DIX-HUIT
Orbite basse / Excision / Des chemins séparés
Un éparpillement de métal tordu et de flammes recouvrait le pont d’envol de la station d’orbite basse DS191. Les orks avaient occupé la plate-forme de défense depuis assez longtemps pour que leur forme particulière de technologie commençât à y prendre racine. Des grandes idoles aux crocs de fer étaient assises au milieu de piles de débris, et des engins détruits qui ressemblaient à des avions chasseurs étaient éparpillés sur tout le pont.
Solomon se mit à l’abri de la tempête de tirs qui leur était adressée depuis la barricade grossière que les peaux-vertes avaient arrangée, « construite » étant un bien grand mot, à l’extrémité de la baie.
Des centaines de xenos rugissants s’étaient mis à tirer au jugé ou à agiter d’énormes hachoirs vers la trentaine de guerriers de la 2e compagnie quand leurs Thunderhawks s’étaient posés sur le pont. Dans le cadre de l’assaut donné par les Emperor’s Children, des missiles avaient percé des trous dans la coque de la station orbitale, avec l’intention de provoquer une décompression de la baie d’envol et de permettre aux Astartes de Solomon de procéder à un abordage sans encombre dans cette section supposée inoccupée.
Le plan s’était déroulé comme prévu, jusqu’à ce que la vague de débris aspirés vers le vide eût fini par combler ces trous. Par centaines, les peaux-vertes hurlants aux dents crochues avaient chargé depuis les épaves dispersées de leurs chasseurs-bombardiers, pour attaquer avec une férocité irréfléchie. Les rafales crépitantes traversaient la baie. Des roquettes finissaient leur vol en spirale au milieu des Astartes, et des grenades à poudre explosaient, jetées au milieu de l’avancée des Emperor’s Children.
— Ceux qui disent que les orks sont arriérés ne les ont manifestement jamais affrontés, cria Gaius Caphen, alors qu’une nouvelle explosion de flammes et de fumée graisseuse jaillissait non loin, en projetant en l’air des morceaux tordus de poutrelle.
Solomon ne pouvait que lui donner raison, lui qui avait combattu les peaux-vertes en de nombreuses occasions. Aucun système solaire de toute la galaxie ne semblait avoir échappé à l’infestation par cette vermine agressive.
— Des nouvelles de nos renforts ? demanda-t-il.
— Pas encore, lui retourna Caphen. La 1re et la 3e compagnies sont censées nous envoyer des escouades supplémentaires, mais toujours rien pour l’instant.
Solomon se baissa alors qu’une roquette patinait vers la pile de métal derrière laquelle il s’abritait. Le projectile ricocha contre elle dans un cognement assourdissant, et partit vers le haut, où il détonna dans une boule de flammes et de fumée. Des éclats surchauffés tombèrent en une grêle de shrapnel crépitant.
— Ne vous en faites pas ! cria Solomon. Julius et Marius ne vont pas nous laisser tomber.
Du moins ne valait-il mieux pas, songea-t-il amèrement, quand il eut envisagé la possibilité qu’ils pussent être submergés par l’ennemi. Une contre-charge inopinée des xenos, et lui et ses hommes se retrouveraient coincés dans la baie, à moins de parvenir à se frayer un chemin au milieu de tous ces ennemis beuglants. Solomon n’aurait pas même prêté d’attention à la question contre n’importe quel autre adversaire, mais les orks étaient des brutes monstrueuses dont la force se rapprochait de celle d’un Astartes, et leur système nerveux central était si peu évolué qu’il fallait leur infliger des dégâts conséquents pour les mettre à terre et hors d’état de combattre.
Les combattants peaux-vertes n’étaient pas les égaux des Astartes, à aucun point de vue, mais leur agressivité compensait amplement leurs lacunes, et ils avaient le nombre pour eux.
Le système de Callinedes était un groupement de planètes sous la menace des orks, et pour entamer la reconquête des mondes déjà tombées à leurs mains, les défenses orbitales devaient être récupérées les premières. Cette étape marquait l’ouverture de l’intervention impériale, qui verrait la réunion des Emperor’s Children et des Iron Hands quand le moment serait venu de prendre d’assaut les forteresses ennemies de Callinedes IV.
