30.
Parfois d’autres gens arrivaient de notre pays. Ça dépendait des années. Certains avaient un lointain parent installé en Suède, mais la plupart du temps ils ne connaissaient personne. Tous, ils avaient été obligés de s’enfuir, ou alors ils étaient partis sans rien ou presque quand le jour était venu de le faire. Ils arrivaient ici sans rien du tout.
Ma mère restait à la maison, elle avait peur du monde extérieur.
Nous aussi, on avait sans doute un peu peur.
Tout était différent. Il y avait des gens de chez nous dans les rues, mais parfois, ça rendait les choses encore plus bizarres : on atterrissait dans un pays étranger et on était pris en charge par des gens qui étaient là depuis un moment et qui avaient commencé à changer. J’ai pu voir à quel point certains avaient changé.
Nous aussi, on a changé.
J’ai commencé l’école, mais ça ne se passait pas bien.
Je n’arrivais pas à rester en place. Je passais mon temps à regarder par la fenêtre : je suivais des yeux le ballon qui semblait toujours voler dans la cour.
À la récréation, je restais dans mon coin, toute seule. Je ne me mêlais pas aux jeux des autres élèves. J’avais un ou deux amis, des copines, mais on n’allait jamais les uns chez les autres.
Et puis, un jour, mon frère a ramené deux hommes à la maison, et c’est là que tout a changé.
Pas tout de suite, mais il y avait quelque chose qui… planait dans l’air, je ne sais pas comment dire. C’était comme un vent malin qui se serait glissé par la porte quand les deux autres types sont entrés chez nous. Un vent mordant, cruel. Impossible à faire sortir.
Je n’ai pas compris. Au début, je n’ai pas compris.
Les deux types ne sont pas revenus et c’était comme si le danger avait été enterré. Je voulais que ça soit enterré, ou bien complètement brûlé.
Et puis ils sont revenus. Je ne reconnaissais pas leur visage.
Ma mère était assise sur le sofa, comme une aveugle.
Elle ne voyait rien.
Elle n’a pas vu mon visage à ce moment-là.
Elle n’a pas vu à quoi ressemblait mon frère après avoir été battu par eux.
Tu n’as pas le choix, ils lui ont dit.
Mais on a toujours le choix. On peut tous faire un choix. Je pense qu’il faut le comprendre, parce qu’à ce moment-là, on peut faire quelque chose, même si c’est horrible. Au moins on a compris, avant qu’il soit trop tard. Si on s’y prend trop tard, on ne peut plus rien faire, ni de bien, ni de mal, rien d’horrible, rien. Parfois, on n’a pas plus d’une seconde pour décider.