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Voir au-dedans / Récital / Laeran
« Le danger pour la plupart d’entre nous, » disait Ostian Delafour en ces rares occasions où on le poussait à parler de son don, « n’est pas de viser trop haut et de rater notre but, mais de viser un objectif trop bas et de l’atteindre. » Il souriait alors modestement, et tentait de se ramener à l’arrière-plan de la conversation. L’adulation braquée sur lui le mettait mal à l’aise.
Il n’y avait qu’ici, dans son atelier en désordre, entouré de ses burins dispersés, de ses marteaux et de ses râpes, qu’il se sentait dans son élément, en s’affairant à dégrossir la pierre pour créer des merveilles. Il approcha du bloc qui trônait au centre de la pièce, passa la main parmi les boucles serrées de cheveux courts qui couronnaient son front haut, et recula pour prendre la mesure de sa prochaine session de travail.
La colonne de marbre était un pavé blanc haut de quelque quatre mètres, dont aucun des côtés luisants n’avait encore été attaqué au ciseau. Ostian en fit le tour, laissant courir ses mains argentées sur la surface lisse, en cherchant à ressentir la forme qu’elle renfermait, et l’endroit où il porterait son premier coup dans la pierre. Cela faisait une semaine que des serviteurs avaient remonté ce bloc des baies de chargement du Pride of the Emperor, mais il n’avait pas encore achevé de visualiser comment il allait en extraire son chef-d’œuvre.
Le marbre était arrivé à bord du vaisseau-amiral des Emperor’s Children depuis les carrières de Proconnèse, sur la péninsule anatolienne, là d’où était provenue une bonne partie de la pierre employée dans la construction du palais de l’Empereur. Ce bloc avait été détaché à la main du mont Ararat, un pic accidenté et inaccessible, mais réputé pour la richesse de ses gisements de marbre blanc. Sa valeur était incalculable, et seule l’influence du primarque des Emperor’s Children avait permis qu’il fût livré à la 28e expédition.
Ostian savait que d’autres le qualifiaient de génie. Pour lui, ses mains n’étaient que le moyen de libérer ce qui vivait déjà à l’intérieur du marbre. Son talent, que sa modestie lui interdisait d’appeler du génie, consistait à discerner ce que serait le résultat final avant même de poser la première subbia contre la pierre. Le marbre encore vierge pouvait contenir en lui chacune des pensées de l’artiste.
Ostian Delafour était un homme au visage mince et intègre, et dont les longues mains fines, couvertes d’un métal qui brillait comme le mercure, n’avaient de cesse de jouer avec ce qui passait à portée d’elles, comme si ses doigts avaient possédé une vie au-delà de ce qu’il leur dictait. Un long sarrau blanc recouvrait sa chemise crème et son costume de soie noire élégamment coupé, dont la nature formelle contrastait avec l’atelier mal rangé où il passait le plus clair de son temps.
— Je suis prêt, murmura-t-il.
— J’espère bien, dit derrière lui une voix de femme. Bequa va piquer une crise si nous arrivons en retard à son récital ; tu sais dans quels états elle arrive à se mettre.
Ostian sourit.
— Non, je voulais dire que je me sentais prêt à commencer.
Il se retourna en défaisant les nœuds qui retenaient sa blouse et la fit passer au-dessus de sa tête, tandis que Serena parcourait son étude comme l’une des matriarches terribles que Coraline Aseneca interprétait si bien. De petits bruits manifestèrent sa désapprobation devant les échelles, les armatures et les outils épars. Ostian savait l’atelier de Serena aussi net que le sien était désordonné. Les peintures s’y trouvaient d’un côté, triées par couleur et par ton ; de l’autre ses pinceaux et couteaux, propres comme au jour où elle en avait fait l’acquisition.
Petite, dotée du genre d’attraits qui lui faisaient se demander pourquoi les hommes la trouvaient désirable, Serena d’Angelus était peut-être la plus grande peintre de l’ordre des commémorateurs. Certains lui préféraient le paysagiste Kelan Roget, qui voyageait avec la 12e expédition de Roboute Guilliman, mais pour Ostian, le talent de Serena lui était bien supérieur.
