11.
– Hussein Hussein, c’est quoi cette
histoire ? !
– C’est son nom, répondit Winter. Tout
simplement son nom.
– Merci, j’avais compris, bordel, continua
Halders. C’est de la situation que je parle.
– Mais nous ne savons pas si c’est son vrai
nom.
– Ni s’il existe vraiment.
– Pourquoi mentirait-elle à ce
sujet ?
– C’est toi qui me poses la question,
Erik ?
– Oui.
– Est-ce que c’est une question,
d’abord ?
– Essaie d’y répondre, Fredrik. Pourquoi
mentirait-elle ?
Ils tournaient à l’angle, encore un, de l’école du
Plateau. Le bâtiment présentait la même architecture que les autres
dans ce quartier. Tous identiques. Des enfants jouaient au foot. Le
ballon vint atterrir aux pieds de Winter qui shoota dedans et
parvint à le renvoyer à l’autre bout du terrain. La petite bande
poussa des cris d’enthousiasme.
– Pas mal, reconnut Halders. Et du gauche en
plus. Je ne me souvenais pas que tu tirais du pied gauche.
– Je tire des deux pieds.
– Faut qu’on remette ça avec l’assoc de la
police.
– Tu es banni de l’équipe à vie,
Fredrik.
– Ils ont sûrement oublié depuis le
temps.
– Tu peux être sûr que ça leur reviendra à la
minute où ils te verront entrer sur le terrain.
Halders ne répondit pas. Un petit garçon de six ou
sept ans les regardait depuis le porche d’un immeuble. Il portait
des lunettes en écaille qui lui mangeaient la moitié du visage.
Halders lui fit un petit signe de la main. Le visage de l’enfant
s’illumina d’un grand sourire.
Ils poursuivirent en direction de l’école puis
tournèrent à droite à la hauteur de la Pizzeria Gloria.
– Une petite faim ? lança Halders.
– C’est fermé.
Ils traversèrent la place d’Hammarkulle. Winter
avait appelé Möllerström depuis l’appartement des Aziz.
L’archiviste de la brigade criminelle avait lancé une recherche sur
le nom qu’il lui soumettait. Winter consulta sa montre. Il avait
donné l’alerte et tout le monde était maintenant sur les traces
d’un certain Hussein Hussein. On demanderait à Nasrin d’essayer de
se rappeler son physique. Il fallait bien se servir du nouveau
logiciel : on verrait un portrait-robot se dessiner à l’écran.
Il leur manquait encore beaucoup de visages. Celui du petit garçon
lui revint subitement à la mémoire. Ce n’était pas Azad Aziz,
d’ailleurs il n’y avait jamais vraiment cru. C’était un autre
gamin, qu’il importait de retrouver autant que de trouver Hussein,
songea Winter. Peut-être plus.
– Hiwa m’a dit qu’Hussein travaillait de
temps en temps à la boutique, avait déclaré Nasrin.
– Quand est-ce qu’il vous a dit
ça ?
– Quand j’y étais. Et Hussein aussi.
– Vous l’avez salué ?
– Non. Je l’ai juste vu.
– Que faisait-il ?
– Ce qu’il faisait ?
– Sur le moment.
– Il ne… faisait rien. Il était là, c’est
tout.
– Dans la boutique ?
– Oui, bien sûr.
– Comment ça s’est passé ? Hiwa a-t-il
pointé du doigt vers lui en disant qu’ils travaillaient
ensemble ?
– Oui… à peu près. Ou alors il l’a désigné
d’un signe de tête.
– Pourquoi ne pas en avoir parlé avant ?
avait demandé Winter.
– Je croyais… que vous étiez au courant. Que
ces choses-là, vous les saviez automatiquement.
Halders ouvrit sa portière. Ils avaient dépassé la
Pizzeria Maria qui était ouverte, mais Winter n’avait pas
faim.
– Je ne pense pas qu’elle mente, commenta
Halders.
– Elle aurait pu nous le dire à notre
première visite. Votre première visite.
– On ne lui a pas posé la question,
concernant d’autres employés. (Il referma la portière.) Enfin…
employé. Si ça se trouve, c’était juste un mec qui les a aidés un
jour à déballer des conserves en échange d’un petit biffeton.
– Il était quand même sur place.
– Plus maintenant.
– Où peut-il bien être ? Pourquoi ne
s’est-il pas manifesté ?
– Y a pas mal de réponses envisageables, tu
crois pas ?
– En tout cas, il faut absolument qu’on le
retrouve, déclara Winter.
– Quelles que soient ses raisons de se
cacher.
Le téléphone portable de Winter se mit à
sonner.
– Bergsjö, lui cria Möllerström dans
l’oreille.
– Tu parles d’Hussein ?
– J’ai transmis la consigne aux gars qui font
l’enquête de voisinage à Hjällbo. Quelqu’un connaissait un Hussein
ayant bossé dans la supérette. Mais ça restait vague.
– OK, Jan.
– On n’a pas pu en tirer grand-chose. Le mec
a juste dit qu’il pensait qu’Hussein habitait à Bersjö.
