11.
– Hussein Hussein, c’est quoi cette histoire ? !
– C’est son nom, répondit Winter. Tout simplement son nom.
– Merci, j’avais compris, bordel, continua Halders. C’est de la situation que je parle.
– Mais nous ne savons pas si c’est son vrai nom.
– Ni s’il existe vraiment.
– Pourquoi mentirait-elle à ce sujet ?
– C’est toi qui me poses la question, Erik ?
– Oui.
– Est-ce que c’est une question, d’abord ?
– Essaie d’y répondre, Fredrik. Pourquoi mentirait-elle ?
Ils tournaient à l’angle, encore un, de l’école du Plateau. Le bâtiment présentait la même architecture que les autres dans ce quartier. Tous identiques. Des enfants jouaient au foot. Le ballon vint atterrir aux pieds de Winter qui shoota dedans et parvint à le renvoyer à l’autre bout du terrain. La petite bande poussa des cris d’enthousiasme.
– Pas mal, reconnut Halders. Et du gauche en plus. Je ne me souvenais pas que tu tirais du pied gauche.
– Je tire des deux pieds.
– Faut qu’on remette ça avec l’assoc de la police.
– Tu es banni de l’équipe à vie, Fredrik.
– Ils ont sûrement oublié depuis le temps.
– Tu peux être sûr que ça leur reviendra à la minute où ils te verront entrer sur le terrain.
Halders ne répondit pas. Un petit garçon de six ou sept ans les regardait depuis le porche d’un immeuble. Il portait des lunettes en écaille qui lui mangeaient la moitié du visage. Halders lui fit un petit signe de la main. Le visage de l’enfant s’illumina d’un grand sourire.
Ils poursuivirent en direction de l’école puis tournèrent à droite à la hauteur de la Pizzeria Gloria.
– Une petite faim ? lança Halders.
– C’est fermé.
Ils traversèrent la place d’Hammarkulle. Winter avait appelé Möllerström depuis l’appartement des Aziz. L’archiviste de la brigade criminelle avait lancé une recherche sur le nom qu’il lui soumettait. Winter consulta sa montre. Il avait donné l’alerte et tout le monde était maintenant sur les traces d’un certain Hussein Hussein. On demanderait à Nasrin d’essayer de se rappeler son physique. Il fallait bien se servir du nouveau logiciel : on verrait un portrait-robot se dessiner à l’écran. Il leur manquait encore beaucoup de visages. Celui du petit garçon lui revint subitement à la mémoire. Ce n’était pas Azad Aziz, d’ailleurs il n’y avait jamais vraiment cru. C’était un autre gamin, qu’il importait de retrouver autant que de trouver Hussein, songea Winter. Peut-être plus.
– Hiwa m’a dit qu’Hussein travaillait de temps en temps à la boutique, avait déclaré Nasrin.
– Quand est-ce qu’il vous a dit ça ?
– Quand j’y étais. Et Hussein aussi.
– Vous l’avez salué ?
– Non. Je l’ai juste vu.
– Que faisait-il ?
– Ce qu’il faisait ?
– Sur le moment.
– Il ne… faisait rien. Il était là, c’est tout.
– Dans la boutique ?
– Oui, bien sûr.
– Comment ça s’est passé ? Hiwa a-t-il pointé du doigt vers lui en disant qu’ils travaillaient ensemble ?
– Oui… à peu près. Ou alors il l’a désigné d’un signe de tête.
– Pourquoi ne pas en avoir parlé avant ? avait demandé Winter.
– Je croyais… que vous étiez au courant. Que ces choses-là, vous les saviez automatiquement.

Halders ouvrit sa portière. Ils avaient dépassé la Pizzeria Maria qui était ouverte, mais Winter n’avait pas faim.
– Je ne pense pas qu’elle mente, commenta Halders.
– Elle aurait pu nous le dire à notre première visite. Votre première visite.
– On ne lui a pas posé la question, concernant d’autres employés. (Il referma la portière.) Enfin… employé. Si ça se trouve, c’était juste un mec qui les a aidés un jour à déballer des conserves en échange d’un petit biffeton.
– Il était quand même sur place.
– Plus maintenant.
– Où peut-il bien être ? Pourquoi ne s’est-il pas manifesté ?
– Y a pas mal de réponses envisageables, tu crois pas ?
