38.
On n’était pas très nombreuses. On ne voulait pas se connaître. C’était comme si on n’avait pas de visage. On ne méritait pas d’avoir son propre visage. Vous comprenez ?
Si on était battues ? D’après vous ?
Je pourrais avoir un verre d’eau ?

Je ne crois pas qu’il savait. Quand il a compris, il était déjà trop tard. Est-ce que moi, j’avais compris ? Je ne sais pas, et maintenant ça ne sert plus à rien d’y penser. Ça ne sert plus à rien.
Ce n’était pas une question de langue. C’était autre chose. Mais je me suis dit que la violence, c’est aussi une forme de langage. La mort, et ce qui conduit à la mort, c’est aussi une langue. Celui qui n’a plus de mots utilise la violence. C’est la langue la plus extrême, je veux dire celle qui est la plus éloignée de la vie. De toute justice. De tout honneur.
Quand on a fui, on a fui cet endroit d’où les mots étaient bannis. C’était la violence à la place des mots. Il ne nous restait plus de langage à nous. Oui, ça vous le savez. Vous avez compris. Il vous a expliqué ? Il ne voulait pas me mêler à ça. J’espère qu’il vous a bien tout expliqué.
Il n’a pas réussi. Ça s’est passé de telle façon qu’il n’a pas pu… l’empêcher. Je n’étais plus rien, je ne valais plus rien. Mais il n’était pas seul. Ça aussi, vous l’aviez deviné. Vous devinez beaucoup de choses et puis vous combinez tout ça, mais vous ne comprenez pas quand même. Personne ne comprend ici.
Il fait chaud dehors ? Je voudrais me promener sur une colline en fleurs. C’est comme ça que vous dites, une colline en fleurs ? J’aimerais bien m’allonger dans l’herbe et regarder le ciel. Je pourrais rester des heures à le regarder. Les gens disent que c’est le même ciel partout, mais je n’y crois pas, comme pour le soleil. C’est pour ça qu’on est perdus. Qu’on tombe tout le temps. Je suis tombée, ma famille aussi, nos parents éloignés, tous, on a fait la chute. On n’a jamais pu se remettre debout. Comment croire à quoi que ce soit ?

Je vous remercie de m’avoir fait parler. Après, plus personne ne m’écoutera. Mais je ne veux pas leur parler de toute façon. Parler à un mur, c’est ce qu’on dit, n’est-ce pas ? Va parler au mur et tu verras s’il te répond. Comme de parler avec vous au début. Vous avez l’air d’un mur. Vous êtes un mur. Tout le monde. Il n’y a que des murs tout autour de nous.
Elle n’était pas très fraîche, cette eau. Est-ce que je pourrais avoir de l’eau un peu plus froide ?

L’eau qui coulait des robinets. C’est un des premiers souvenirs, une des premières impressions peut-être. De l’eau chaude, tout d’un coup, comme ça ! Sans qu’on ait besoin de la chauffer. Ici, il fait froid presque toute l’année, mais on ne voit jamais de feux. Ils ne comprennent pas ici, vous ne comprenez pas. Pour nous, le feu c’est tout. Avant que les pillards et les assassins ne viennent nous détruire et nous tuer, nous ne croyions qu’au feu, pas à d’autre dieu. Nous n’avions besoin que du feu. Le feu devait brûler toute l’année, il ne fallait surtout pas qu’il s’éteigne. Une fois qu’il s’est éteint, nous n’avions plus de dieu.