8.
Les ombres s’allongeaient dehors maintenant, elles
s’étiraient à mesure que l’après-midi s’avançait, d’Angered à
Saltholm. Mais on avait encore quelques heures avant la tombée de
la nuit. Le temps s’allongeait indéfiniment de l’aube au crépuscule
durant ces journées de juin qui paraissaient ne jamais prendre fin.
Les ombres portées de la tour d’éclairage, au-dessus du stade
d’Ullevi, s’étendraient bientôt jusqu’à Korsvägen et remonteraient
ensuite vers Eklandgatan. Winter ne voyait pas jusque-là. L’espace
d’une seconde, il avait perdu la vision du papier qu’il tenait dans
la main, des visages autour de la table. Il cligna des yeux et la
vague sensation de vertige qu’il avait ressentie se dissipa.
– Qu’est-ce qui se passe, Erik ? demanda
Aneta Djanali.
– Rien.
– Surmenage ? demanda Halders d’un air
innocent.
– Pas encore, Fredrik.
Halders regarda les photos exposées sur la table.
Elles montraient un corps allongé sur un lit. Celui de Shahnaz
Rezaï, domiciliée au 9, rue Fleur des Cimes. Enfin, ç’avait été le
sien. Son âme voguait désormais quelque part ailleurs. Ce visage
n’est désormais plus le sien, se dit Aneta Djanali. Il nous
appartient.
– Comment vous appelez ça, vous ?
demanda Halders en levant les yeux. De la haine ?
Pas de réponse.
– Ils disent quoi, là-haut, à la brigade
technique ?
– Rien pour l’instant, répondit Winter. Ils
travaillent encore dessus, comme nous.
– Et Pia ?
– Elle envisage deux ou trois causes de décès
possibles, indiqua Ringmar.
– J’imagine, murmura Halders le regard rivé
sur les photos. Putain. (Il leva les yeux.) Faut qu’on les coffre,
ces salauds, et vite. Ils ont fait leur temps sur cette
terre.
Personne ne jugea bon de commenter.
– Si tout ça est en rapport avec la fusillade
au magasin… You bet, c’est lié,
poursuivit l’inspecteur. No way pour la
coïncidence.
Pas plus de commentaire.
– Impossible, prit-il le soin de
traduire.
– Ça pourrait être lui, intervint Bergenhem.
Saïd.
– On va voir ce que donne l’analyse
psychologique, répliqua sèchement Winter.
– Putain mais on les connaît pas, ces
gens-là ! s’écria Halders.
– Pas encore, rectifia Winter.
Halders prit la photo devant lui et la mit à
l’envers :
– On fait quoi maintenant ?
– L’opération porte à porte suit son cours,
répondit Ringmar.
– Ça donnera rien. Faut attendre l’avis des
experts et de mademoiselle la doctoresse. Et d’après moi, ça
donnera rien non plus. On finira par savoir le comment, mais pas le
pourquoi.
– On le saura aussi, assura Winter.
– Ça nous prendra mille et une nuits.
À première vue, on aurait pu croire qu’il existait
mille et une bandes à Göteborg, avec dans tous les cas une solide
base de recrutement dans les quartiers nord-est de la ville :
des gangs de motards comme les Bandidos, les Hells Angels, les Red
Devils ou les Red White Crew ; des bandes issues des
camaraderies de prison comme les Original Gangsters ou les
Wolfpack ; des bandes de jeunes comme la X-team ou les
Tigres ; sans compter les réseaux ethniques plus fermés
d’Albanais, de Kurdes, de ressortissants de l’ancienne Yougoslavie
et de Somaliens.
Mais quand il était question de criminalité,
surtout de criminalité lourde – trafic à grande échelle,
drogue, cambriolage, réseaux de passeurs ou prostitution –,
alors il n’était plus question d’origine ethnique. C’était
l’infraction qui vous intégrait, vous unissait au groupe. C’était
aussi l’argent, le gain. Les origines du criminel importaient peu
dans ce cas – ce qui comptait, c’était combien il pouvait
récupérer, avec l’aide des autres, puisque tout seul on est faible
et que l’union fait la force. Le crime, c’était une appartenance
communautaire qui ne connaissait ni frontières ni religion. Oui,
les bons petits Suédois élevés dans le culte du drapeau bleu et
jaune pensaient en termes d’identité nationale bien plus que
les trafiquants de drogue albanais, iraniens, somaliens ou suédois…
Le crime pouvait représenter une réponse à la question de
l’intégration, en supprimant toute ségrégation. Il vous offrait
également une intégrité, une sécurité. Une sécurité fragile, mais
qui valait mieux que l’autre alternative. Laquelle ? La
plupart n’en connaissaient pas.