– Qu’est-ce qui lui faisait penser
ça ?
– Aucune idée. C’est sûr que ça fait pas
lourd comme info. (Winter entendait Möllerström taper sur son
clavier.) Il y a plusieurs Hussein Hussein à Göteborg. Mais ils
n’ont peut-être pas tous le téléphone. (Nouveaux tapotements.) On
n’a pas d’Hussein Hussein dans les registres de la police en tout
cas. Un Hassan Hussein oui. Cambriolage.
– Renseigne-toi sur lui. Et vérifie ce qu’il
y a comme services logement à Bergström. Essaie de voir s’ils n’ont
pas un locataire de ce nom-là et rappelle-moi tout de suite.
– Justement j’y pensais.
– Bien, répondit Winter.
Il raccrocha.
– Direction Bergsjö, lança-t-il à Halders
tout en regagnant sa voiture à grands pas.
Ils prirent la route de Gråbo avant de s’engager
sur celle de Bergsjö. Ce quartier s’étendait de plus en plus haut à
l’est de la ville. Malgré son nom, il ne comportait pas de lac,
mais le mont, lui, existait bien. Bergsjö était un plateau couvert
de bois et de béton, une sorte de gigantesque château fort du Moyen
Âge que la route enserrait comme des douves. C’était un lieu
étrange, surréaliste, d’autant que l’on avait donné aux rues des
noms renvoyant au monde de l’espace pour une raison qui échappait
complètement à Winter : rue de la Stratosphère, de la
Nébuleuse, rue de l’Univers, du Météore, de la Comète…
Il se gara sur la place de l’Espace. L’espace…
peut-être ces noms étaient-ils en rapport avec un certain futur. On
avait bâti pour l’avenir ici. En grand. Peut-être dans la
perspective d’accueillir les habitants d’une autre planète.
Halders sortit de sa voiture, garée tout près de
celle de Winter.
– Ça remonte à quand ta dernière visite dans
les parages ? lui demanda-t-il en jetant un regard
circulaire.
Winter se mit à réfléchir.
Là-bas, sur cette esplanade en béton, devant le
pub de Bergsjö, il avait dû se battre contre un type.
L’établissement n’existait pas encore. Le toxico était armé d’un
couteau. Un bon petit Suédois, il y en avait pas mal ici à
l’époque. Winter se rappelait encore son regard. Il avait risqué sa
vie. Le type avait des mouvements de reptile, un cerveau reptilien
sans doute aussi. C’était par un jour d’été, comme maintenant.
Est-ce qu’il y avait déjà un centre médical ? Winter voyait
l’enseigne à quelques mètres. Quand est-ce qu’il s’était battu
ici ? Ça devait faire au moins quinze ans. Est-ce qu’il avait
eu l’occasion de repasser dans le quartier ? Aucun
souvenir.
La sonnerie de son portable retentit.
– Oui ?
– 20 rue de la Terre. (La voix de Möllerström
résonnait comme s’il avait appelé de très loin dans l’espace
interstellaire.) Le logement social compte un double Hussein à
cette adresse.
– Il vit seul ?
– D’après le bail, oui.
– Bien, Jan.
– Sois prudent.
– Je suis avec Fredrik.
– C’est à ça que je pensais.
– Envoie-nous une bagnole.
– Les gars sont en route.
– Demande-leur de nous attendre sur la place
de l’Espace, précisa Winter. Ils peuvent m’appeler en arrivant, je
garde mon portable allumé.
Winter raccrocha et rangea l’appareil dans sa
poche de chemise.
– Rue de la Terre.
– Il y a un plan de quartier là-bas, répondit
Halders.
Consultation : la rue formait un arc de
cercle un peu plus au nord.
Halders se passa la main sur le crâne. Il avait
trop chaud, son visage était rouge pivoine.
– Il faut que j’aille me mettre à
l’ombre.
La place était écrasée de soleil. Les ombres se
découpaient à angle droit, avec un tranchant acéré. À perte de vue,
des étendues de béton et de ciel. Les rues qui se croisaient autour
de la place semblaient taillées d’un seul bloc. Espace et lumière,
se dit Halders. Ça lui rappelait une pochette de disque. Pink
Floyd : Wish you were here.
J’aimerais que tu sois là.
En marchant vers la rue de la Terre, ils passèrent
devant une crèche. Au milieu de la cour trônait une grande
locomotive en bois. Les immeubles se succédaient les uns aux
autres, de grands ensembles filant à l’horizon, comme toujours dans
ces banlieues.
– On y est, déclara Halders.
Le hall était silencieux, frais. Le nom d’Hussein
Hussein était indiqué sur le tableau.
– Un peu comme si je m’appelais Fredrik
Fredrik.
– Un Fredrik, c’est amplement suffisant,
plaisanta Winter.
– Ha ha ha.
– Bon, on y va.
– Quatrième étage.
