1.
D’aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu le sable. Le sable. Quoi d’étonnant ? Je le faisais couler entre mes doigts, je le sentais glisser sous mes pieds.
Je m’en souviens comme si c’était hier. Debout dans le sable. Le froid la nuit. La chaleur durant le jour n’offrait aucune échappatoire. Il n’y avait pour ainsi dire aucune route dans le désert, ni pour en sortir ni pour y entrer. Un jour ma mère m’a dit : « c’est comme un navire sans voile ». Je lui ai demandé ce qu’elle entendait par là, elle qui n’avait sans doute jamais vu la mer, ni même de voile ou de bateau, mais elle ne m’a pas répondu. Et je n’avais encore jamais vu de voile, moi non plus.

Le vent, lorsqu’il se levait, faisait claquer la toile de tente. Juste avant l’arrivée du froid. La nuit, on aurait aimé pouvoir s’extraire de son propre corps. Vous comprenez ce que je veux dire ? On était réduit à des os ; plus de chair, plus de sang. On ne voulait plus qu’échapper à soi-même, à tout ce qui se passait autour de nous. Elle approchait, la minute où nous quitterions notre corps, la seconde décisive. Vous voyez ?

Nous nous efforcions de marcher durant le jour. Notre marche n’a pas duré si longtemps, mais au bout d’un jour ou deux, je ne me souvenais déjà plus quand nous avions quitté le village. Ç’aurait pu remonter à la dernière lune. Sous le règne d’un autre dieu. Sauf qu’il n’y en avait qu’un. Partout présent au village, pour tous. Dieu est grand, Dieu est grand. Et tout le tralala.

Mon père a crié vers Dieu quand ils l’ont tué. Mon frère a crié presque en même temps, comme en réponse au cri de mon père, et puis il est mort, une mort qui suivait une autre mort, qui suivait notre père. Vous comprenez ? Ça m’étonnerait.
Tandis que nous marchions sous ce foutu soleil, il se formait dans notre mémoire un écran aussi blanc que la lumière du désert. Vraiment. Les yeux me brûlaient. Je ne voyais pas dans ceux de ma mère. Je n’avais pas croisé son regard depuis que nous avions quitté le village.
Je ne me rappelle pas comment nous y avons échappé.
Peut-être parce qu’ils voulaient tous les tuer en même temps, ils n’ont pas pu massacrer tout le monde. Et puis au fur et à mesure, le soleil avait baissé dans le ciel, c’est comme ça que nous avons pu nous échapper. Ma mère s’est emparée de moi comme d’un fagot de bois, assez encombrant mais pas trop lourd. Alors elle m’a jeté un regard… comme si c’était la dernière fois, à la lumière du soleil jaune orangé. Et nous nous sommes enfuis dans la nuit.

Je me souviens du sang. Il paraissait presque noir sous les derniers rayons du soleil. Comme du pétrole. Il y en avait beaucoup sous cette terre, vous devez le savoir, tout le monde sait ça, j’en avais vu tous les jours, du pétrole, le sol en était imbibé presque autant que du sang à l’époque. Maintenant le sang depuis longtemps versé a pénétré dans le sable et le pétrole attend loin sous la terre et je comprends qu’il vaille plus cher – il est plus épais. L’eau, plus fluide que le sang, vaut davantage elle aussi.
Et puis j’ai dû courir à nouveau. J’avais encore vu du sang. Aussi noir. Le même bruit. J’ai entendu un cri. Une explosion de lumière, qui m’a fait cligner les yeux.