La police tentait d’interroger les membres de ces
gangs des quartiers nord, et au-delà. Tous les points cardinaux
étaient plus ou moins concernés. S’il se préparait un règlement de
comptes dans le milieu de la drogue, ça remonterait tôt ou tard,
probablement avant, mais par des signes quasi imperceptibles. Comme
toujours dans cette branche-là.
Winter devait également surveiller les trafics
d’armes. Il y en avait de plus en plus dans les rues, dans les
gangs. Ce qui était impensable dix ans auparavant devenait monnaie
courante aujourd’hui. Des règlements de comptes à coups d’armes à
feu sur les places publiques, dans les restaurants, en pleine rue.
Et même sur les plages.
Winter était arrêté au feu rouge dans l’avenue.
Beaucoup de gens dehors par cette chaude soirée d’été. Le soir
tombait. Il essaya de se rappeler quel jour on était, mais il y
renonça. Après six mois d’absence, il avait du mal à reprendre le
rythme. Lundi, mardi, vendredi, dimanche. Non, on n’était pas
dimanche, ça il en était sûr.
La sonnerie de son téléphone mobile retentit.
Comme il l’avait posé sur le siège du passager, il put voir
s’afficher le numéro à l’écran.
– Oui Bertil ?
– Pia vient de descendre à la brigade
criminelle. Elle dit que c’est arrivé ce matin.
– Rien de plus précis ?
– Juste après minuit, entre 1 heure et 7
heures du mat’.
Le feu passa au vert et Winter embraya.
– La question est de savoir quand Saïd a pu
arriver à la boutique, souligna-t-il.
– Pia pense que la fusillade a dû se produire
à l’aube, dans le même créneau horaire. Mais ça, on le savait
déjà.
Aucun témoin n’avait encore certifié avoir entendu
les coups de feu. C’était surprenant, à croire que les meurtriers
avaient employé des silencieux. Pourtant c’était impossible au vu
des blessures des victimes. Les murs avaient pu étouffer le bruit,
mais pas complètement. Il y avait aussi l’isolement relatif de la
boutique. À cette distance, depuis les immeubles d’habitation, on
avait pu prendre les tirs pour des bruits de circulation, des
pétarades de pots d’échappement, ou d’autres bruits
caractéristiques des nuits d’été. Ou alors, on ne s’était même pas
donné la peine de les interpréter.
Ils auraient pu faire un test. Tirer encore un
peu.
– Nous ignorons s’il y avait quelqu’un
d’autre dans la boutique, en dehors des victimes et de leurs
meurtriers, remarqua Winter.
– Quelqu’un qui aurait échappé au massacre,
tu veux dire ?
– Oui.
– Les pas entendus par le taxi ?
– Non. Je me demandais s’il n’y avait pas
quelqu’un d’autre sur place qui aurait réussi à s’enfuir. Ou qui
aurait pu quitter les lieux par ses propres moyens.
– Et pourquoi tu penses à ça ?
– Je ne sais pas. Il y a quelque chose qui ne
colle pas. Je voudrais faire un tour là-bas demain matin et tout
reprendre depuis le début.
– Je… J’aurai un truc à faire. Je te
rejoindrai après.
– J’ai dit que j’y allais, Bertil. Tu n’es
pas obligé de me suivre.
– J’y tiens.
– OK, à demain, répondit Winter en
raccrochant.
Il tourna en direction de Vasaplats et fit le tour
du quartier avant de s’engouffrer dans le parking souterrain.
Il acheta ensuite une baguette dans la boulangerie
qui occupait le rez-de-chaussée de son propre immeuble. L’artisan
faisait plusieurs fournées par jour. Winter avait été surpris de
constater qu’il pouvait encore acheter du pain frais en début de
soirée. Un argument de poids en faveur de cet appartement.
