10.
Winter roulait vitre baissée. Il croyait sentir le parfum de la mer. Un parfum salé. Il dépassa le centre d’Angered. Les parkings s’étendaient à l’infini. Comme les bâtiments dans cette zone, ils avaient été construits en prévision de l’avenir. Et l’avenir était maintenant là.
Il poursuivit en direction du sud, derrière la voiture d’Halders. Winter voyait pointer son coude brun et poilu. Son collègue était en jean et T-shirt. Winter, lui, avait passé une chemise en lin et un pantalon en coton ce matin-là. Il était encore à moitié endormi et les résidus d’un rêve qu’il avait maintenant oublié l’avaient accompagné dans ses mouvements. Un rêve de plage, de mer, comme souvent depuis son retour d’Andalousie. De longues lignes droites qui s’étageaient au loin, comme des horizons parallèles à l’infini.
Elsa avait appelé depuis son lit tandis qu’il s’habillait, il était allé voir dans la chambre des filles, mais elle n’était pas réveillée.
Il avait bu une tasse de café dans la cuisine silencieuse. Il avait repensé à la mer. Aux émigrants. Ils prenaient la mer. La mer bleue. Rouge. La mer rouge. La mer Méditerranée. Winter avait vu des gens se faire harponner à l’ouest d’Estepona. Il savait qu’ils étaient des milliers à tenter de joindre Ceuta, mais ne connaissait pas l’endroit n’ayant pas très envie de visiter le Maroc, encore moins la petite enclave espagnole sur la terre d’Afrique. Un reliquat d’impérialisme. C’étaient là les avant-postes de l’Europe. Il savait que des gens mouraient, pris par la houle, avant même d’avoir touché terre. Ils n’avaient pas eu le droit ni le temps de mourir en Europe. Il avait fait quelques promenades solitaires en direction de La Linea. La côte n’était pas très belle à voir.
Halders leva le bras vers la gauche avant de tourner. Comme dans le temps. Winter se souvenait d’une sortie en voiture quand il avait trois ou quatre ans. Au lieu des clignotants, des flèches, comme des petits drapeaux rétractables. Ce devait être la voiture d’oncle Gösta, un modèle bas de gamme en tout cas. Son père, lui, roulait en Mercedes. Et Winter en avait acheté une dès qu’il avait pu. Ça avait mis du temps. Il n’en avait rien dit à son père, étant donné qu’à cette époque-là ils ne se parlaient plus. La réconciliation avait fini par avoir lieu, mais trop tard. Et Bengt Winter était décédé à l’hôpital Costa del Sol à Marbella, quelques minutes avant que son fils ne pénètre dans la chambre.
Winter suivit son collègue sur la route d’Hammarkulle, un peu plus au sud. Ils se garèrent sur la place principale et, après avoir fermé sa voiture, Halders le rejoignit.
– Ils habitent entre la station de tram et la place. Rue du Plateau. (Il désigna la place.) Ça fait petite ville de campagne.
– Soit c’est la ville, soit c’est la campagne, objecta Winter en s’extirpant de sa Mercedes.
– Bon, ben disons la cambrousse, répondit Halders en jetant un regard alentour. C’est comme ça que je vois l’arrière-pays en tout cas.
– De quel pays tu parles ?
– Le nôtre, notre mère patrie, bien sûr. Ou notre père patrie, si tu préfères.
– Tu ne viens pas de Västerås, Fredrik ?
– Pourquoi tu me poses cette question ? répliqua l’inspecteur sur un ton méfiant.
– Juste comme ça.
– C’est jamais innocent, soupira Halders en se dirigeant vers la place.
– Attends, l’arrêta Winter. On nous fait signe.
– Où ça ?
– Là-bas, près des rochers.
Halders finit par l’apercevoir. Un type en veston, malgré la chaleur, et qui devait avoir à peu près leur âge. Il leva de nouveau la main. On aurait dit qu’il souriait, mais ce n’était pas sûr, avec ce foutu soleil qui commençait à monter dans le ciel et vous éclatait en pleine figure ou se réfléchissait contre les murs et les vitres.
– L’interprète ne devait pas arriver avant une demi-heure, s’étonna l’inspecteur. À 9 heures. Mais ça doit être lui.