Solomon risqua un coup d’œil rapide par-dessus le rebord du métal fumant quand il entendit des hurlements sonores provenir de derrière les espars et les débris dont les orks se servaient comme couvert. Solomon ne connaissait rien de leur langage, et se demandait même si leur mode de communication aurait pu être qualifié de langage, mais la part de guerrier qui était en lui reconnut les intonations d’une harangue. Celui qui tenait lieu de commandant chez les peaux-vertes était clairement en train de préparer ses guerriers à une attaque. Des emblèmes tribaux, des hampes auxquelles étaient accrochés des glyphes et des trophées macabres oscillaient derrière les plaques rouillées. Solomon comprit qu’ils étaient sur le point de livrer le combat de leur vie.
— Dépêchez-vous… maugréa-t-il.
Sans le soutien de Julius ou Marius, il lui faudrait ordonner le repli vers les appareils et concéder sa défaite, une perspective que son éthique guerrière ne lui permettait pas de priser.
— Toujours aucune nouvelle ?
— Toujours pas, murmura Caphen. Ils ne viendront pas, pas vrai ?
— Ils viendront, promit Solomon. Les cris qui étaient scandés devant eux gagnèrent soudain en volume. De derrière leur couvert leur parvint un fracas de semelles de métal.
Gaius Caphen et Solomon partagèrent un instant de parfaite connivence, et se mirent debout, le bolter pointé.
— On dirait bien qu’ils nous foncent dessus ! plaisanta Caphen.
— C’était mon idée ! cria Solomon. 2e compagnie, feu à volonté !
Un torrent de bolts fila vers les peaux-vertes, dont la première ligne fut fauchée par les explosions en série des projectiles. Les détonations sèches se répercutèrent entre les cloisons de la baie alors que les Astartes enchaînaient les rafales contre la charge de l’ennemi, mais peu importait combien tombaient, leurs tirs paraissaient seulement plonger les survivants dans un plus grand état de frénésie.
Les xenos arrivaient en une vague de corps verts, de protections corrodées et de vieux cuir. Leurs yeux comme des charbons rougis brillaient d’une pensée bestiale, et ils poussaient leurs cris de guerre comme des bêtes sauvages, tiraient en pleine course avec leurs armes bruyantes, ou brandissaient d’énormes lames tronçonneuses aux moteurs crachotants. Certains arboraient des pièces d’armures, attachées par des sangles de cuir, ou simplement clouées sur leur peau épaisse, tandis que d’autres portaient des casques à grandes cornes, bordés de fourrures.
La charge était menée par un immense représentant de leur race, en exo-armure mécanique grinçante, sur laquelle les bolts éclataient sans l’endommager. Solomon s’aperçut que la brume d’énergie ondoyante d’un champ protecteur entourait le monstrueux chef adverse, bien qu’il le sidérât qu’une espèce aussi primitive parvînt à fabriquer et à entretenir ce genre d’appareillage.
Les bolters de la 2e compagnie semaient un carnage effrayant parmi les extraterrestres : des gerbes d’un sang rouge et puant jaillissaient de cratères percés dans la chair verte, et des membres arrachés volaient au milieu d’explosions de viscères.
— Sortez vos épées ! hurla Solomon en constatant que le traitement qu’ils infligeaient à la charge ne suffirait pas.
Il mit son bolter de côté pour se saisir de son épée et de son pistolet au moment où le premier guerrier ork se précipitait au milieu des morceaux de poutrelle, sans même se donner la peine de les contourner. Solomon s’écarta de la trajectoire d’un coup qui l’aurait fendu en deux, et dirigea son épée à deux mains vers le cou de son adversaire. Le tranchant s’y enfonça de la largeur d’une main, mais au lieu de tomber mort, le peau-verte rugit et le jeta sauvagement à terre.
Solomon roula de côté pour éviter le coup de talon qui lui aurait sans doute broyé le crâne et frappa de nouveau. Cette fois, la lame sectionna la cheville du xenos, qui s’effondra en agitant les membres. La créature continua de vouloir le tuer, mais Solomon se releva rapidement et écrasa sa botte sur la gorge du peau-verte avant de lui placer deux bolts en plein front.
Gaius Caphen luttait pied à pied contre un agresseur d’une tête de plus que lui, dont la hache au tranchant motorisé ne visait que son casque. Solomon tira dans le visage de cet ork, et se baissa quand un nouvel attaquant s’en prit à lui. La bataille perdit toute tournure alors que chaque guerrier livrait sa propre guerre en ne se préoccupant plus que de survivre et tuer.