Dans l’ascenseur, il repensa au petit garçon qui
l’avait fixé du regard devant l’immeuble, à deux cents mètres du
petit local isolé où trois personnes avaient trouvé la mort.
Les techniciens de Borås, Bo Lundin et Isak
Holmström, avaient déjà collaboré avec eux. Ils étaient également
en phase avec leur époque, et connaissaient la dernière méthode de
détection d’ADN, LCN, Low Copy Numbers,
qui permettait de trouver des empreintes là où, auparavant, la
chose aurait été impossible, inconcevable.
Il semblait à Bo Lundin que la fenêtre de la
cuisine chez le couple Rezaï avait été particulièrement bien
essuyée, comparé aux autres pièces. Il voyait à travers la vitre
une aire de jeux vide en plein soleil. Il était possible que
quelqu’un ait voulu effacer quelque chose sur cette vitre, et le
geste en lui-même était intéressant. Mais plus intéressant encore
le fait que cette personne ait respiré sur le carreau à cette
occasion, car cette petite expiration pouvait laisser des traces
d’ADN. Ce qui signifiait qu’en se donnant la peine d’effacer une
empreinte, que l’on n’aurait sans doute pas été chercher là, cette
personne allait peut-être mettre les experts de la police sur la
piste d’une trouvaille.
Le cou de la jeune femme, et sa nuque.
Le meurtrier avait respiré ici.
Bo Lundin n’était pas certain de pouvoir fixer des
empreintes. Mais il travaillait plein d’espoir, avec son masque et
sa combinaison stérile.
Ils étaient installés sur le balcon et regardaient
le ciel encore bleu au-dessus des toits.
Winter but une gorgée de vin blanc, un riesling de
Turckheim qui lui roulait tout doucement sur la langue, un peu
comme les vagues sur la plage un soir calme. Tout était paisible.
La nuit commençait à peine à tomber.
Un cri retentit soudain à l’intérieur de
l’appartement.
– Encore un cauchemar, dit Angela.
– J’y vais.
Une fois dans le couloir, il entendit des
pleurs.
Lilly était debout dans son petit lit.
Elsa continuait à dormir dans le sien.
– C’est rien, bonne femme.
Il souleva la petite fille et sentit la peur dans
tout son corps. De quoi avait-elle rêvé ? Que pouvait-il se
cacher dans son subconscient pour provoquer une telle inquiétude,
une telle frayeur ? Elle n’avait pas encore deux ans. Ses
propres rêves, il les comprenait. Parfois il les trouvait presque
bienvenus. Aussi horribles qu’ils pussent être, ils étaient sans
commune mesure avec la réalité. Mais ils venaient bien de son
quotidien. De journées comme celle-ci. Arrête, bon sang. Oublie
tout ça. Contente-toi de bercer la petite. De la balancer dans tes
bras. Presque endormie. Voilà, maintenant elle dort. Oui. Je sens
battre son petit cœur. Il a retrouvé le calme.
Winter reposa l’enfant dans son lit et tendit
soigneusement le drap au-dessus d’elle. Il faisait trop chaud pour
une couverture. Le vieil immeuble accumulait la chaleur durant la
journée et celle-ci restait plaquée la nuit. Le courant d’air qui
se formait entre les fenêtres ouvertes n’aidait pas beaucoup quand
il n’y avait de toute façon pas un souffle d’air, pas la moindre
brise. Depuis des semaines. Comme si quelque chose retenait son
souffle. L’idée lui était venue à l’esprit ce jour-là en voyant les
feuillages et les buissons immobiles autour de la boutique. Les
feuillages autour de la scène du crime. Ça ferait un bon titre. Au
moins dans son catalogue de meurtres. La liste venait de s’allonger
et pourrait encore s’allonger bientôt. Elle était déjà bien
fournie : quatre meurtres en quelques heures. Il sentait
qu’il pouvait en arriver d’autres. Au fil des années, il avait
appris à écouter son intuition. Néanmoins, cette fois-ci, il aurait
préféré ne pas l’entendre.
– Elle s’est rendormie, annonça-t-il en
regagnant son fauteuil en rotin et son verre de vin. C’est
peut-être le changement de pays, de culture.
