d’une vieille plaisanterie. Les lèvres étaient retroussées par le sourire de l’hypocrite, et les sourcils froncés, méditant quelque stratagème d’une grande habileté.

Alors qu’il s’observait, la bouche se tordit en entraînant la peinture et forma de nouveaux mots.

Et si le xenos avait dit la vérité ? Si Horus s’était bel et bien détourné de l’Empereur, de quel côté te placerais-tu ?

Fulgrim sentit une transpiration moite recouvrir sa peau nue, révulsé par l’horreur de ce tableau, mais inexorablement attiré vers lui pour entendre à nouveau ses paroles qui possédaient comme le charme soyeux d’un chant de sirène. Pour autant qu’il aurait aimé passer sa lame en travers du tableau, il ne pouvait supporter de se l’imaginer détruit.

Il est le plus méritant d’entre vous tous, dit le portrait, dont la bouche se tordait sous l’effort de lui parler. Si Horus devait se détourner de l’Empereur, auprès de qui te dresserais-tu ?

— Cette question n’a pas lieu d’être, statua sèchement Fulgrim. La situation ne se présentera jamais.

Crois-tu ? s’amusa le tableau. En cette heure même, Horus sème les graines de sa rébellion.

La mâchoire de Fulgrim se serra et il pointa son épée vers l’image de lui-même.

— Je refuse de te croire ! cria-t-il. Tu ne peux pas savoir ces choses.

Et pourtant.

— Comment est-ce possible ? l’implora Fulgrim. Tu n’es pas moi, tu ne peux pas être moi.

Non, reconnut son jumeau, je ne suis pas toi. Appelle-moi… L’esprit de perfection qui te guidera durant les jours à venir.

— Horus cherche à aller affronter l’Empereur ? demanda Fulgrim, presque incapable de prononcer ces mots tant leur sens était abject.

Il ne le cherche pas, mais il n’aura pas d’autre choix. L’Empereur a prévu de tous vous abandonner, Fulgrim. L’excellence de l’Empereur n’est qu’une mascarade ! Il s’est servi de vous tous pour conquérir la galaxie à sa place, et il cherche à présent à se hisser au rang d’une divinité, porté par le sang que vous avez versé.

— Non ! s’écria Fulgrim. Je refuse de le croire. L’Empereur représente l’intelligence humaine ayant surmonté toutes les erreurs et les imperfections, pour intégrer toutes les vérités.

Ce que tu crois n’a pas d’importance. Tout cela est déjà en train d’arriver. Les grands desseins sont nécessairement obscurs aux yeux des faibles. Si Horus peut s’en rendre compte, comment se fait-il que toi, le plus parfait des primarques, tu n’y parviennes pas ?

— Parce que tu mens ! beugla Fulgrim, en écrasant son poing contre l’un des piliers de marbre vert qui soutenaient la voûte du salon. Des éclats de roche pulvérisée jaillirent de la colonne, qui s’effondra en une pile de pierre fracassée.

Tu perds ton temps à vouloir le nier, Fulgrim. Tu es déjà engagé sur la route qui te fera rejoindre ton frère.

— Je soutiendrai Horus en toutes circonstances, s’étrangla Fulgrim, mais s’il se tourne contre l’Empereur… Il aura dépassé les limites !

On ne sait jamais où sont les limites avant de les avoir franchies. Je te connais, Fulgrim, et je sais quels désirs interdits tu retiens enchaînés dans les replis les plus enfouis de ton âme. Mieux vaut l’assassiner au berceau que de conserver en soi un désir inassouvi.

— Non, dit Fulgrim, en levant ses mains à ses tempes. Je ne t’écoute pas.

Expose-toi à ta plus grande peur, Fulgrim. Après cela, la peur n’aura plus d’emprise sur toi, et ta peur d’être libre se flétrira elle aussi. Tu seras libre.

— Libre ? La trahison ne rend pas libre. Elle nous conduira à la damnation.

Non ! Tu auras la liberté totale d’explorer tout ce qui est et tout ce qui sera ! Horus a vu au-delà du voile de cette prison charnelle que tu appelles la vie, et il a appris la vérité sur votre existence. Il connaît désormais les secrets des Anciens, et lui seul peut t’aider à atteindre la perfection.

— La perfection ? murmura Fulgrim.

Oui, la perfection. L’Empereur est imparfait, car s’il était parfait, de telles événements ne pourraient pas se produire. La perfection est une mort lente. Seul le changement est constant, le signal d’une renaissance, il est l’œuf du phénix duquel tu te relèveras ! Demande-toi ceci : de quoi as-tu peur ?

Fulgrim regarda dans les yeux du portrait, des yeux qui auraient été les siens sans ce savoir inquiétant qu’ils possédaient. Avec une limpidité née d’une parfaite compréhension de soi, Fulgrim sut quelle était la réponse à la question que son reflet lui avait posée.

— J’ai peur de l’échec, dit-il.

Les éclairages froids de l’apothecarion, durs et hostiles, fixaient Marius qui attendait allongé sur la table chirurgicale. Ses membres étaient immobiles, maintenus par des entraves d’acier luisant et contraints par les inhibiteurs chimiques. Le sentiment de vulnérabilité lui était pénible, mais il s’était juré d’obéir, quels qu’ils fussent, aux ordres de son primarque, et Eidolon lui avait assuré que c’était là ce que le seigneur Fulgrim désirait.

— Êtes-vous prêt ? lui demanda Fabius, les membres argentés de son chirurgeon déployés autour de lui telles les pattes d’une grande araignée.

Marius essaya de hocher la tête, mais les muscles de son cou ne lui obéissaient plus.

— Je suis prêt, parvint-il à prononcer avec énormément de difficulté.

— Excellent, dit Fabius. Ses yeux sombres et pénétrants étaient posés sur Marius et examinaient sa chair, comme un boucher aurait examiné un morceau de choix, ou un sculpteur un bloc de pierre virginal.

— Le seigneur commandeur Eidolon a dit que vous me rendriez plus fort qu’avant.

— Et c’est ce que je vais faire, mon capitaine, sourit Fabius. Vous n’imaginez pas ce que je suis capable d’obtenir.