Cela ne pouvait pas finir ainsi. Une vie entière de gloire et d’honneur ne pouvait pas s’achever sous les coups des peaux-vertes. Il refusait de mourir en affrontant un adversaire aussi méprisable que celui-ci après avoir combattu côte à côte avec certains des plus grands héros de l’Imperium.
Malheureusement, songea-t-il avec ironie, les peaux-vertes n’avaient pas l’air de s’en soucier.
Au nom de Terra, où étaient passés Julius et Marius ?
Il vit deux de ses guerriers être jetés sur le pont par une meute d’orks hurlants, dont les haches saccagèrent leurs armures de plaques MkIV. Un autre fut presque coupé en deux par la rafale à courte portée d’une monstrueuse arme lourde à fûts rotatifs, que son servant portait comme si elle ne pesait pas plus lourd qu’une arme de poing.
Alors même qu’il voyait se jouer ces tragédies, un fendoir rouillé le frappa en pleine poitrine et le projeta en arrière. Son plastron se fendit sous l’impact, et Solomon toussa du sang en relevant les yeux vers le rictus du chef des peaux-vertes, dont l’armure sifflante élargissait encore sa carrure, ses muscles assistés par d’épais pistons.
Solomon roula de côté en voyant le hachoir s’abattre sur lui, et cria quand les bords de ses fractures osseuses raclèrent les uns contre les autres à l’intérieur de sa poitrine. La douleur momentanée le paralysa, mais alors qu’il attendait l’attaque suivante, il entendit le bruit d’une fusillade en masse et le criaillement aigu d’une centaine d’épées tronçonneuses.
Le peau-verte leva les yeux en réponse à ce bruit, et Solomon ne laissa pas passer sa chance de lui décharger son pistolet en plein visage, pour réduire en pulpe les os épais de son crâne sous un déluge de bolts explosifs.
Son exosquelette de métal maintint l’ork sur ses pieds, mais soudain, tout l’effectif ennemi fut plongé dans le désarroi par l’arrivée de nouveaux Emperor’s Children qui se jetèrent dans la bataille en délivrant leurs tirs à bout portant, ou séparèrent les têtes et les membres des corps par des coups d’épées précisément dirigés.
En quelques instants, le cours de l’affrontement fut renversé, les derniers groupes de guerriers peaux-vertes furent isolés en poches de résistance de plus en plus petites et abattus sans pitié par les nouveaux arrivants. Solomon observa leur anéantissement avec une admiration détachée, car cette tuerie avait été orchestrée avec une perfection qu’il n’avait plus constatée depuis quelque temps.
Gaius Caphen, accablé et ensanglanté, mais vivant, l’aida à se relever. Solomon sourit malgré les côtes fracturées qui le faisaient souffrir.
— Je vous avais dit que Marius et Julius ne nous laisseraient pas tomber, dit-il.
Alors qu’approchaient les capitaines qui commandaient le groupe de soutien, Caphen secoua la tête.
— Ce ne sont pas eux qui sont venus.
Solomon sembla incrédule. Le plus proche des deux guerriers retira son casque.
— Il m’a semblé entendre que vous aviez besoin d’aide, dit Saul Tarvitz. Derrière lui, Solomon reconnut la démarche cavalière de son homologue épéiste, Lucius.
— Que sont devenues la 1re et la 3e compagnie ? demanda-t-il. Le fait que ses frères de bataille eussent abandonné la 2e compagnie à son sort lui en cuisait davantage que toutes les blessures imaginables.
Tarvitz s’excusa d’un haussement d’épaules.
— Je n’en sais rien. Nous entamions notre poussée vers le centre de contrôle principal quand nous avons entendu votre demande d’assistance.
— Heureusement pour vous, intervint Lucius, dont le visage scarifié traduisait son amusement. On dirait que vous en aviez bien besoin.
Solomon se sentit l’envie de donner du poing sur le visage de cet imbécile arrogant ; mais il retint jusqu’à sa langue, car l’épéiste avait raison. Sans leur aide, lui et ses guerriers auraient été massacrés.
— Je vous suis reconnaissant, capitaine Tarvitz, dit-il en ignorant Lucius. Tarvitz s’inclina.