Ils allèrent à sa rencontre. L’homme grimaçait – il avait le soleil dans les yeux.
– Mozaffar Kerim, se présenta-t-il en tendant la main vers Winter, puis vers Halders. Je suis un peu en avance.
– Nous aussi, répondit Halders.
– Vous vivez à Hammarkulle ? demanda Winter.
Kerim tressaillit. La question était abrupte, comme dans une audition. Ce n’est pas une audition, songea Winter. J’ai besoin de son aide.
– Non… à Gårdsten.
– Vous connaissez la famille Aziz ?
– Seulement à la mode kurde.
– Et ça veut dire quoi ? s’étonna Halders.
– Comme des frères et sœurs.
– Ce que j’aurais voulu savoir, c’est si vous les avez déjà rencontrés. Personnellement.
– Juste une fois, répondit Kerim. Dans une fête.
– Vous organisez de grandes réunions ? demanda Winter pour essayer de détendre l’atmosphère.
– Parfois.
– Et vous aviez déjà rencontré Hiwa Aziz ? reprit Halders.
– Je crois bien. Mais pas souvent… comment dites-vous ? Fugitivement ?
Winter vit son regard fléchir, peut-être sous l’effet du soleil, peut-être parce qu’il était temps d’y aller, mais peut-être aussi pour autre chose.
– D’où vient leur patronyme ? Aziz.
– Probablement de leur père, répondit Kerim d’un air surpris. Si le père avait été là, les enfants auraient porté le nom de leur grand-père paternel.
– C’est comme ça que ça fonctionne ?
Kerim hocha la tête.
– En fait, nous avons trois noms.
– Et ce père, où est-il ? demanda Winter.
– La famille est venue sans lui.
– Que s’est-il passé ?
– Je ne sais pas. Il est mort. Assassiné. Au Kurdistan. Le Kurdistan irakien, je crois. À moins que ce ne soit du côté turc.
– Vous savez de quel endroit ils venaient ?
– Non.

La sœur aînée leur ouvrit la porte. Halders ne lui demanda pas où elle se rendait la dernière fois, quand il l’avait vue traverser la place. Ça n’aurait pas été un bon début pour une audition. Ou plutôt une conversation, comme Winter proposa d’appeler la chose.
Ils la saluèrent.
– Nasrin, fit-elle.
Elle tourna immédiatement les talons et leur indiqua une chambre qui donnait sur le couloir. Les murs étaient peints en blanc, ou du moins paraissaient tels dans le contre-jour. Le soleil pénétrait en plein car les fenêtres ne comportaient ni stores ni rideaux. Le couloir conduisait ensuite à une pièce plus importante. Une femme d’un certain âge se leva en même temps qu’une petite fille à ses côtés. Toutes deux paraissaient apeurées. La femme ressemblait à ses filles, mais elle était plus forte et plus petite que Nasrin. Les mêmes yeux, pas de doute. Quant à ceux du fils aîné, Winter avait pu les voir sur une photo prise de son vivant. Mort, Hiwa n’en avait plus. Cette inquiétude, se dit Winter, il fallait s’y attendre. Mais c’est déjà mieux ici qu’au commissariat. Malgré les aménagements qu’on y avait faits, la salle d’audition n’était guère sécurisante. Winter ne pensait pas à l’enquête pour le moment. Ça viendrait après. Sa seule préoccupation, c’étaient maintenant les gens qu’il avait en face de lui. Sur la table reposait un plateau chargé de verres à thé ainsi qu’une assiette de confiseries, baklava, halva, d’autres gâteaux en forme de nids d’oiseaux ainsi que des fruits et des graines de tournesol. La mère avait tout confectionné pour ses hôtes. Ils étaient les bienvenus. Il devrait goûter le thé et le mille-feuille au miel – et n’aurait pas besoin de se faire prier.
Ediba Aziz avait repris sa place. Elle avait prononcé son nom à mi-voix et l’interprète le leur avait répété. Mozaffar Kerim restait debout, près de la petite sœur prénommée Sirwa. Plus tard, un autre jour, Nasrin leur apprendrait que Sirwa signifiait « vent léger », Hiwa « espoir », et, Azad, le prénom du petit frère, « paix »… et que ces prénoms kurdes étaient interdits sous le régime de Saddam Hussein.