– En tout cas, il faut absolument qu’on le retrouve, déclara Winter.
– Quelles que soient ses raisons de se cacher.
Le téléphone portable de Winter se mit à sonner.
– Bergsjö, lui cria Möllerström dans l’oreille.
– Tu parles d’Hussein ?
– J’ai transmis la consigne aux gars qui font l’enquête de voisinage à Hjällbo. Quelqu’un connaissait un Hussein ayant bossé dans la supérette. Mais ça restait vague.
– OK, Jan.
– On n’a pas pu en tirer grand-chose. Le mec a juste dit qu’il pensait qu’Hussein habitait à Bersjö.
– Qu’est-ce qui lui faisait penser ça ?
– Aucune idée. C’est sûr que ça fait pas lourd comme info. (Winter entendait Möllerström taper sur son clavier.) Il y a plusieurs Hussein Hussein à Göteborg. Mais ils n’ont peut-être pas tous le téléphone. (Nouveaux tapotements.) On n’a pas d’Hussein Hussein dans les registres de la police en tout cas. Un Hassan Hussein oui. Cambriolage.
– Renseigne-toi sur lui. Et vérifie ce qu’il y a comme services logement à Bergström. Essaie de voir s’ils n’ont pas un locataire de ce nom-là et rappelle-moi tout de suite.
– Justement j’y pensais.
– Bien, répondit Winter.
Il raccrocha.
– Direction Bergsjö, lança-t-il à Halders tout en regagnant sa voiture à grands pas.

Ils prirent la route de Gråbo avant de s’engager sur celle de Bergsjö. Ce quartier s’étendait de plus en plus haut à l’est de la ville. Malgré son nom, il ne comportait pas de lac, mais le mont, lui, existait bien. Bergsjö était un plateau couvert de bois et de béton, une sorte de gigantesque château fort du Moyen Âge que la route enserrait comme des douves. C’était un lieu étrange, surréaliste, d’autant que l’on avait donné aux rues des noms renvoyant au monde de l’espace pour une raison qui échappait complètement à Winter : rue de la Stratosphère, de la Nébuleuse, rue de l’Univers, du Météore, de la Comète…
Il se gara sur la place de l’Espace. L’espace… peut-être ces noms étaient-ils en rapport avec un certain futur. On avait bâti pour l’avenir ici. En grand. Peut-être dans la perspective d’accueillir les habitants d’une autre planète.
Halders sortit de sa voiture, garée tout près de celle de Winter.
– Ça remonte à quand ta dernière visite dans les parages ? lui demanda-t-il en jetant un regard circulaire.
Winter se mit à réfléchir.
Là-bas, sur cette esplanade en béton, devant le pub de Bergsjö, il avait dû se battre contre un type. L’établissement n’existait pas encore. Le toxico était armé d’un couteau. Un bon petit Suédois, il y en avait pas mal ici à l’époque. Winter se rappelait encore son regard. Il avait risqué sa vie. Le type avait des mouvements de reptile, un cerveau reptilien sans doute aussi. C’était par un jour d’été, comme maintenant. Est-ce qu’il y avait déjà un centre médical ? Winter voyait l’enseigne à quelques mètres. Quand est-ce qu’il s’était battu ici ? Ça devait faire au moins quinze ans. Est-ce qu’il avait eu l’occasion de repasser dans le quartier ? Aucun souvenir.
La sonnerie de son portable retentit.
– Oui ?
– 20 rue de la Terre. (La voix de Möllerström résonnait comme s’il avait appelé de très loin dans l’espace interstellaire.) Le logement social compte un double Hussein à cette adresse.
– Il vit seul ?
– D’après le bail, oui.
– Bien, Jan.
– Sois prudent.
– Je suis avec Fredrik.
– C’est à ça que je pensais.
– Envoie-nous une bagnole.
– Les gars sont en route.
– Demande-leur de nous attendre sur la place de l’Espace, précisa Winter. Ils peuvent m’appeler en arrivant, je garde mon portable allumé.
Winter raccrocha et rangea l’appareil dans sa poche de chemise.
– Rue de la Terre.
– Il y a un plan de quartier là-bas, répondit Halders.
Consultation : la rue formait un arc de cercle un peu plus au nord.
Halders se passa la main sur le crâne. Il avait trop chaud, son visage était rouge pivoine.