Même si elle-même ne le pense pas, se dit-il, en jetant un coup d’œil aux longues manches de sa robe.
Pour le récital de Bequa Kynska, Serena s’était choisi une tenue en soie d’un bleu céruléen, portée sur un corset de fil d’or extraordinairement serré qui prononçait le galbe de sa poitrine. Comme toujours, ses cheveux tombaient librement jusqu’à sa taille en longues tresses d’un noir de jais, encadrant à la perfection son visage ovale et ses yeux en amande.
— Tu es somptueuse, lui dit-il.
— Merci, répondit Serena, qui se tenait devant lui, jouant avec son collier. Toi, en revanche, tu donnes l’impression d’avoir dormi dans ces vêtements.
— Ils sont très bien, protesta Ostian alors qu’elle lui retirait sa cravate pour la renouer avec soin.
— « Très bien », ça ne va pas suffire, très cher, et tu le sais, dit Serena. Bequa va vouloir se pavaner une fois que son maudit récital sera terminé, et je refuse de l’entendre dire que nous autres, les artistes, nous lui faisons honte avec notre allure de bohémiens débraillés.
Ostian sourit.
— C’est vrai qu’elle n’a pas les arts concrets en très haute estime.
— La faute à sa jeunesse dorée dans les ruches d’Europa, dit Serena. Est-ce que je t’ai bien entendu dire que tu étais prêt à sculpter ?
— Oui, ça y est, lui confirma Ostian. Je vois ce qu’il y a à l’intérieur. Je n’ai plus qu’à le libérer.
— Je suis sûre que le seigneur Fulgrim sera heureux de l’entendre, dit Serena. J’ai cru comprendre qu’il a dû s’adresser directement à l’Empereur pour que cette pierre soit amenée depuis Terra.
— Bon. Je n’ai pas de raisons de m’angoisser, dans ce cas… dit Ostian alors que Serena se détournait de lui, satisfaite qu’il fût aussi présentable que cela était possible.
— Tout ira bien, très cher. Toi et tes mains, vous allez bientôt faire chanter ce marbre.
— Et toi ? demanda Ostian. Comment t’en sors-tu avec ton portrait ?
Elle soupira.
— Ça y est presque, mais à la cadence où vont les combats, il devient rare que le seigneur Fulgrim pose pour moi.
Ostian la regarda se gratter les bras inconsciemment tandis qu’elle continuait.
— Chaque jour qui passe sans qu’il soit fini, je lui trouve de nouveaux défauts et je le déteste de plus en plus. Je crois que je vais tout recommencer.
— Non, dit Ostian en lui écartant les ongles de ses bras. Tu exagères. Il est très bien, et une fois que les laers auront été vaincus, je suis sûr que le seigneur Fulgrim viendra poser autant que tu en auras besoin.
Ostian lut le mensonge qu’il y avait derrière son sourire. Il aurait aimé pouvoir lever cette mélancolie qui lui pesait sur l’âme, et défaire le mal qu’elle se faisait à elle-même. Au lieu de quoi il lui dit :
— Viens. Nous ne devrions pas la faire attendre.
Ostian devait admettre que Bequa Kynska, ancien enfant prodige des ruches d’Europa, était devenue une femme somptueuse. Ses cheveux bleus avaient la couleur du ciel par un jour clair. Une bonne naissance et une chirurgie discrète avaient sculpté ses traits, et de l’avis d’Ostian, les cosmétiques qu’elle portait en surabondance ne faisaient que porter atteinte à sa beauté naturelle. Sous ses cheveux, il parvenait à apercevoir ses implants acoustiques et un certain nombre de câbles fins qui partaient de son crâne.
Bequa avait été éduquée dans les plus hautes académies de Terra, et formée au Conservatoire de musique, bien qu’en vérité, le temps passé dans cette dernière institution eût largement été perdu, puisque les tuteurs n’avaient presque rien eu à lui apprendre qu’elle ne sût déjà. Ses opéras, ses harmonies étaient écoutés en long et en large de la galaxie, et sa capacité à créer une musique qui secouait les plafonds par son énergie et vous emportait l’âme n’avait pas d’égale.