– Et le tien, que signifie-t-il, Nasrin ? lui avait demandé Winter.
– C’est une fleur que vous ne devez pas connaître. Et Erik, au fait ?
– Je n’en sais rien, avait-il répondu.
– Ce ne serait pas un nom de roi en Suède ?
– Si.
– Alors ça doit avoir un rapport avec la royauté, avait-elle conclu.
Il avait fait une recherche sur Internet. Erik signifiait « souverain » mais également « solitaire ». Hiwa, l’espoir, songea-t-il alors, Sirwa le vent léger, léger comme un pas.

Nasrin s’était installée dans un fauteuil profond tout près de la fenêtre et regardait au dehors comme si rien de ce qui se passait dans la pièce ne la concernait. Telle fut en tout cas l’impression de Winter : Je ne suis pas là, faites sans moi.
Il savait que la famille était arrivée en provenance du nord de l’Irak cinq ans auparavant. En provenance du Kurdistan, ce pays qui n’en était pas un et que se partageaient l’Iran à l’est, l’Irak au sud, la Turquie au nord et la Syrie à l’ouest… Il leur appartenait sans leur appartenir. Les Kurdes s’étaient répandus au-delà de leur territoire d’origine, puis à travers le monde entier, ils avaient franchi les frontières non reconnues comme telles de leur pays : une forme de diaspora qui rappelait si besoin en était que vivre sans frontières ne signifie pas toujours vivre libre.
Et c’était ici qu’ils s’étaient arrêtés. La famille Aziz ignorait encore si elle aurait le droit de rester. Elle était en attente d’une décision de la part des autorités suédoises. Ces dernières prétendaient que la situation dans le nord de l’Irak était suffisamment calme depuis un certain temps pour qu’il n’y ait aucune raison de fuir cette zone. De ne pas y retourner. Les autorités suédoises étaient certainement les plus compétentes en la matière.
Le fils aîné aura obtenu son permis de séjour permanent, pensa Winter.
Nasrin continuait à fixer la fenêtre malgré la luminosité intense. On aurait dit qu’une lampe halogène était braquée sur l’appartement. Comment fait-elle, sans lunettes de soleil ? se demanda-t-il. Sirwa le regardait droit dans les yeux, avec un visage ouvert. Elle n’était encore qu’une enfant. Quant à Ediba, elle ne voyait personne. Elle gardait les yeux fermés, comme en prière. Peut-être priait-elle pour son fils qui avait obtenu de reposer en terre suédoise. Cette terre si sacrée en Suède. Et toujours prête à recueillir des victimes en offrande. Mozaffar Kerim, lui, regardait le commissaire. Il attendait qu’on lui donne quelque chose à traduire. Ou à interpréter. C’est surtout ça, considérait Winter en se préparant à parler. Pas une traduction littérale mais une réinterprétation. Et si Mozaffar ne s’en acquittait pas correctement ? Lui ou bien les autres membres de la famille. Il peut avoir ses raisons. Il pourrait mentir sur certains points. Heureusement, Fredrik parle couramment le kurde.
– Madame Aziz…, commença Winter.
Elle ne parut pas réagir. Elle avait toujours les paupières fermées.
Sur un mot de Kerim, elle leva les yeux vers lui.
– Nous avons quelques questions à vous poser. Ce ne sera pas très long.
Il ne savait pas comment l’atteindre, tant elle lui paraissait enfoncée dans son chagrin. C’était parfois comme une grotte, très sombre et très profonde. Elle était déjà rentrée à l’intérieur, quelques années auparavant. Et voilà qu’elle s’y retrouvait de nouveau. Winter entendit Kerim répéter ses paroles, du moins supposait-il que c’étaient les siennes. Mais désormais il parlait directement à Ediba Aziz. C’était elle qu’il regardait, et non pas l’interprète. Il fallait qu’elle lui rende son regard. Il posa la première question concernant le défunt. Winter pensait que la famille serait au complet. C’était ce qui avait été prévu.
– Où se trouve votre fils cadet ? Où est Azad ?
Elle leva les yeux et regarda autour d’elle, rapidement, comme pour constater qu’Azad était bien absent. Elle n’en paraissait pas surprise.
– Il est sorti, répondit-elle en jetant un œil à la fenêtre.