– Il faut que j’aille me mettre à l’ombre.
La place était écrasée de soleil. Les ombres se découpaient à angle droit, avec un tranchant acéré. À perte de vue, des étendues de béton et de ciel. Les rues qui se croisaient autour de la place semblaient taillées d’un seul bloc. Espace et lumière, se dit Halders. Ça lui rappelait une pochette de disque. Pink Floyd : Wish you were here. J’aimerais que tu sois là.
En marchant vers la rue de la Terre, ils passèrent devant une crèche. Au milieu de la cour trônait une grande locomotive en bois. Les immeubles se succédaient les uns aux autres, de grands ensembles filant à l’horizon, comme toujours dans ces banlieues.
– On y est, déclara Halders.
Le hall était silencieux, frais. Le nom d’Hussein Hussein était indiqué sur le tableau.
– Un peu comme si je m’appelais Fredrik Fredrik.
– Un Fredrik, c’est amplement suffisant, plaisanta Winter.
– Ha ha ha.
– Bon, on y va.
– Quatrième étage.
Il régnait le même silence dans les étages. Pas un bruit ne filtrait des appartements. Les gens devaient être au boulot, ou alors à la mer, au bord des lacs. Ils n’avaient croisé personne en bas de l’immeuble. Winter appuya sur la sonnette qui retentit à l’intérieur avec une stridence bien inutile. Halders se tenait prêt. Prêt, semblait-il, à enfoncer la porte, ou du moins la serrure. Winter sonna de nouveau. Le signal résonnait dans tout le bâtiment. Le commissaire posa la main sur la poignée de la porte. Il appuya puis tira dessus.
La porte s’ouvrit.
Halders sortit son Sigsauer.
Le téléphone de Winter vibra dans sa poche de chemise.
– Oui ?
– Winter ? Wickström à l’appareil. On est arri…
– 20 rue de la Terre, le coupa Winter. On entre dans l’appart. Vous nous rejoignez.
– OK.
Halders avait poussé la porte avec le canon de son pistolet.
Ils se tenaient chacun d’un côté du mur.
– Hussein ? appela Winter, en essayant de ne pas forcer la voix. Hussein Hussein ?
– Police ! cria Halders.
Ils retenaient leur souffle. Pas un bruit à l’intérieur. Ce qui ne signifiait rien. Un pareil silence, c’était presque suspect.
– On y va, lança l’inspecteur.
Une porte s’ouvrit sur le palier d’en face.
Un petit garçon jeta un œil dehors.
– Salut ! Vous vous appelez comment ?
– Rentre chez toi et referme la porte, lui répondit Halders tout en lui faisant un petit signe de la main qui ne tenait pas le pistolet.
Le gamin ouvrit la porte encore plus grand, sur un couloir qui faisait face à celui d’Hussein. Il voyait dans l’appartement mieux que les deux policiers.
– Rentre tout de suite et ferme la porte, répéta Halders.
Il devait avoir deux ou trois ans. Pas effrayé pour deux sous. Il se croyait en plein jeu. Lui aussi voulait un pistolet. Il fit un pas en avant, puis un autre, avant d’être soulevé de terre par une femme qui venait de faire irruption dans le couloir. Elle avait eu le temps de comprendre et recula avec l’enfant qui se mit à crier dans ses bras.
– Fermez la porte, répéta encore l’inspecteur.
Winter se pencha pour jeter un regard dans l’appartement d’Hussein. Rien ne semblait bouger à l’intérieur.
Il leva son arme, franchit le seuil et s’avança de quelques pas dans le couloir. Il entendait respirer Halders derrière lui. Il faisait chaud et sombre, comme si le soleil agissait dans l’ombre. Une odeur de renfermé, doucereuse, flottait dans l’air : on n’avait pas dû aérer depuis un moment. Winter vit la poussière danser dans un rayon de soleil, pareil à un faisceau de lampe de poche et qui s’était glissé jusque-là depuis la chambre à droite. Un étrange tableau.

– Aucun des deux Hussein n’est à la maison aujourd’hui, déclara Halders. Et ça me paraît pas très étonnant.
Winter ne répondit pas. Ils avaient déjà fait le tour de l’appartement.