Ostian l’avait déjà rencontrée deux fois à bord du Pride of the Emperor, et deux fois, il avait été révulsé par son ego intolérable et par sa très haute opinion d’elle-même. Mais pour une quelconque raison, Bequa avait l’air de l’adorer.
Vêtue de plusieurs épaisseurs d’étoffe de la couleur de ses cheveux, Bequa était assise seule, sur une scène surélevée à l’extrémité du hall de récital, tête baissée, devant un clavecin multi-harmonique relié à plusieurs projecteurs de son disposés le long de la salle à intervalles réguliers.
Le hall en lui-même était une vaste chambre lambrissée de bois sombre, aux colonnes de porphyre éclairées par les lumiglobes tamisés qui flottaient sur leurs suspenseurs gravitiques. Des vitraux représentant les Astartes aux armures violettes des Emperor’s Children couraient sur la longueur d’un des murs. Face à eux s’étendait une rangée de bustes de marbre dont on prétendait qu’ils avaient été sculptés par le primarque lui-même.
Ostian prit mentalement note de revenir les examiner.
Il devait y avoir là un millier de spectateurs, certains dans les robes beiges officielles des commémorateurs, d’autres dans les robes noires et sobres que portaient les adeptes de Terra. D’autres encore portaient des vestes de brocart à la coupe classique, des pantalons à rayures et de hautes bottes noires, ce qui les désignait comme des membres de la noblesse impériale, dont beaucoup s’étaient joints à la 28e expédition dans le but spécifique d’entendre Bequa jouer.
Parmi l’assistance se trouvaient aussi des hommes de l’Armée Impériale : des officiers supérieurs coiffés de casques à plumier, des lanciers de cavalerie arborant des plastrons dorés, et des maîtres de discipline en grands manteaux rouges. Une profusion de différentes couleurs d’uniformes circulaient dans le hall. Le cliquetis des sabres et des éperons résonnait sur le parquet de bois poli.
Ostian était surpris du nombre de militaires qu’il voyait.
— Comment autant d’officiers peuvent-ils trouver le temps d’assister à ce genre d’événement ? Ne sommes-nous pas en guerre contre une espèce extraterrestre ?
— Il y a toujours du temps à consacrer à l’art, mon cher Ostian, dit Serena, en récupérant deux flûtes de cristal remplies d’un vin pétillant auprès d’un des pages en livrée qui parcouraient calmement l’assemblée. La guerre est peut-être une maîtresse cruelle, mais elle ne peut rien contre Bequa Kynska.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi il a fallu que je vienne, dit Ostian en prenant une gorgée de son vin, dont il apprécia la fraîcheur désaltérante.
— Parce qu’elle t’a invité, et une telle invitation ne se refuse pas.
— Mais je ne l’apprécie même pas, protesta-t-il. Pourquoi se donne-t-elle la peine de m’inviter ?
— Parce qu’elle te trouve à son goût, imbécile, dit Serena, en lui donnant un coup de coude malicieux dans les côtes. Si tu vois ce que je veux dire. Ostian soupira.
— Ça me dépasse. Je lui ai à peine parlé. Non qu’elle m’ait laissé placer un mot, d’ailleurs.
— Tu as envie d’être là, crois-moi, dit Serena en lui posant une main délicate sur le bras.
— Vraiment ? Éclaire-moi un peu.
— Tu ne l’as encore jamais entendue jouer, n’est-ce pas ?
— J’ai entendu ses phonographes.
— Mais mon pauvre ami, dit Serena en faisant mine de se pâmer théâtralement, celui qui n’a pas entendu Bequa Kynska de ses propres oreilles n’a rien entendu ! J’espère que tu as prévu beaucoup de mouchoirs pour essuyer tes pleurs ; ou faute de mouchoirs, prends un sédatif, car tu vas être exalté à la limite de la déraison.