— Tout l’honneur est pour moi, capitaine Demeter, mais je regrette de devoir vous laisser. Nous devons repartir vers notre objectif principal.
— Oui. Solomon lui fit signe de partir. Allez-y, et faites honneur à la légion.
Tarvitz lui adressa un rapide salut martial et s’en fut donner ses ordres à ses guerriers en remettant son casque. Lucius se fendit d’une révérence moqueuse, en levant devant lui sa lame énergisée, avant de partir sur les talons de l’autre capitaine.
Julius et Marius n’étaient pas venus.
— Où sont-ils passés ? se demanda Solomon à voix haute, mais personne ne lui répondit.
— Monseigneur ! cria Vespasian en s’avançant dans les appartements de Fulgrim sans pause ni cérémonie. Le seigneur commandeur portait son armure de bataille, dont les plaques lisses avaient été huilées et polies pour en parfaire la finition. Le sang lui était monté au visage, et sa démarche était pressée lorsqu’il traversa le fatras de marbre brisé et de toiles à moitiés finies, vers l’endroit où Fulgrim était assis en contemplation devant une paire de statues sculptées pour représenter les capitaines de deux de ses compagnies.
Fulgrim leva les yeux à son approche, et Vespasian fut à nouveau alarmé par le changement qui avait frappé son primarque depuis qu’ils s’étaient séparés de la 63e expédition. Les quatre semaines de trajet jusqu’au système de Callinedes avaient constitué l’une des périodes les plus étranges dont Vespasian pouvait se souvenir. Le primarque s’était montré maussade et distant, et l’âme de la légion était trouble. Alors que toujours plus de substances chimiques concoctées par l’apothicaire Fabius étaient introduites dans le sang des guerriers, seul un aveugle n’aurait pas constaté le déclin de leur fibre morale. Et puisque Fulgrim et Eidolon avaient donné leur bénédiction, peu de capitaines tentaient d’empêcher la légion de glisser dans la décadence arrogante.
Seules quelques rares compagnies de Vespasian s’accrochaient encore aux idéaux sur lesquels la légion avait été fondée, et lui-même ne savait pas comment endiguer cette déchéance. Les instructions émanaient directement de Fulgrim et d’Eidolon, la structure de commandement rigide des Emperor’s Children laissait donc peu de marge à leur interprétation.
Vespasian avait réclamé une audience à Fulgrim durant toute la durée du trajet vers le système de Callinedes, et bien que son rang élevé dût normalement la lui garantir sans question, ses requêtes avaient été toutes repoussées. C’était en regardant les hololithes de la bataille depuis l’Héliopole, et en constatant que la compagnie de Solomon Demeter avait été abandonnée qu’il avait décidé de prendre les choses en main.
— Vespasian, l’accueillit Fulgrim en ramenant son regard vers les statues devant lui. Comment se déroule la bataille ?
Vespasian contrôla ses humeurs et se força à rester calme.
— La bataille sera bientôt gagnée, monseigneur, mais…
— Très bien, l’interrompit Fulgrim. Vespasian constata que son seigneur et maître avait disposé trois épées devant lui. Lame de Feu était pointée vers la statue de Marius Vairosean, et cette maudite épée des laers vers celle de Julius Kaesoron. Une autre épée à la lame d’un gris luisant et à la garde dorée reposait sur une pile de marbre brisé, entre les deux statues, et d’après les restes d’un visage en morceaux, Vespasian vit que la statue détruite avait été celle de Solomon Demeter.
— Monseigneur, le pressa-t-il, pourquoi les capitaines Vairosean et Kaesoron ont-ils été retenus ? Sans l’intervention de Tarvitz et Lucius, les hommes de Solomon seraient morts.
— Tarvitz et Lucius ont sauvé le capitaine Demeter ? se fit confirmer Fulgrim, et Vespasian fut choqué de voir un soupçon de contrariété faire surface sur le visage du primarque. Comme c’est courageux de leur part.
— Ils n’auraient normalement pas dû avoir à les sauver, dit le seigneur commandeur ; Julius et Marius étaient censés soutenir la 2e compagnie, mais ils ont été retenus en arrière. Pourquoi ?
— Est-ce un interrogatoire, Vespasian ? lui demanda Fulgrim. J’applique la volonté du Maître de Guerre. Oseriez-vous suggérer que vous savez mieux que lui comment nous devons aborder cet adversaire ?