Peu de biens de valeur, peu d’objets personnels, pratiquement aucun meuble. Quatre matelas nus posés à même le sol dans le séjour. Un lit une place dans la chambre à coucher. Les gens préféraient parfois dormir dans le séjour.
Ils n’étaient pas les premiers à faire la visite. Quelqu’un avait fouillé les lieux. Ou alors Hussein Hussein s’était montré particulièrement négligent avec ses affaires et son mobilier. Lui ou les autres occupants de l’appart. Il ne vivait pas tout seul ici.
– Il était peut-être pressé de partir, suggéra Halders. Voilà ce que ça donne quand on retrouve pas sa raquette de tennis.
– La porte est restée ouverte.
– Ouverte sans effraction.
– Le lit est éventré.
– C’est pas la première fois que je vois ça.
– Pourquoi est-ce qu’on éventre un matelas ?
– Tu crois qu’il y cachait ses économies ?
– Non.
– Il cachait autre chose ?
– Oui.
– De la came ?
– Possible.
– À moins que ce soit ailleurs, remarqua Halders. Ailleurs dans l’appart.
Winter entendit résonner des pas dans l’escalier, puis des voix. Les collègues.
– Winter ? Ohé, Winter ? Vous êtes là ?
– Et moi, je compte pour du beurre ? soupira Halders.
Winter remarqua deux tasses sur une petite table du séjour. Pas des verres à thé. Il s’approcha et constata qu’il restait quelques traces de liquide dans les deux récipients.
– Il a eu de la visite.
– Mmm. Probable. C’est bon pour Öberg.
– La bouilloire dans la cuisine était encore tiède.
– Il fait chaud dans cet appart.
– Il faut qu’on discute avec les voisins, conclut Winter.
– C’est le gamin qui va être content.

Ce dernier sautait à pieds joints dans le couloir pendant qu’ils se tenaient à la porte. Il n’osait pas s’approcher trop près, mais visiblement, il n’avait jamais rien vécu d’aussi excitant. Winter devinait qu’il espérait les voir tirer de nouveau leur pistolet. En plus de ça, il avait repéré les uniformes dans la cage d’escalier au moment où la porte s’était ouverte. Ce n’était pas un jour comme les autres pour lui. Pour nous non plus, se dit Winter. Et la journée ne fait que commencer.
La mère et son fils étaient seuls à la maison. Elle se présenta sous le prénom d’Ester. Winter avait pu lire le nom d’Okumus sur la porte. Le petit garçon s’appelait Mats.
Non, elle n’avait pas vu Hussein de la journée. Elle ne se rappelait pas la dernière fois qu’elle l’avait vu. Ni aucun des autres occupants. Il y avait pas mal de passage.
– Je ne le connais pas vraiment.
– Comment ça ?
– On se disait bonjour bonsoir. C’est tout.
– Hussein ! lança le garçonnet.
– Tu connais Hussein, Mats ? lui demanda Winter.
Le gamin hocha la tête.
– Pas du tout, rétorqua Ester Okumus. C’est juste parce que c’est vous qui posez la question.
Winter s’était accroupi. Le petit fit un pas en arrière.
– Tu jouais souvent avec Hussein Hussein ?
– Jamais ! s’écria la mère.
– Dehors, en bas de l’immeuble ? (Winter se tournait maintenant vers elle.) Il a peut-être poussé la balançoire de temps en temps.
– Non. (Elle regardait son fils.) Il lui a dit bonjour ici. Exactement comme moi. (Se tournant de nouveau vers le commissaire.) Que lui voulez-vous ? Il a fait quelque chose ?
– Nous n’en savons rien.
Winter se releva. Son genou gauche était un peu raide. Mais il n’avait pas eu de vertiges.
– Savez-vous si Hussein a reçu de la visite ces derniers jours ?
– Non, je n’ai rien remarqué.
– Pourriez-vous vous en souvenir si cela s’était produit ?
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Si vous essayiez de faire un petit effort.
– Non… je ne pense pas.
Elle ne veut pas avoir affaire à nous, songea Winter. Ça ne l’intéresse pas autant que son gamin. En tout cas pas de la même manière.
– N’auriez-vous rien entendu aujourd’hui ? Sur le palier ?
– Non, rien.
– Êtes-vous sortie pendant la journée ?
– Non.
– Savez-vous si Hussein avait des relations avec d’autres voisins dans l’immeuble ?
– Non.