– Et de temps, sourit Angela. Il fait plus
chaud ici que dans le sud de l’Espagne.
– En ce moment, oui.
– Tu irais me chercher un peu d’eau, mon
chéri ? lui demanda-t-elle en lui tendant son verre
vide.
Il se leva de nouveau et se rendit à la cuisine où
il laissa couler l’eau aussi longtemps que possible. Il ajouta
quelques glaçons dans la carafe.
– Merci ! lui lança-t-elle.
Il se rassit. Il restait encore un peu de vin dans
la bouteille. Il le finirait, mais ensuite, rien de plus pour la
soirée. Pas de whisky ce soir. Personne ne sait ce qui peut se
passer demain, ou même cette nuit, a fortiori la nuit
d’après.
– Tu veux qu’on en parle ? finit par lui
demander la jeune femme.
– Je crois que j’en ai besoin.
– Tu décideras quand t’arrêter.
– C’est ce gamin, commença-t-il.
– Tu crois que c’est le même ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– C’est sa façon de me regarder.
– Pourquoi ne t’a-t-il pas abordé dans ce
cas ?
– On l’observait peut-être.
– Mon Dieu.
– C’est l’impression que j’ai eue.
– Qu’il se sentait surveillé ?
– Oui. Ou qu’il croyait l’être.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a vu quelque chose. Le
meurtre.
– Qu’est-ce qu’il faisait là ? Dans un
endroit pareil ?
Étonnant, Angela raisonne comme Bertil. Quand il
sera à la retraite, j’aurai toujours Angela.
– Il avait dû sortir faire du vélo. Il était
sorti… je ne sais pas.
– À l’aube ? Tout seul en pleine
nuit ? Quel âge avait-il ? Dix, douze ans ?
– Quelque chose comme ça, répondit Winter.
Pas plus.
– Et on le laisse faire du vélo tout seul
dehors ?
Winter haussa les épaules.
– Il n’était peut-être pas tout seul,
poursuivit Angela.
– C’est ce que je me suis demandé.
– Il accompagnait l’un de ces…
types ?
– Ce n’est pas impossible, reconnut
Winter.
– Comment vas-tu le retrouver ?
– Nous passons en revue tous les habitants du
voisinage, appartement par appartement. Nous parlons avec les
îlotiers, les gardiens d’immeubles, les écoles, les associations
sportives. Et nos collègues des quartiers nord consultent leurs
indics des deux camps, ceux qui sont dans la légalité et ceux qui
vivent autrement… Enfin, surtout ceux qui sont du mauvais
côté.
– Ça m’a l’air d’être un boulot énorme, tout
ça.
Il hocha la tête.
– Combien de temps ça peut vous
prendre ?
– Beaucoup trop de temps.
Winter vida le fond de la bouteille dans son verre
et dans celui d’Angela. Il leva le sien et but. Un peu tiède
maintenant. Il reposa son verre pour y verser de l’eau
glacée.
– Si ça se trouve, c’est quelqu’un d’autre,
déclara-t-il.
– Si tant est qu’il y ait eu quelqu’un.
– Le taxi était formel.
– Il est fiable ?
Winter eut à nouveau un léger haussement
d’épaules. Il n’aimait pas ce geste, mais tant pis.
– Je crois que je n’ai plus envie de parler
de ça maintenant, conclut-il.
– Très bien.
– J’ai envie de parler de choses
sympathiques.
– La mer, proposa-t-elle. Parlons de la
mer.
– Laquelle ?
– Pourquoi pas celle qui nous attend non loin
d’ici ? fit-elle avec un geste en direction de l’ouest.
– Qu’est-ce qu’il y a à en dire ?
insista-t-il, tout en connaissant la réponse.
C’était un vieux sujet de conversation qui leur
paraissait néanmoins toujours neuf.
– Quelque part à l’arrière de mon esprit, il
y a un terrain tout proche de la mer, glissa-t-elle. Et je crois
que je vois s’y ajouter une maison.
– Quelle maison ? De quel terrain tu
parles ?
– Étrange, n’est-ce pas ?
– Oui, vraiment très étrange.