Vespasian fut ébahi de ce que Fulgrim venait de dire devant lui.
— Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, le Maître de Guerre n’est pas avec nous. Comment pourrait-il savoir comment nous combattrions au mieux les peaux-vertes ?
Fulgrim sourit, et en ramassant l’épée grise des restes de la statue de Solomon, il lui dit :
— Parce qu’il sait que l’enjeu de cette bataille ne concerne pas les peaux-vertes.
— Alors de quoi s’agit-il, monseigneur ? réclama Vespasian. J’aimerais vraiment le comprendre.
— Il est question de redresser un tort monstrueux qui a été commis contre nous, et de purger nos rangs de ceux qui n’auront pas la force de faire ce qui doit être fait. Le Maître de Guerre est en route vers le système d’Istvaan. C’est là-bas que les comptes seront réglés.
— Le système d’Istvaan ? répéta Vespasian. Je ne comprends pas, pourquoi le Maître de Guerre est-il parti vers le système d’Istvaan ?
— Parce que c’est là que nous franchirons le Rubicon, mon cher Vespasian, dit Fulgrim, la voix chargée d’émotion ; c’est là que nous accomplirons les premiers pas sur le chemin que le Maître de Guerre trace pour nous, un chemin qui nous mènera à établir un nouvel ordre glorieux.
Vespasian faisait de son mieux pour suivre le débit de voix et les élucubrations de Fulgrim, en scrutant du coin de l’œil l’épée dans la main du primarque dont il sentait émaner une menace funeste, comme si l’arme avait possédé un esprit conscient et désirait sa mort. Il chassa de ses pensées de telles inepties superstitieuses.
— M’accordez-vous la permission de parler librement, monseigneur ?
— Toujours, Vespasian, dit Fulgrim. Vous devez toujours parler librement ; quel plaisir nous donneraient nos capacités d’élocution si nous devions les restreindre ? Dites-moi, avez-vous entendu parler d’un philosophe de l’ancienne Terra du nom de Cornelius Blayke ?
— Non, monseigneur, mais…
— Oh, vous devez absolument le lire, continua Fulgrim tout en le guidant vers une grande toile à l’extrémité du salon. C’est Julius qui m’a fait découvrir ses ouvrages, et j’arrive à peine à croire que j’ai pu vivre si longtemps sans les connaître. Evander Tobias n’a que des éloges à faire à son propos, bien qu’un vieillard comme lui ne puisse plus profiter des extases que décrivent les écrits de Blayke.
— Monseigneur, s’il vous plaît !
Fulgrim leva une main pour lui imposer le silence alors qu’ils arrivaient près la toile, et le fit tourner pour le placer face à elle.
— Chut, Vespasian, j’aimerais vous montrer quelque chose.
Toutes les questions que Vespasian voulait poser s’enfuirent de son esprit devant l’horreur de l’image qu’il avait devant lui ; le portrait de son primarque, difforme et souriant, dont la peau était tendue sur des os proéminents, et la bouche tordue par l’anticipation d’une violence imminente. L’armure de cette représentation était une parodie affreuse du noble modèle MkIV, chacune de ses surfaces couverte de symboles bizarres qui paraissaient se tortiller sur la toile, comme si les épaisses couches de peinture avait été appliquées sur une armée de vers grouillants.
C’était cependant dans les yeux de ce portrait que Vespasian percevait le plus grand mal. Ils brûlaient d’un savoir secret, et parlaient de choses tentées au nom de la seule expérience, qui auraient brûlé son âme s’il avait dû n’en connaître qu’une fraction. Aucune infamie n’était trop ignoble pour cette apparition, aucune fange trop abjecte pour s’y complaire, aucune pratique trop vile pour s’y adonner.
Tandis que Vespasian scrutait les yeux de cette image, ils se fixèrent sur lui. Il sentit le visage lépreux du tableau décortiquer les couches de son âme pour chercher à l’intérieur de lui la part sombre qu’il mettrait en avant pour la nourrir. Cette sensation de viol était horrible. Il tomba à genoux, tout en luttant pour arracher son regard de la cruauté brûlante du tableau, du vide terrible qui existait derrière ces yeux, dans lesquels il vit tourner la naissance et la mort des univers, et la futilité de ce que sa faible race voulût en nier les caprices.
Les lèvres du tableau remuaient, tordues par un rictus.