— Bien, dit Ostian, en regrettant déjà de ne pas être resté avec le marbre dans son atelier. Je vais rester.
— Fais-moi confiance, gloussa Serena, tu ne seras pas déçu.
Le brouhaha des conversations commença à s’atténuer ; Serena lui attrapa le bras et posa l’index sur ses lèvres. En cherchant du regard la source de ce silence, il vit qu’une immense silhouette en robes blanches et aux longs cheveux blonds venait de pénétrer dans la salle du récital.
— Un Astartes… murmura-t-il. Je ne pensais pas qu’ils étaient aussi gigantesques.
— Le premier capitaine Julius Kaesoron, lui répondit-elle, et Ostian perçut le ton satisfait de sa voix.
— Tu le connais ?
— Oui, il m’a demandé de faire son portrait, annonça Serena d’un air rayonnant. Il paraît que c’est un grand amateur d’art. Un personnage charmant, et il a promis de me tenir informée des opportunités qui pourraient se présenter.
— Des opportunités ? répéta Ostian. Quel genre d’opportunités ?
Serena ne répondit pas : un chuchotement tomba sur l’assemblée de privilégiés alors que la lumière des globes s’atténuait davantage. Ostian regarda vers la scène, où Bequa plaça ses mains au-dessus des touches du clavecin. Une sensation soudaine, énergique et romanesque le submergea quand les projecteurs de son reproduirent avec précision l’intensité de l’ouverture.
Alors le concert débuta, et l’aversion qu’Ostian ressentait pour Bequa fut balayée lorsque le bruit d’un orage prit forme dans sa musique. Il entendit d’abord tomber les gouttes de pluie, puis le vent symphonique prit de l’ampleur, et ce fut soudain le déluge, les trombes d’eau, le vent violent et la pulsation du tonnerre. Il leva la tête en s’attendant presque à trouver des nuages noirs.
Des notes de trombone, un piccolo aigu et des timbales tonitruantes enflèrent et dansèrent dans l’air tandis que la musique devenait plus emportée, se transformant en une symphonie passionnée, racontant son histoire épique au travers des notes dont Ostian s’apercevrait plus tard qu’il n’avait rien retenu de leur substance.
Des solistes vocaux se combinèrent à l’orchestre, bien qu’il ne vît trace ni des uns ni de l’autre. La musique emportée appelait à la paix, à la joie, et à la fraternité des hommes.
Ostian sentit les larmes se répandre sur ses joues, cependant que son âme s’envolait, puis plongeait dans le désespoir, avant d’être portée vers un paroxysme majestueux et exultant de puissance musicale.
Il se tourna vers Serena, et la voyant tout aussi émue, ressentit l’envie de l’attirer à lui pour partager l’expression de leurs sentiments. Ostian reporta son regard vers la scène, où Bequa vacillait comme une aliénée, ses cheveux saphir flottant autour de son visage, ses mains virevoltant comme des derviches sur le clavier.
Du mouvement attira le regard du sculpteur vers l’avant du public en transe, où un noble à plastron d’argent et en veste à haut col bleu marine se pencha sur sa compagne pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.
La musique cessa instantanément dans un écrasement de touches. Ostian s’exclama en entendant le concerto s’interrompre. L’absence de musique laissa dans son cœur un vide douloureux, et il ressentit une haine irraisonnée pour ce noble qui en avait causé la fin prématurée.
Bequa se releva de son instrument, la poitrine soulevée par l’essoufflement, et une expression de fureur plaquée sur le visage. Elle lança au noble un regard foudroyant.
— Je ne joue pas pour des malappris pareils !
L’homme se leva d’un bond de son siège, les traits cramoisis.
— Vous m’insultez. Je suis Paljor Dorji, sixième marquis du clan de Terrawatt et patricien de Terra. Et vous allez me témoigner un peu de respect !
Bequa cracha sur le sol parqueté.