De l’autre côté de la vitre, Winter voyait se détacher le lourd feuillage d’un érable, pareil à un mur de verdure. Peut-être Azad se cachait-il derrière. Kerim avait suivi le regard de la femme, comme si cela entrait dans ses attributions de suivre les regards et les mouvements. C’est bien, pensa Winter. Les mots ne disent pas tout. Il en avait fait l’expérience au cours de ces milliers d’auditions, plus ou moins longues, qu’il avait pu mener dans sa carrière. Il s’agissait surtout de les interpréter. Les mots pouvaient dire une chose et son contraire. Il lui était arrivé d’interroger des suspects pendant des heures, des jours ou des semaines sans parvenir à se débarrasser de l’impression qu’on lui parlait dans une langue étrangère. Et pour la traduire, il ne pouvait compter que sur lui-même.
– Le gamin était censé être là, lui glissa Halders à l’oreille. Ils devaient être tous réunis.
– Où est Azad ? répéta Winter.
– Vous pourriez le laisser tranquille.
La remarque venait de Nasrin. Elle s’était retournée vers le commissaire lorsque sa mère avait commencé à regarder par la fenêtre. Comme s’il n’y avait pas de place pour deux regards. À travers les vitres, la rue du Plateau et de l’autre côté, une cour d’école, avec des enfants qui poussaient le ballon ou causaient entre eux par petits groupes. Il n’y avait pas classe aujourd’hui mais ils pouvaient quand même accéder aux terrains de sport.
Nasrin n’avait pas besoin des services de l’interprète. Elle parlait suédois sans aucun accent.
– Que voulez-vous dire, Nasrin ?
Winter ne désirait pas parler avec elle, pas encore, mais il y était obligé, car il ne voulait pas avoir l’air de l’ignorer, pas maintenant.
– Rien du tout. Je dis juste qu’on n’a pas besoin d’Azad. Il n’a pas envie d’être là. (Elle indiqua la fenêtre d’un signe de tête.) Tout ce qu’il veut, c’est rester dehors à faire du vélo.
– Du vélo ?
– Oui, du vélo. Il adore ça. Il doit circuler dans le quartier.
Impossible, réfléchit Winter. Ça ne peut pas être lui. On est trop loin de Bergsgårdsgärd, de Hjällbo. Quoique. En pédalant vite. Il n’avait jamais vu de photo d’Azad. Il demanderait qu’on lui en montre une avant de partir. Kerim lui lança un regard : On continue ? Le commissaire se tourna de nouveau vers la mère. Elle fixait toujours un point quelque part dehors.
– Il faut que je vous pose quelques questions concernant Hiwa, madame Aziz.
Elle ne répondit pas. Il n’était pas sûr qu’elle ait entendu. Il répéta la question et Kerim lui fit écho. Pas de meilleure façon pour apprendre une langue étrangère. Il vit Nasrin ouvrir la bouche avant de renoncer à parler. Qu’avait-elle à dire ? Laissez-le tranquille ? Mais ils ne pouvaient pas le laisser tranquille. En paix. Les morts n’avaient plus la paix une fois que Winter était entré dans leur mort. Dans leur vie. C’était comme si, d’une certaine façon, il leur redonnait vie.
– Depuis combien de temps Hiwa travaillait-il chez Jimmy Foro ?
Elle gardait toujours le silence. Winter répéta la question.
– Je ne sais pas… qui c’est, répondit-elle sans quitter la fenêtre du regard.
Winter aussi regardait dehors maintenant, comme l’interprète, et comme eux tous. C’est une audition de… profil, se dit-il en lui-même. À la mode égyptienne. Pas de tableaux au mur ici, mais des étoffes d’une texture épaisse sans être grossière. Les couleurs étaient passées, comme sous l’action conjuguée du soleil et du sable. À l’autre bout de la pièce, une carte dessinant les frontières d’un pays qu’il ne reconnaissait pas.
– Jimmy Foro, reprit-il. Celui qui possédait la boutique où travaillait votre fils, Hiwa.
Elle opina mais paraissait n’avoir jamais entendu le nom du Nigérian.
– Hiwa vous avait-il dit où il travaillait ?
Ediba Aziz secoua de nouveau la tête.