Laisse-toi aller… semblaient-elles lui dire. Montre-moi tes désirs les plus profonds…
Vespasian sentait le moindre recoin de son âme être fouillé, à la recherche de dépit, de rancœur, d’amertume, mais il sentit la frustration croissante de la présence profanatrice qui ne trouvait rien dans quoi plonger ses griffes. La colère du tableau grandit, et ce faisant, Vespasian gagna en force. Il parvint à détourner son regard de la toile, qui fulminait devant la pureté de ses intentions. Il tenta de saisir son épée, afin de détruire cette création maléfique, mais la volonté insurmontable de la toile conserva ses gestes prisonniers de sa chair.
Il n’abrite rien en lui, dit le portrait abominable avec un air de dégoût. Il est sans valeur. Tue-le.
— Vespasian, prononça Fulgrim au-dessus de lui, et le seigneur commandeur eut la sensation nette que le primarque ne s’adressait pas à lui, mais à l’épée.
Il lutta en vain pour tourner la tête, en sentant la piqûre aiguë de la pointe de l’épée posée sur sa nuque. Il essaya de crier, d’avertir Fulgrim de ce qu’il avait vu, mais sa gorge lui donnait l’impression que des mains de fer s’étaient serrées autour d’elle. Et ses muscles étaient bloqués par la puissance de l’image qui se trouvait devant lui.
— L’énergie d’un homme peut lui procurer une jouissance éternelle, murmura Fulgrim. Et celui qui désire mais n’agit pas selon ses désirs est une infection. Vous auriez pu vous tenir à mes côtés, Vespasian, mais vous venez de montrer que vous n’êtes qu’une infection dans les rangs des Emperor’s Children. Et je dois vous exciser.
Vespasian sentit la pression s’accroître à l’arrière de sa nuque. La pointe de l’épée lui ouvrait la peau et un sang chaud lui dégoulinait dans le cou.
— Ne faites pas ça, parvint-il à balbutier.
Fulgrim ne prêta pas attention à ses paroles. D’un mouvement souple, il enfonça la lame de l’anathame vers le bas, au travers de l’échine de Vespasian et dans sa cavité thoracique, jusqu’à appuyer les deux quillons dorés de part et d’autre de ses vertèbres.
Les laquais de la légion avaient dégagé les cadavres de peaux-vertes des ponts de chargement du poste orbital, afin qu’une partie de la force d’intervention Callinedes pût s’y rassembler pour entendre le primarque s’adresser à elle. Fulgrim arriva derrière une rangée de hérauts choisis parmi les jeunes initiés qui achèveraient bientôt leur induction dans les rangs des Emperor’s Children. Les porteurs de trompes déployés devant lui annoncèrent sa venue par une fanfare de cuivres, et un tonnerre d’applaudissements monta de l’assemblée des guerriers pour l’accueillir.
Dans son armure de bataille, le primarque des Emperor’s Children se savait magnifique à contempler. Son visage était hâve et sculptural, encadré par sa chevelure flottante d’un blanc albinos. Pour mieux afficher le lien de fraternité qui existait entre lui et le Maître de Guerre, il portait contre la hanche l’épée à garde d’or dont il s’était servi pour ôter la vie à Vespasian.
Le seigneur commandeur Eidolon, l’apothicaire Fabius et le chapelain Charmosian, les officiers supérieurs de son cercle proche marchaient à ses côtés. Ils avaient joué un rôle prépondérant pour propager la vision du Maître de Guerre parmi les guerriers. Le corps mécanique et massif de Rylanor l’Ancien, le chargé des rites, l’accompagnait également, par tradition plus que par loyauté envers les nouvelles considérations de la légion.
Fulgrim attendit de bonne grâce que les ovations se fussent éteintes avant de prendre la parole, en laissant ses yeux sombres s’attarder sur ceux dont il savait qu’ils le suivraient, et en ignorant les autres.
— Frères, lança-t-il d’une voix chantante et claire, en ce jour, vous avez montré aux peaux-vertes ce qu’il signifiait pour eux de s’opposer aux Emperor’s Children !
D’autres applaudissements retentirent dans la baie de chargement, mais sa voix couvrit sans peine la clameur de ses guerriers.