— Vous êtes ce que vous êtes par un hasard de naissance. Pour ma part, j’ai créé moi-même ce que je suis. Il y a des milliers d’autres nobles sur Terra, mais il n’y a qu’une seule Bequa Kynska !
— Je vous ordonne de vous remettre à jouer ! cria Paljor Dorji. Avez-vous la moindre idée du nombre de relations dont j’ai dû user pour me faire assigner à cette expédition et pour pouvoir vous entendre ?
— Je ne sais pas et je m’en moque, lança Bequa d’un ton cassant. Un génie tel que le mien vaut toujours le prix qu’on peut y mettre. Doublez-le, triplez-le, et vous n’aurez même pas commencé à payer ce que vous avez entendu à sa juste valeur. Mais ça n’a pas d’importance, puisque je m’arrête pour ce soir.
Un chœur de protestations monta dans l’air alors que son audience la suppliait de reprendre. Ostian s’aperçut que sa voix s’était jointe aux autres. Il semblait toutefois que rien ne pût faire plier Bequa Kynska, jusqu’à ce qu’une voix puissante couvrît la clameur depuis la porte de la salle de récital.
— Maîtresse Kynska.
Toutes les têtes se tournèrent vers le son impérieux de cette voix, et Ostian sentit son pouls s’accélérer en constatant qui venait d’imposer le silence à l’assemblée : Fulgrim, le Phénicien.
Le primarque des Emperor’s Children était l’être le plus sublime sur lequel Ostian Delafour avait jamais posé les yeux. Son armure couleur d’améthyste était rutilante, comme tout juste sortie de l’armurerie ; ses bordures d’or resplendissaient comme le soleil, et des motifs gravés s’enroulaient en spirales exquises sur chacune de ses plaques. Une longue cape d’écailles émeraude lui pendait des épaules. Ses traits pâles étaient encadrés à la perfection par son haut gorgerin pourpre, et par la grande aile d’aigle ouverte qui se dressait de son épaulière gauche.
Ostian sentit le besoin de sculpter le visage de Fulgrim dans le marbre, dont la froideur serait parfaite pour capturer la luminosité de la peau du primarque, ses larges yeux amicaux, le soupçon de sourire accroché à ses lèvres, et le blanc luisant des cheveux qui lui tombaient sur les épaules.
Ostian et le reste de l’assistance s’agenouillèrent humblement, en admiration devant la majesté de Fulgrim et une perfection à laquelle ils ne parviendraient jamais à prétendre.
— Si vous refusez de jouer pour le marquis, consentiriez-vous à le faire pour moi ? demanda Fulgrim.
Bequa Kynska hocha la tête, et la musique reprit.
La bataille de l’atoll 19 serait plus tard décrite comme une escarmouche mineure en prélude à la Purge de Laeran, une note de bas de page comparée aux combats encore à venir. Mais à l’instant présent, Solomon Demeter et ses guerriers de la 2e compagnie des Emperor’s Children la trouvaient beaucoup plus intense qu’une simple escarmouche.
Des projectiles hurlants d’énergie verte fusaient dans la grande rue incurvée, faisant fondre des portions de murs, et dissolvant les armures chaque fois qu’elles frappaient l’un des Space Marines en marche. Tandis que les Astartes de Solomon remontaient l’artère serpentine pour rallier les escouades de Marius Vairosean, le crépitement des départs de feux et le souffle des missiles se mêlaient aux détonations sèches des bolters, et au hurlement des cornes sur les tours de corail cristallin.
Ces enroulements se dressaient au-dessus d’eux comme les conques noueuses de quelque grande créature des mers, percées de trous à bords ronds semblables à ceux d’instruments à vent. L’atoll entier était formé du même matériau léger et incroyablement résistant, mais le moyen par lequel ces structures flottaient au-dessus des vastes océans était un mystère que les adeptes du Mechanicum n’avaient pas encore résolu.
Des piaillements résonnaient depuis cette architecture xenos et perturbante, comme si ces tours elles-mêmes hurlaient. Le glissement métallique que produisaient les mouvements de ces extraterrestres semblait provenir de tout autour d’eux.