Winter regarda du côté de Nasrin mais la jeune fille ne bougea pas d’un iota. Elle avait décidé qu’elle ne dirait rien de plus, Winter le voyait, le sentait. Il faudrait compter sans elle, sans son aide. Elle avait un profil acéré, qui se découpait comme une ombre contre la fenêtre lumineuse. Il y avait six ans d’écart entre eux, entre Hiwa et Nasrin. Non, sept ans. Le chagrin doit la mettre hors d’elle. Littéralement hors d’elle. Drôle d’expression. Mais effectivement, Nasrin était là sans y être. Elle est dehors, là où son regard la mène, en dehors d’elle-même. Elle se fond dans la verdure, le soleil, elle reste avec les enfants peut-être.
– Je voudrais que vous me répondiez, madame Aziz. Avec des mots. Que vous me disiez quelque chose.
– Je ne savais pas qu’il travaillait dans ce magasin.
– Vous y êtes déjà allée ?
Elle releva les yeux, avec une expression d’intense surprise.
– Pourquoi est-ce que j’y serais allée ?
– Pour faire des courses, par exemple.
– C’est… trop loin.
– Vous savez où se trouve la boutique ? demanda Winter.
Elle paraissait maintenant confuse et regardait en direction de sa fille aînée, toujours de profil.
– Nasrin…
Nasrin se tourna vers elle.
– Oui ?
La mère désigna Winter d’un signe de tête.
– Qu’y a-t-il ? lui demanda la jeune fille.
– La boutique…, dit la mère.
– Oui, la boutique ?
– Où est-ce qu’elle se trouve ?
– À Hjällbo.
Ediba Aziz se tourna vers le commissaire :
– Hjällbo.
– Vous n’en connaissiez pas l’existence avant que votre fils… avant ce qui s’est passé ?
– Non.
– Il ne vous en avait jamais parlé ?
– Non.
– Il ne vous avait jamais parlé de son travail ?
– Non.
– Pourquoi ?
Elle ne répondit pas. Winter répéta sa question. Kerim la répéta, avant même que Winter ait eu le temps de finir sa phrase. Ils faisaient équipe désormais.
– Je… ne lui ai pas demandé.
– Mais vous saviez qu’il travaillait ?
– Un peu, répondit-elle après une pause.
– Vous saviez qu’il travaillait un peu ?
– Oui.
– Il ramenait de l’argent à la maison ?
– Oui.
– Beaucoup d’argent ?
– Non. Un peu.
– Comment ça, un peu ?
– Pas beaucoup.
Ce n’est pas une réponse, songea Winter. Elle ne sait pratiquement rien de ce boulot. Elle préférait sans doute ne pas poser de questions. Peut-être pensait-elle qu’il s’agissait d’un autre genre d’activité dont elle ne voulait rien savoir.
Tout à coup elle se leva, lentement, en adressant quelques mots à l’interprète.
– Elle a besoin d’aller…
– Pas de problème, l’interrompit Winter.
La femme traversa lentement le séjour comme si elle avait du mal à marcher. Winter ne voyait pas ses jambes, ni aucune partie de son corps, entièrement dissimulé à l’exception du visage.
La plus jeune des sœurs suivit sa mère du regard. Sa présence à elle n’était pas indispensable, se dit Winter. C’était une erreur.
– Tu peux sortir, Sirwa, si tu veux. Tu peux faire ce que tu veux. (Il essayait de sourire.) Tu n’es pas obligée de rester ici.
– Vous n’auriez pas pu le dire depuis le début ? lança Nasrin.
– Si.
Elle parut tout à coup étonnée, comme si c’était la dernière chose qu’elle attendait d’un policier.
– Nous avons sans doute eu tort, continua Winter.
– La police, avoir tort ?
– Ça peut arriver.
Halders confirma d’un signe de tête.
– C’est la première fois que j’entends ça. (Elle ne souriait pas mais il y avait dans son regard… de l’ironie peut-être… ou seulement de la résignation. Une certaine déception.) Vous ne reconnaissez jamais vos torts.
– Vous ne m’avez jamais demandé de le faire. Ni à Halders derrière moi.
Maintenant elle souriait, un vrai sourire, qui s’évanouit immédiatement.
– Nous n’avons pas confiance dans la police.