— Le commandeur Eidolon a fait de vous une arme contre laquelle les peaux-vertes ne peuvent se défendre. La perfection, la force, la résolution : ces qualités sont le tranchant de cette légion et vous les avez toutes montrées aujourd’hui. Cette station orbitale est revenue entre des mains impériales, comme les autres que les orks occupaient dans l’espoir futile de repousser notre invasion. L’heure est venue de pousser cette attaque contre les peaux-vertes et de libérer le système de Callinedes. Mon frère primarque, Ferrus Manus des Iron Hands, et moi allons nous assurer que pas un seul xenos ne subsiste sur cette terre que nous avions clamée au nom de la Croisade.
Fulgrim sentait l’expectative de ses hommes flotter dans l’air, et savourait par anticipation les mots qu’il allait prononcer, en sachant qu’ils signifieraient la mort de certains et la gloire des autres. La légion attendait ses ordres sans se douter de la magnitude de ce qu’il s’apprêtait à lui ordonner, ni de ce que le destin de la galaxie fût dans la balance.
— Mais la plupart d’entre vous ne seront pas là, mes frères, dit Fulgrim. Le poids écrasant de la déception pesa sur l’assemblée, et il dut lutter pour contenir son rire, alors que ses guerriers protestaient contre ce qui équivaudrait à une sentence de mort pour beaucoup d’entre eux.
— Les compagnies seront divisées, continua-t-il en levant les mains pour faire taire les lamentations que ses paroles avaient provoquées. Je mènerai un petit contingent qui rejoindra Ferrus Manus et ses Iron Hands autour de Callinedes IV. Le reste de la légion ralliera le Maître de Guerre et la 63e expédition dans le système d’Istvaan. Tels sont les ordres de votre Maître de Guerre et de votre primarque. Le seigneur commandeur Eidolon vous emmènera et vous dirigera à ma place jusqu’à ce que je puisse venir vous retrouver. Commandeur, dit-il en faisant signe à Eidolon de s’avancer.
Eidolon hocha la tête et parla à son tour.
— Le Maître de Guerre fait une nouvelle fois appel à nous pour aider sa légion. Il reconnaît notre savoir-faire, et cette chance de prouver notre excellence est la bienvenue. Nous avons pour mission de faire cesser une rébellion dans le système d’Istvaan, mais nous ne combattrons pas seuls. En plus de sa propre légion, le Maître de Guerre a jugé bon de déployer la Death Guard et les World Eaters.
Un murmure se répandit dans la baie de chargement à la mention de légions aussi brutales. Eidolon se mit à rire.
— Je vois que certains d’entre vous se souviennent avoir combattu aux côtés de ces frères. Nous savons tous quelle affaire sordide et triviale devient la guerre entre les mains de tels hommes, et j’affirme donc que l’opportunité est bonne pour montrer au Maître de Guerre comment se battent les favoris de l’Empereur.
Les ovations montèrent une fois de plus. L’amusement de Fulgrim se mua immédiatement en tristesse, quand il réalisa quand sans l’entêtement de Vespasian, un grand nombre de ces guerriers aurait pu constituer un ajout de premier ordre à la nouvelle croisade du Maître de Guerre.
Si de tels guerriers s’étaient battus pour le Maître de Guerre, quels sommets de perfection auraient pu leur rester hors d’atteinte ? Le refus de Vespasian de les autoriser à goûter aux sensations exaltantes des stimulants chimiques avait condamné ses hommes à périr sur Istvaan III, dans le piège du Maître de Guerre. Fulgrim aurait dû se débarrasser de Vespasian bien plus tôt. Le mélange de culpabilité et d’excitation que lui causaient ces morts programmées était un puissant cocktail de sensations.
— Le Maître de Guerre requiert notre présence immédiate, cria Eidolon par-dessus la clameur. Bien que le système d’Istvaan ne soit pas très éloigné, les conditions sont devenues difficiles dans le Warp. Le croiseur d’attaque Andronius s’élancera pour Istvaan dans quatre heures. Quand nous y arriverons, ce sera en tant qu’ambassadeurs de notre légion, et quand la bataille sera achevée, le Maître de Guerre aura pu observer une guerre sous sa forme la plus majestueuse.
Eidolon salua, et Fulgrim encouragea encore les applaudissements avant de se retourner pour partir.
Il lui fallait maintenant remplir la seconde part de son serment fait au Maître de Guerre.
Il fallait convaincre Ferrus Manus de se joindre à leur projet.