Il recula derrière une colonne sinueuse de corail veiné de rose, et enfonça un nouveau chargeur dans son bolter modifié, dont il avait lui-même fini à la main chaque surface et affiné chaque composant interne. Sa cadence de tir n’était que légèrement plus rapide que celle d’un bolter standard, mais jamais il ne s’était enrayé une seule fois. Solomon Demeter n’était pas du genre à laisser sa vie dépendre d’un objet qu’il n’eut pas perfectionné lui-même.
— Gaius ! cria-t-il à son second, Gaius Caphen. Où est passé l’escadron Tantaeron ?
Son lieutenant haussa les épaulières, et Solomon jura. Les laers avaient probablement intercepté la formation de Land Speeders qui faisait route vers eux. Ces xenos étaient malins, pensa-t-il, en se rappelant amèrement la disparition du groupe de contournement emmené par le capitaine Aeson, ce qui leur avait fait comprendre que les laers étaient parvenus à compromettre leur réseau de transmission. L’idée qu’une espèce extraterrestre eût la capacité de commettre une telle violation contre une légion de l’Astartes n’avait fait que pousser les guerriers de Fulgrim vers de nouveaux sommets de colère dans leur mission d’extermination.
Solomon Demeter était l’image même de l’Astartes, les cheveux noirs rasés très près de son crâne, la peau tannée par une vingtaine de soleils, et les traits tendus sur d’épaisses pommettes. Il avait abandonné le port de son casque pour empêcher les laers de déchiffrer ses ordres sur la fréquence vocale, et parce que si une de leurs armes le touchait à la tête, il mourrait, casque ou pas.
Sachant qu’ils ne pouvaient attendre aucune aide immédiate des unités aériennes, ils allaient devoir s’en sortir à la dure. Bien que de partir ainsi à l’assaut sans le soutien adéquat heurtât son sens de l’ordre et de la perfection, il ne pouvait nier qu’improviser les choses à mesure avait quelque chose d’exaltant. Certains commandants jugeaient inévitables qu’ils dussent parfois combattre sans l’aide des troupes qu’ils désiraient. Une telle pensée était inepte pour la plupart des Emperor’s Children.
— Gaius, nous allons devoir y aller seuls ! cria-t-il. Faites en sorte qu’il y ait suffisamment de tirs pour forcer ces xenos à s’abriter !
Caphen acquiesça, et par des gestes secs de la main, se mit à distribuer des ordres concis aux escouades réparties dans les décombres de ce qu’ils auraient pu, avec beaucoup de dérision, appeler leur zone d’atterrissage.
Derrière eux, la carcasse de l’oiseau d’assaut brûlait toujours à l’endroit où le missile extraterrestre lui avait arraché l’aile. Il relevait du miracle que leur pilote fût parvenu à garder l’appareil en l’air suffisamment longtemps pour leur permettre d’atteindre l’atoll flottant. Il préféra ne pas imaginer leur destin s’ils s’étaient abîmés dans le vaste océan planétaire : perdus à jamais parmi les ruines englouties de l’ancienne civilisation des laers.
Ces derniers les avaient attendus de pied ferme. À l’heure qu’il était, sept des frères étaient tombés pour ne plus jamais se relever. Solomon ignorait totalement comment s’en sortaient les autres unités d’assaut, mais s’imaginait qu’elles n’avaient pas moins souffert que la sienne. Il risqua un coup d’œil de derrière la colonne, dont toute la hauteur était étrangement distordue par des courbes et des dimensions subtilement faussées. Tout sur cet atoll heurtait sa sensibilité : cet excès criard de couleurs, de formes et de bruit qui offensaient les sens par leur seule profusion.
Il discernait une large place devant eux, sur laquelle un agrégat d’énergies ardentes était ceint d’un anneau de corail vif qui brillait d’une lueur éblouissante. Des dizaines de ces phares étranges étaient répandus sur les atolls, et d’après les adeptes du Mechanicum, c’étaient ces constructions étranges qui empêchaient les atolls de se décrocher du ciel.