– Il y a plusieurs sortes de policiers, rétorqua Winter.
– Ah bon ?
– Écoutez, Nasrin, nous faisons partie de la brigade d’investigation, la police criminelle. Régionale. Nous sommes ici pour enquêter sur le meurtre de votre frère. C’est la seule raison de notre présence. Nous allons tout faire pour arrêter les assassins de votre frère.
Elle hocha la tête.
– C’est pourquoi nous devons poser ces questions. Certaines paraissent idiotes. Elles le sont peut-être. D’autres peuvent… paraître douloureuses. Je n’en sais rien. Nous avons beaucoup de questions à vous poser, surtout maintenant, dans l’enquête préliminaire. Juste après les événements. Vous comprenez ? Nous avons besoin de votre aide à vous, à votre mère, à votre famille. De toute votre aide.
– Personne ne nous a jamais aidés, déclara Nasrin.
Winter ne répondit pas. Il regarda Halders qui hochait la tête.
– Vous dites toute notre aide, reprit Nasrin. Mais nous, qu’est-ce qu’on y gagnera ?
Winter eut l’impression qu’elle allait en dire plus, mais elle préféra se taire et laissa de nouveau son regard dériver vers la fenêtre.
– Je peux y aller ? (C’était Sirwa.) Je peux sortir ?
– Bien sûr, lui dit Winter.
– Et voilà que maintenant vous venez nous demander de l’aide, poursuivit Nasrin sans regarder le commissaire.
Sirwa quitta la pièce. Sans doute sa sœur la verrait-elle bientôt jouer dans la cour en bas.
Winter se leva et se dirigea vers la fenêtre, mais il fit en sorte de ne pas cacher la vue à Nasrin. Un enfant se balançait sur l’une des deux balançoires. Comme toujours. Tous ces enfants sur des aires de jeux perdues quelque part. Sirwa apparaissait maintenant en bas de l’immeuble. Elle marchait rapidement en direction de l’aire de jeux sans un regard alentour, ni en arrière, ni vers les fenêtres de l’appartement. Une petite fille la salua d’un signe de main et Sirwa lui répondit du même geste. Puis elle disparut à l’angle d’un immeuble. Comme tous les enfants dans cette histoire, songea Winter. Ils finissent toujours par disparaître.
– Elle est très triste, entendit-il soudain dans son dos.
Nasrin s’était levée et se tenait auprès de lui.
Winter hocha la tête. Il ne demanda pas à Nasrin ce qu’il en était pour elle. Cela aurait pu tout gâcher. Mais tout était déjà gâché, quoi qu’il pût dire, quoi qu’il pût faire.
– Vous savez où elle va ?
– Je le sais très bien.
– Où ça ?
– Rejoindre Azad.
– C’est-à-dire ?
Elle garda le silence.
– La réponse peut-elle m’intéresser ?
– Non.
– Dans ce cas, je n’insisterai pas.
– Bien.
– Mais je voudrais vous interroger sur la boutique.
– Je comprends.
– Depuis combien de temps est-ce qu’Hiwa travaillait là-bas ?
– Depuis peu.
– Un mois ? Deux ?
– Quatre ou cinq mois peut-être. Je ne me souviens pas. Je ne sais plus quand il m’en a parlé la première fois. Et ça faisait peut-être un moment qu’il y travaillait.
– Comment a-t-il obtenu ce travail ?
– Je n’en sais rien. Il ne me l’a jamais dit.
– Vous connaissiez déjà l’endroit ?
– Oui… je savais où c’était. On n’est pas très loin de Hjällbo. La plupart des gens qui vivent dans ce quartier la connaissent, je crois. (Elle jeta un regard à Winter.) C’était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était pratique.
– Comment Hiwa a-t-il fait la connaissance de Jimmy Foro ?
– Je ne sais pas.
– Vous ne trouvez pas ça étrange qu’il ne vous en ait rien dit ?
– Je ne lui ai pas posé la question.
– Mais tout de même.
– Pour moi, et pour lui aussi, ce qui comptait, c’était qu’il ait un job, même à temps partiel. (Elle fit un geste en direction d’Hammarkulle et de tout ce qu’on pouvait voir, ou ne pas voir, par la fenêtre.) Il n’y a pas de travail ici. Surtout pour nous.