Winter, Halders et leurs deux collègues se livrèrent à une première opération de porte-à-porte. Mais ils n’en virent s’ouvrir qu’une seule, et leur interlocuteur ne savait rien, n’avait rien entendu, venait juste d’emménager et s’apprêtait à déménager bientôt.
– Vive la liberté ! commenta Halders en sortant de l’immeuble.
Les mouettes les accompagnèrent de leurs cris sur tout le chemin du retour jusqu’à la place de l’Espace. Halders retrouvait cette impression d’entrer dans le paysage surréaliste de Storm Thorgersen, sur la pochette des Pink Floyd. Ça datait d’un moment. De sa belle jeunesse. Remember when you were young. Quand tu étais jeune. Son album préféré, Ummagumma, il l’avait acheté tout seul, avec son argent de poche. Careful with that axe, Eugene. Vas-y doucement avec la hache.
Winter appuya sur la commande à distance et la Mercedes s’ouvrit avec un claquement bien trop fort. Il transpirait dans le cou. Halders avait le front inondé de sueur. Il s’essuya d’un revers de main et posa les bras sur le toit de la voiture.
– Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Le portable de Winter retentit. En sortant de l’immeuble, il avait modifié la sonnerie ; elle lui paraissait également d’un niveau trop élevé, anormal.
– Pas d’Hussein dans nos fichiers, l’informa Möllerström.
– Tu en es sûr ?
– Les gars qui fouillaient l’appart de Foro ont retrouvé un formulaire qui portait son numéro de sécu et nous ont appelés direct.
– OK.
– Si je résume, pour l’instant dans la bande, il n’y a que Foro qu’on arrive à suivre. Mais pas très loin.
– Jusqu’à son décès quand même, souligna Winter.
– Toujours à votre service, répondit Möllerström avant de raccrocher.
– Il est peut-être sorti faire des courses, suggéra Halders. Hussein Hussein. (Il se couvrit les yeux du revers de la main pour regarder vers la cité.) Ils sont pas censés porter trois noms, les Arabes ?
Winter sortit son paquet de Corps et alluma l’un des fins cigares.
– Et toi, tu en as combien des noms, Fredrik ?
– Euh… qu’est-ce que tu veux dire ?
– Comment tu t’appelles en dehors de Fredrik Halders ?
– Ben… Göran. Fredrik Göran Halders.
– Ça en fait combien ?
– Ha ha. OK.
La fumée du cigare de Winter se répandit dans l’air. Elle lui parut tout aussi étrange et déplacée que ces différents bruits à l’instant.
– Tu en fumes combien par jour ? demanda Halders.
– Très peu. C’est surtout le soir.
– Oui, c’est une belle soirée...
– Je n’inhale pas, ajouta Winter.
– Qu’est-ce que tu me racontes ?
– Ce serait trop long à t’expliquer, Fredrik.
– Et cette histoire-là, tu crois qu’elle va être longue à démêler ?
– Ça pourrait dépendre de nous.
– Tout dépend comment on contrôle les gangs des quartiers nord.
– Ils sont plutôt bien surveillés. En tout cas d’après le chef du poste d’Angered.
– Si l’un d’entre eux est en cause, on le saura, c’est ça ? Si c’est l’un de leurs membres ?
– Je ne veux rien affirmer.
– Ni Hiwa, ni Saïd, ni Hussein II n’ont jamais eu affaire avec la police. Je trouve ça plutôt inquiétant.
– Oui, sourit Winter en exhalant de nouveau la fumée de son cigare. C’est le paradoxe de notre métier.
– Tu vois ce que je veux dire.
– Mais ils ne sont pas forcément blancs comme neige pour autant.
– Blancs comme neige, poursuivit Halders, ou blancs comme coke.
– Ça peut faire des taches.
– Si ça se trouve, ces gars-là ont ramené de chez eux des histoires mal réglées.
Winter opina.
– C’est un sacré boulot de vérifier ça.
– Oui.
– Va peut-être falloir nous déplacer jusqu’au Kurdistan, et puis ensuite Iran, Irak, Syrie et Turquie, sans compter les Maldives.
– Les Maldives ?
– Je pense qu’on devrait faire un tour aux Maldives, une semaine ou deux. Histoire de vérifier.
– Toi et moi ?
– Là, je pensais plutôt prendre Aneta. Elle vient de là-bas.
