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Et c’est comme ça qu’on a traversé la frontière. En tout cas, ils nous ont dit qu’on était de l’autre côté. C’était pas loin de Zaxo, mais ce nom n’a pas de sens pour vous. Moi je pourrais parler de Batifa, Amêdi, Sersink, Kanîmasî. Je pourrais en nommer, des villes de là-bas, mais ça ne vous dirait rien. Ça ne signifie rien pour personne dans le monde, sauf pour nous. Elles se situent dans notre pays qui n’existe pas. Vous ne pourrez jamais comprendre. On ne peut pas comprendre ce que c’est d’être en quête de son propre pays.
Ce paysage ne signifie rien pour vous. Je pourrais vous le décrire, mais à quoi ça servirait ? Vous voulez que je vous dise ? Vous pensez que ça peut avoir un rapport avec tout le reste ? Peut-être. Mais ça ne ressemble à rien de ce qu’on voit par ici. Vous avez de la pierre, mais pas la même pierre. Du sable, mais celui des plages. Là-bas, on n’a pas de plages. On n’y pense même pas, contrairement à vous. La mer non plus, on n’y pense pas.
On est allés la voir. Au tout début. Je me rappelle qu’un après-midi nous avons pris le tramway, puis le bus, nous avons marché un peu et nous sommes arrivés à la mer. C’était il y a longtemps. Dans une autre vie, pour moi. Nous en sommes déjà à cette deuxième vie, celle qui commence ici, et j’aurais dû aller moins vite. Il s’est passé des choses entre-temps. J’ai dit qu’on venait de traverser la frontière. On n’avait plus de papiers sur nous. On s’en était débarrassés. Quelqu’un nous avait dit de le faire, sinon ils les confisqueraient pour les réutiliser. Du coup, quelqu’un prendrait notre nom et nous, nous deviendrions quelqu’un d’autre qui passerait son temps à traverser la frontière, avec notre nom, et nous ne pourrions jamais partir de là. Vous comprenez ? Nous sommes arrivés sans papiers, nous n’avions plus de nom. Nous n’étions rien. On ne nous croyait pas. Tout le monde pensait que nous avions jeté nos papiers parce que nous étions d’autres personnes qui ne voulaient quitter leur pays que pour gagner de l’argent, ou parce que la nourriture serait meilleure, le temps plus beau, les lits plus moelleux. Alors que nous avons été obligés de quitter notre pays, qui n’était pas le nôtre. Obligés de fuir. Parce qu’on nous tuait ! Beaucoup sont morts. Mais c’est comme si mon père n’avait pas été tué, comme s’il n’avait pas le droit d’être mort, et c’est ça le plus effrayant.
Ensuite, de nombreux jours, de nombreuses nuits ont passé. On ne savait pas où on était. On franchissait de nouvelles frontières, d’anciennes frontières aussi. Ma mère est tombée malade. Un soir, elle m’a dit qu’elle n’en pouvait plus. C’était dans le train, un wagon de marchandises, peut-être un camion, je ne sais plus. Ou dans une tente. Les passeurs ne savaient peut-être pas non plus ce qui allait arriver à ce moment-là. Nous entendions des coups de feu dans la nuit. Nous avons appris que des gens disparaissaient. Nous avions très peur. La peur ne nous quittait pas.