– Ce terrain doit valoir beaucoup d’argent
maintenant, Erik.
– Il a toujours valu de l’argent.
– Pourquoi ne pas le vendre ?
– Tu le veux vraiment ?
– Franchement, je n’en sais rien. Tu crois
peut-être que je fais de la provocation, mais sérieusement, j’ai
l’impression qu’on n’en fera jamais rien. Qu’on ne quittera jamais
cet appartement.
– Et ce serait si terrible que ça ? Ne
jamais quitter cet appart ?
– Non, bien sûr, mais tu vois ce que je veux
dire. Nous avons deux petits boutons de fleur à la maison et l’air
qu’elles respirent ici n’est pas très bon, tu le sais. On en a
parlé des centaines de fois. Tu dis toujours qu’il est trop tard
pour toi, mais ce n’est pas le cas pour Elsa et Lilly.
– J’ai dit qu’il était trop tard pour
moi ?
– Tu m’as souvent dit que tu étais immunisé.
Tu en as dit des choses tordues, mais pour l’instant, c’est tout ce
qui me vient à l’esprit.
– Ça ne te dérange pas si j’allume un
cigare ?
– Ne cherche pas à changer de
conversation.
– Rien à voir. J’ai besoin d’un petit cigare.
La nervosité.
– Voyez-vous ça ! Tu cherches à éviter
le sujet, encore une fois.
– Angela, tu crois vraiment que tu te
plairais là-bas ? C’est très beau mais… c’est un peu loin,
non ? Est-ce qu’on ne se retrouverait pas isolés ?
– Isolés ? De quoi ?
– De tout ça. (Il étendit le bras.) La
ville.
– Je ne sais pas, répondit-elle. Parfois j’ai
l’impression que ça n’est pas si grand, comme ville.
– Comparé à Marbella, c’est grand
Göteborg.
– Je ne pensais pas à Marbella.
– À Madrid alors ? Barcelone ?
Paris ? Londres ? Milan ? Singapour ?
Bombay ? Sydney ? New York ?
– Oui.
Winter éclata d’un rire bref.
Il alluma un Corps.
– C’est beau à voir, des volutes de fumée qui
s’envolent dans la clarté du soir.
– Moi, je vais me coucher, répondit-elle en
se levant.
Le téléphone portable de Winter se mit à sonner
sur la table. Angela leva les yeux au ciel et lui fit un petit
salut de la main tandis qu’il saisissait l’appareil.
– Bonsoir, Winter.
Il reconnut la voix à l’autre bout du fil.
– Bonsoir Sivertsson. Merci de
m’appeler.
C’était Holger Sivertsson, chef du commissariat
d’Angered.
– Tu m’as dit que je pouvais t’appeler jusque
très tard. Ou très tôt. Mais ne me remercie pas. La nouvelle, c’est
qu’il n’y en a pas.
– C’est-à-dire ?
– Nos sources ne savent rien. En tout cas pas
pour le moment.
– Et ça ne t’étonne pas ?
– Il en faut beaucoup pour m’étonner encore,
Winter, après vingt-cinq ans là-haut.
– Ça fait si longtemps ?
– Ne va pas dire du mal de ma zone.
– Je n’ai rien dit, Holger.
– On ne mérite pas la réputation qu’on nous
fait.
Winter ne répondit pas.
– Il y a près de quatre-vingt mille habitants
dans les quartiers nord, poursuivit Sivertsson. Et encore, sans
compter Bergsjö. C’est Kortedala qui s’en occupe. Mais il nous
arrive de sortir de nos frontières bien sûr. Nous les franchissons
toutes. Par exemple, il nous arrive de suivre nos chers bambins
dans le centre-ville. Je peux te dire que les gars sont étonnés
quand ils font les cons à la sortie d’une boîte de Mölndals Bro et
que les flics d’Angered se pointent pour leur faire la haie
d’honneur !
– J’imagine !
– Pas d’anonymat, Winter, aucune
échappatoire. L’anonymat, c’est la meilleure protection des
criminels.
– Et pour le moment, ils y ont droit, nos
criminels.
– On va trouver quelque chose, Winter. On
sait gérer les tontons ici. S’il y avait un gros truc derrière tout
ça, on le saurait à l’heure qu’il est. On l’aurait su avant. Avant
même les personnes concernées !
