33.
Je me rappelle quand tous les enfants se précipitaient hors de la salle de classe et se rassemblaient dans la cour de l’école. On restait là, comme un troupeau de petites chèvres affolées, tremblant de peur parce qu’on savait que l’horreur approchait. Je m’en souviens. C’est arrivé spécialement une fois, je dis spécialement parce que c’était une belle soirée et nous avions classe le soir. Il faisait trop chaud pendant la journée, ou alors, c’était autre chose. La guerre peut-être. C’était peut-être ailleurs. Je ne sais plus exactement. Mais je me souviens qu’on restait là, debout, tandis que tout rougissait autour de nous. Ce devait être le soleil, le ciel, et puis la terre, le sable et les maisons, et nous aussi. On était tout rouges, nous aussi.
C’est quelque chose que vous ne pouvez pas connaître, ça n’existe pas ici. Vous avez des écoles, mais c’est le paradis, même dans les pires. Et si on n’apprend rien ? Qu’est-ce que ça veut dire, apprendre ? Qu’est-ce qu’on en fait après ? Vous n’êtes pas obligé de me répondre, il n’y a pas de réponse. Pour moi en tout cas, il n’y en a pas.
Est-ce qu’on peut renoncer ? Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Ce serait trop simple. Je parle d’autre chose. J’ai essayé de vous raconter comment c’était, comment ça s’est fini, non, pas comment ça s’est fini, pas encore, mais j’y arrive. En même temps, j’en ai pas très envie, et ça peut se comprendre, non ?
Je voudrais être encore dans cette cour d’école. Cette cour toute rouge. Est-ce que c’est trop demander ? Oui, je sais que c’est trop, c’est impossible, mais je voudrais quand même rêver de ça, comme dans un rêve éveillé. Je ne veux pas me réveiller. C’est devenu pire que la mort, de rester en vie pour le reste de mes jours. Vous comprenez ? Vous, vous pouvez vivre votre vie, mais la mienne est finie. Il ne m’en reste plus rien. Je ne peux pas dire que je le savais quand j’ai… quand… mais je le sais maintenant.
Si j’étais restée là-bas, je n’aurais pas perdu ma vie prématurément. Vous comprenez ? Si le temps avait pu s’arrêter, ou si quelqu’un de gentil avait pu l’arrêter, juste à ce moment-là.
Ces horreurs, vous voulez vraiment que je vous en parle ? Je l’ai déjà fait ! Je ne fais que ça.
Mais quand il est trop tard, ça devient plus facile de parler. Est-ce que j’ai pleuré une seule fois ? Ça viendra, mais pas à cette table, ni dans cette pièce. C’est bien qu’il fasse si sombre. Je peux à peine vous voir, mais je préfère.
On nous mettait dans des pièces comme ça.
Ça ne durait pas si longtemps.
Après, c’était fini. Mais je n’arrivais pas à oublier, et je n’étais pas la seule. Alors on a décidé de faire quelque chose, mais ça n’a pas marché, ça ne marche jamais comme on voudrait.