En l’absence de toute masse terrestre majeure sur Laeran, s’emparer d’atolls intacts faisait partie intégrante de la campagne à venir. Ces îlots serviraient de têtes de ponts et de points d’étape pour tous les assauts suivants. Fulgrim avait lui-même déclaré que ces points d’énergie qui maintenaient les atolls en l’air devaient être capturés à tout prix.
Solomon apercevait des guerriers laers, glissant au pied de la colonne d’énergie de leurs mouvements sinueux et d’une célérité surhumaine. Le premier capitaine Kaesoron avait personnellement chargé la 2e compagnie de sécuriser cet objectif, et Solomon avait juré sur le feu qu’il ne faillirait pas.
— Gaius, emmenez vos hommes par la droite et progressez à couvert vers la place. Prenez garde, ils auront certainement positionné des guerriers pour vous arrêter. Envoyez Thelonius sur la gauche.
— Et vous ? lui renvoya Caphen en criant au milieu du vacarme. Par où allez-vous ?
Solomon sourit.
— À part le centre, que reste-t-il d’autre ? Je vais prendre le groupe de Charosian avec moi, mais avant, faites en sorte que Goldoara soit en position. Que personne ne bouge tant que nous n’aurons pas mis en place un tapis de tirs si intense qu’on pourrait marcher dessus.
— Mon capitaine, dit Caphen, sans vouloir vous sembler impertinent, êtes-vous certain de faire le bon choix ?
Solomon tira sur la glissière d’armement de son bolter.
— Vous vous inquiétez trop de faire le « bon » choix, Gaius. Il suffit seulement de faire un choix qui soit juste, de s’y tenir, et d’en accepter les conséquences.
— Si vous le dites.
— C’est exactement ce que je dis, cria Solomon. Nous n’allons pas pouvoir combattre dans les règles de l’art cette fois, mais par Chemos, nous allons y arriver ! Et maintenant, prévenez les autres !
Solomon attendit que ses instructions fussent relayées aux guerriers sous ses ordres, et ressentit un frisson d’excitation familier, comme chaque fois qu’il s’apprêtait à porter le combat chez l’ennemi. Il savait que Caphen désapprouvait son attitude cavalière, mais Solomon croyait fermement que ce n’était qu’en de telles circonstances éprouvantes que des combattants pouvaient s’améliorer, pour approcher ainsi de la perfection qu’incarnait leur primarque.
Le sergent Charosian approcha par-derrière, ses vétérans rassemblés autour de lui dans l’ombre d’un habitat laer.
— Êtes-vous prêt, sergent ? lui demanda Solomon.
— Tout à fait, mon capitaine, lui répondit-il.
— Dans ce cas, allons-y ! cria Solomon quand il entendit l’escouade Goldoara ouvrir le feu avec ses armes de soutien. L’aboiement des projectiles de gros calibre qui éclataient au bout de la route était le bruit qu’il avait attendu, et il sortit de derrière son pilier pour charger au centre de la rue vers la tour d’énergie crépitante.
Des décharges vertes et mortelles fusèrent aux environs, mais il devina à leurs trajectoires que les xenos ne pouvaient pas viser, le tir de suppression les empêchant de se montrer. Au bruit des fusillades qui lui parvint de part et d’autre de lui, il sut que Caphen et Thelonius étaient en train de combattre pour rejoindre la tour. Les vétérans Space Marines qui le suivaient tiraient en pleine course pour ajouter leur puissance de feu à la couverture que leur fournissait Goldoara.
Alors même qu’ils pensaient pouvoir atteindre la place sans encombre, les laers attaquèrent.
Rassemblés dans un seul système, les laers avaient été l’une des premières espèces rencontrées par les Emperor’s Children après qu’ils eurent pris congé des Luna Wolves et du grand triomphe d’Ullanor. Les vivats de ce jour mémorable résonnaient encore à leurs oreilles, et la vue de tant de primarques rassemblés demeurait un souvenir vivace dans les esprits des Emperor’s Children.