Gérer les sources supposait que l’enquêteur
construise une relation avec son informateur. Ce pouvait être le
membre actif d’un gang, quelqu’un qui vivait en périphérie des
milieux criminels, voire en dehors. L’important, c’était la qualité
de la relation. Et l’anonymat. L’indic mettait sa vie en péril.
Dévoiler ce qui se passe dans le monde du crime était tabou, Winter
le savait bien. C’était donc une nécessité vitale que l’identité
des indics soit connue du moins de gens possible. Sivertsson
ignorait tout de ceux qui travaillaient avec ses vingt et un
policiers en service opérationnel extérieur. Il ne connaissait même
pas leur nombre. Il ne voulait pas savoir et risquer une erreur,
même si c’était peu probable. Un simple bout de papier oublié sur
un coin de table pouvait conduire à la catastrophe. Seul le binôme
du policier savait quelque chose : On a rendez-vous ici ou là,
si je ne reviens pas, alors…
Winter savait aussi qu’il devenait plus difficile
aujourd’hui d’obtenir des informations de la part des témoins. Ils
étaient moins bavards. Les gens avaient peur. Or la police avait
besoin d’informations sur le Milieu, de membres du Milieu. Pourquoi
devenait-on un indic ? Pourquoi signer son arrêt de
mort ? Par goût du risque. Pour donner à sa vie une autre
dimension. Rester dans le monde du crime tout en étant un peu plus
que ça. Une manière d’être quelque
chose. Et de recevoir un sérieux coup de pouce en retour.
– Je ne sais pas si tu réalises le réseau
qu’on s’est fait par ici, déclara Sivertsson.
– Mais si.
– Je crois pas. On s’en fout, la nouvelle du
moment, c’est qu’on n’en a pas. Mais ça viendra.
– Comment peux-tu être sûr que cette affaire
n’est pas mêlée à un gros truc ?
– Dans ce cas ils auraient complètement
chamboulé leurs routines.
– Qui ça « ils » ?
– Les gangs. Ou les criminels en free lance.
Je te répète qu’il est impossible de mener une grosse opération,
dans la came par exemple, sans qu’on n’apprenne rien. Pareil pour
les petites opérations. Impossible.
– Et pourtant elles se font, remarqua
Winter.
– C’est pas extraordinaire ? ! Ça
m’a toujours étonné qu’il existe encore de la criminalité alors que
la police est infiltrée partout.
– Intéressant, Holger. Tu crois qu’on a
affaire à des amateurs ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Quelques pauvres types qui se seraient
lancés dans le business sans en mesurer les risques ? Qui
seraient tombés par hasard sur un lot d’héroïne, ou bien qui
l’auraient volée, et qui se seraient fait rectifier.
– Le truc est énorme, Winter. Tu t’en rends
peut-être pas compte depuis ton centre-ville, mais je peux te dire
que ça cause de Jimmy Foro par ici, de ce qui s’est passé dans la
boutique. C’est pas rien, même à notre échelle.
– Compris.
– En tout cas, on aurait dû savoir, Winter.
Une de nos sources aurait dû être informée, au moins après coup,
entendre quelque chose. C’est impossible de n’avoir aucune fuite
sur un truc pareil.
– C’est donc l’impossible qui vient de se
produire ?
– Ce que je dis, c’est qu’il ne s’agissait
pas d’un règlement de comptes ou d’un machin du genre. C’était pas
une affaire de came.
– Il y a peut-être un lien avec un autre type
d’activité alors ? Prostitution ? Réseau de
passeurs ? Vol de matières premières ? Trafic de produits
alimentaires ?
– De produits alimentaires ?
– Sérieusement, Holger.
– Tu ne te moques pas de moi ?
– Non.
– J’aime mieux ça, parce que c’est du
sérieux, le trafic de produits alimentaires. On a eu de gros
problèmes de ce côté-là. Mais quelle que soit la branche concernée,
dans cette histoire, on aurait dû savoir quelque chose, un petit
quelque chose au moins.
– Alors de quoi s’agit-il ?
– C’est à toi de trouver la réponse,
Winter.
– Désolé, je réfléchissais à haute
voix.