– Les Maldives, c’est au sud-ouest de l’Inde, Fredrik.
– Pas de problème.
Winter prit une nouvelle bouffée de cigare. Une famille traversa le parking. Le père, la mère, le frère et la sœur, tous avaient le type scandinave. Ils regagnaient leur Volvo.
– Si c’est un règlement de comptes dans le milieu de la drogue, on devrait le savoir bientôt, déclara Winter.
– Je n’en suis pas si sûr.
– De quoi ? Du règlement de comptes ou du moment où on l’apprendra ?
– La came, ça colle pas. Tu as toi-même parlé avec Sivertsson. Il reconnaît pas leur manière de faire.
– Les temps changent. Les méthodes aussi.
– Du plomb dans la gueule ? C’est pas dans les nouvelles méthodes. Ça ne ressemble pas aux jeunes d’aujourd’hui.
– Qui a dit qu’on avait affaire à des jeunes ?
– En ce moment, y a pas grand monde en dehors d’eux dans cette branche.
– C’est là que tu te trompes à mon avis.
– C’est pas moi qui le dis.
– Mais tu m’as dit que tu ne croyais pas vraiment à une histoire de drogue, non ?
Halders haussa les épaules. D’un mouvement raide. Il se sentait rouillé. Il faudrait qu’il aille courir un peu ce soir. Quoique, ça le raidissait encore plus. Le meilleur exercice d’assouplissement, c’était le câlin avec Aneta. Ce soir peut-être. Sur un air de Pink Floyd. J’aimerais que tu sois là. Si c’était possible. Il risquait de passer la soirée avec Winter. Et peut-être un peu plus que la soirée.
– Il faut qu’on trouve Hussein, conclut le commissaire en écrasant son cigare par terre.
– Il est parti pour de bon.
– Dans quel sens ?
– Sous terre, soit qu’il l’ait voulu soit qu’on l’y ait forcé.
– Dans ce cas on fera en sorte de le déterrer.
– Ha ha.
– Je ne plaisantais pas.
Halders commença à marcher vers sa voiture.
– Tout dépend du motif, déclara Winter. C’est la clé de l’énigme.
– Came ou vengeance familiale. (L’inspecteur avait stoppé net.)
– Ou alors autre chose.
– Quoi d’autre ?
– Il va falloir faire preuve d’imagination.
– On est payés pour ça.

Tandis qu’Halders regagnait le commissariat central, Winter prit la route de Hjällbo. Il écoutait le Lars Jansson Trio sur son autoradio. Witnessing. Tout reposait sur l’existence d’un témoin dans cette affaire, sauf qu’il n’y avait pas de témoin. Une pièce essentielle. Avec l’heure du crime. Il lui manquait les témoins dont il sentait qu’ils avaient existé. Comme toujours, il lui fallait les retrouver. Réussir à les retrouver. Success. Ou échouer. Failure. La première chanson sur le CD : Success-Failure. La deuxième, c’était Get it. Prends-le, attrape-le. Prendre quoi ? Ce n’était pas la chance, pas dans cette affaire-là. La malchance non plus. Était-ce le mal ? Bien sûr, mais il pouvait prendre des visages très différents. Ou bien ne plus en avoir du tout. Il pensait aux victimes dans la petite boutique de Jimmy Foro. Tout ça était bien étrange. L’emplacement. L’isolement. La solitude. Un magasin ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une épicerie en fait, mais complètement à l’écart. C’était contradictoire. Et l’emplacement avait favorisé le meurtre.

Le chemin piétonnier était toujours aussi désert. Winter fit quelques pas en direction de la cité. Il se sentait esseulé, mélancolique, encore habité par la mélodie sur le mode mineur du piano de Lars Jansson. Il songeait au gamin, le petit cycliste. Va-t-il se montrer si je marche de ce côté ? Si j’attends ? M’attend-il ? Winter leva les yeux vers les fenêtres. Elles prenaient des reflets argentés sous la lumière du soleil. On pouvait s’y tenir sans être vu. Est-ce qu’on me regarde ? On me voit en tout cas. Je pourrais faire coucou.
Il continua à marcher. Pas un souffle de vent. Rien ne bougeait dans les buissons sur sa gauche. Winter commença à traverser le champ. Ce gamin, c’est la clé de l’affaire.