Comme l’avait dit Horus quand lui et Fulgrim s’étaient échangés leurs au revoir, c’était une fin et un commencement, car Horus était désormais le régent de l’Empereur, le Maître de Guerre de toutes les armées de l’Imperium. À présent que l’Empereur s’en était retourné sur Terra, des flottes entières, des milliards de guerriers et la puissance de détruire des mondes étaient à ses ordres.
Maître de Guerre…
Le titre était nouveau, spécifiquement créé pour Horus, et ses implications devaient encore trouver leur place dans l’esprit des primarques, lesquels se retrouvaient aux ordres d’un chef qui jusqu’alors était un des leurs.
Les Emperor’s Children avaient accueilli cette nomination avec enthousiasme, eux qui considéraient les guerriers des Luna Wolves comme leurs frères les plus proches. Un terrible incident survenu lors de la création des Emperor’s Children les avait presque tous détruits, mais Fulgrim et sa légion s’étaient relevés du désastre, tel le phénix, avec une force et une résolution plus grandes. C’était dans cette mésaventure que Fulgrim avait reçu le sobriquet affectueux de « Phénicien », et durant le temps qu’il avait fallu pour rebâtir sa légion, lui et ses quelques guerriers avaient combattu aux côtés des Luna Wolves pendant près d’un siècle.
Grâce aux recrues neuves arrivées de Terra et de Chemos, le monde d’adoption de Fulgrim, la légion avait de nouveau grandi, et sous la protection d’Horus, était devenue l’une des forces combattantes les plus redoutables de la galaxie.
Horus lui-même avait loué la légion de Fulgrim comme l’une des meilleures auprès desquelles il avait fait la guerre. Désormais, en ayant derrière eux des décennies de conflits, les Emperor’s Children possédaient l’effectif suffisant pour s’engager dans leurs propres croisades, pour tracer leur propre sillage dans la galaxie, et combattaient seuls pour la première fois depuis plus d’un siècle.
La légion avait hâte de faire ses preuves. Fulgrim se consacrait corps et âme à rattraper le temps perdu tandis que sa légion se relevait. Il lui tardait de repousser davantage les frontières de l’Imperium et de démontrer le courage et la valeur des siens.
Le premier contact avec les laers était advenu lorsque l’un des vaisseaux éclaireurs avancés de la 28e expédition avait découvert des traces de civilisation dans un amas binaire proche, et déterminé que cette culture possédait une certaine sophistication. Bien qu’initialement non hostile aux forces impériales, cette race extraterrestre avait violemment réagi quand l’un des groupes de reconnaissance de la 28e expédition avait été envoyée vers son monde natal. Une flotte de guerre réduite mais puissante avait attaqué les vaisseaux impériaux en approche de la planète centrale du système, et les avait tous détruits sans perdre un seul des siens.
Du peu d’informations récupérées avant l’anéantissement du groupe de reconnaissance, les adeptes du Mechanicum avaient découvert que ces xenos se désignaient comme les laers, et que leur technologie était capable d’égaler, voire bien souvent d’excéder celle de l’Imperium.
L’essentiel de leur société semblait vivre sur de nombreux atolls flottants de la taille d’une ville, qui écumaient les cieux de Laeran, un globe océanique portant tous les indices d’une planète submergée par la fonte de ses calottes glaciaires. Seuls les sommets de ce qui avait jadis été les plus hautes montagnes et structures dépassaient encore des mers majestueuses qui recouvraient toute la surface.
Puisque la soumission d’une race aussi avancée pouvait se révéler longue et coûteuse, les administrateurs du Conseil de Terra avaient émis la proposition que la société laer devînt un protectorat de l’Imperium.
Fulgrim avait rejeté d’emblée un tel principe, en leur faisant sa célèbre réponse :
« Seule l’Humanité est parfaite. Qu’une race extraterrestre compare ses propres idéaux et sa technologie à la nôtre est un blasphème sous sa pire forme. Non, les laers ne méritent rien de plus que l’annihilation. »
Et ainsi avait débuté la Purge de Laeran.