– Où en êtes-vous personnellement, Nasrin ?
– Moi ? Quelle importance ?
– Vous faites des études ?
– Oui, ça vous étonnera peut-être. Je suis en terminale, dans la filière sciences sociales.
– Au lycée d’Angered ?
– Où d’autre ?
– Comment voulez-vous que je le sache ?
– On verra pour combien de temps encore, ajouta-t-elle.
– Mmm.
– Vous voyez ce que je veux dire ?
– Oui.
– Qu’est-ce que vous en pensez ?
– Du fait que votre famille n’obtiendra peut-être pas de permis de séjour ?
– Oui, la mienne et beaucoup d’autres.
– Je trouve ça terrible.
– Mais vous collaborez pourtant avec ceux qui expulsent les étrangers.
Winter ne répondit pas.
– Est-ce que vous êtes obligés d’y mettre tant de zèle ?
– Non.
– Mais vous le faites.
Winter ne répondit pas, là encore. Il vit par la fenêtre une femme qui tenait un enfant par la main et lui brossait les genoux pleins de sable avant de s’éloigner. Il y avait beaucoup de sable en bas sur l’aire de jeux, exagérément grande par rapport au nombre d’habitants du quartier.
– Avez-vous déjà rencontré Jimmy Foro ? demanda le commissaire en se tournant vers la jeune fille.
– Non.
– Vous n’avez jamais rendu visite à Hiwa sur son lieu de travail ?
– Si, une ou deux fois. Deux, je crois.
– Pas plus ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Je n’aimais pas cet endroit. Je ne sais pas… ça ne me plaisait pas. (Elle fixait du regard la fenêtre.) Et c’est encore pire maintenant.
– Pourquoi cette mauvaise impression ?
– Je ne sais pas.
– Qu’est-ce qui ne vous plaisait pas ?
– Je ne sais pas.
– Est-ce que ça avait un rapport avec Jimmy ?
– Quel rapport ?
– Est-ce que c’était à cause de Jimmy que vous n’aimiez pas la boutique ?
– Je ne l’ai jamais rencontré. Je viens de vous le dire.
– Bien sûr. Excusez-moi.
– Vous le saviez très bien. Vous n’êtes pas gâteux. Vous saviez que je l’avais dit.
Winter garda le silence.
– Vous essayez de me piéger.
– Non.
– Bien sûr que si.
– Nous évoquions votre mauvaise impression quant à cet endroit, reprit Winter après une courte pause. Avez-vous déjà rencontré d’autres personnes sur place ? Des clients ? Des amis ? Des gens de sa connaissance ?
– Non.
– Saïd Rezaï ? Cet homme qui s’est également fait assassiner ? L’avez-vous déjà rencontré ?
Une question directe.
– Je ne crois pas, répondit-elle. C’est possible, mais je ne le connaissais pas, donc je ne me souviens pas si je l’ai déjà rencontré, c’est normal.
– Nous vous le montrerons en photo.
– C’est indispensable ?
– Des photos d’avant… le drame.
Il vit une petite fille apparaître à l’angle d’un immeuble, en bas. C’était Sirwa. Sur ses talons, un petit garçon. Azad. Le vent léger et la paix, main dans la main.
Ils regardèrent vers la fenêtre à laquelle se tenaient Winter et Nasrin.
La jeune fille leur adressa un signe de la main. Ils lui répondirent du même geste, sans un sourire.
Winter les imita, un peu bêtement.
– Le seul dont je me souvienne, déclara Nasrin, le regard toujours rivé sur ses frère et sœur, c’est Hussein.
– Hussein ?
– Oui, Hussein Hussein. C’est son nom. Il est irakien je crois, mais pas kurde.
– Vous le connaissez ?
– Seulement de la boutique. Il y bossait aussi. Je ne l’ai vu qu’une fois.
Winter entendit un bruit dans son dos. Il se retourna. Halders avait heurté une chaise et le commissaire remarqua l’expression de surprise dans le regard de son collègue.
– Hussein Hussein ? Il travaillait là-bas ? Il y avait quelqu’un en plus de Jimmy et Hiwa ?
– Oui. Hussein Hussein y bossait aussi. (Elle regarda Winter droit dans les yeux.) Vous ne le saviez pas ?