Il régnait le même silence dans les étages. Pas un
bruit ne filtrait des appartements. Les gens devaient être au
boulot, ou alors à la mer, au bord des lacs. Ils n’avaient croisé
personne en bas de l’immeuble. Winter appuya sur la sonnette qui
retentit à l’intérieur avec une stridence bien inutile. Halders se
tenait prêt. Prêt, semblait-il, à enfoncer la porte, ou du moins la
serrure. Winter sonna de nouveau. Le signal résonnait dans tout le
bâtiment. Le commissaire posa la main sur la poignée de la porte.
Il appuya puis tira dessus.
La porte s’ouvrit.
Halders sortit son Sigsauer.
Le téléphone de Winter vibra dans sa poche de
chemise.
– Oui ?
– Winter ? Wickström à l’appareil. On
est arri…
– 20 rue de la Terre, le coupa Winter. On
entre dans l’appart. Vous nous rejoignez.
– OK.
Halders avait poussé la porte avec le canon de son
pistolet.
Ils se tenaient chacun d’un côté du mur.
– Hussein ? appela Winter, en essayant
de ne pas forcer la voix. Hussein Hussein ?
– Police ! cria Halders.
Ils retenaient leur souffle. Pas un bruit à
l’intérieur. Ce qui ne signifiait rien. Un pareil silence, c’était
presque suspect.
– On y va, lança l’inspecteur.
Une porte s’ouvrit sur le palier d’en face.
Un petit garçon jeta un œil dehors.
– Salut ! Vous vous appelez
comment ?
– Rentre chez toi et referme la porte, lui
répondit Halders tout en lui faisant un petit signe de la main qui
ne tenait pas le pistolet.
Le gamin ouvrit la porte encore plus grand, sur un
couloir qui faisait face à celui d’Hussein. Il voyait dans
l’appartement mieux que les deux policiers.
– Rentre tout de suite et ferme la porte,
répéta Halders.
Il devait avoir deux ou trois ans. Pas effrayé
pour deux sous. Il se croyait en plein jeu. Lui aussi voulait un
pistolet. Il fit un pas en avant, puis un autre, avant d’être
soulevé de terre par une femme qui venait de faire irruption dans
le couloir. Elle avait eu le temps de comprendre et recula avec
l’enfant qui se mit à crier dans ses bras.
– Fermez la porte, répéta encore
l’inspecteur.
Winter se pencha pour jeter un regard dans
l’appartement d’Hussein. Rien ne semblait bouger à
l’intérieur.
Il leva son arme, franchit le seuil et s’avança de
quelques pas dans le couloir. Il entendait respirer Halders
derrière lui. Il faisait chaud et sombre, comme si le soleil
agissait dans l’ombre. Une odeur de renfermé, doucereuse, flottait
dans l’air : on n’avait pas dû aérer depuis un moment. Winter
vit la poussière danser dans un rayon de soleil, pareil à un
faisceau de lampe de poche et qui s’était glissé jusque-là depuis
la chambre à droite. Un étrange tableau.
– Aucun des deux Hussein n’est à la maison
aujourd’hui, déclara Halders. Et ça me paraît pas très
étonnant.
Winter ne répondit pas. Ils avaient déjà fait le
tour de l’appartement.
Peu de biens de valeur, peu d’objets personnels,
pratiquement aucun meuble. Quatre matelas nus posés à même le sol
dans le séjour. Un lit une place dans la chambre à coucher. Les
gens préféraient parfois dormir dans le séjour.
Ils n’étaient pas les premiers à faire la visite.
Quelqu’un avait fouillé les lieux. Ou alors Hussein Hussein s’était
montré particulièrement négligent avec ses affaires et son
mobilier. Lui ou les autres occupants de l’appart. Il ne vivait pas
tout seul ici.
– Il était peut-être pressé de partir,
suggéra Halders. Voilà ce que ça donne quand on retrouve pas sa
raquette de tennis.
– La porte est restée ouverte.
– Ouverte sans effraction.
– Le lit est éventré.
– C’est pas la première fois que je vois
ça.
– Pourquoi est-ce qu’on éventre un
matelas ?
– Tu crois qu’il y cachait ses
économies ?
– Non.
– Il cachait autre chose ?
– Oui.
– De la came ?
– Possible.
– À moins que ce soit ailleurs, remarqua
Halders. Ailleurs dans l’appart.
Winter entendit résonner des pas dans l’escalier,
puis des voix. Les collègues.
– Winter ? Ohé, Winter ? Vous êtes
là ?
– Et moi, je compte pour du beurre ?
soupira Halders.
Winter remarqua deux tasses sur une petite table
du séjour. Pas des verres à thé. Il s’approcha et constata qu’il
restait quelques traces de liquide dans les deux récipients.
– Il a eu de la visite.
– Mmm. Probable. C’est bon pour Öberg.
– La bouilloire dans la cuisine était encore
tiède.
– Il fait chaud dans cet appart.
– Il faut qu’on discute avec les voisins,
conclut Winter.
– C’est le gamin qui va être content.
Ce dernier sautait à pieds joints dans le couloir
pendant qu’ils se tenaient à la porte. Il n’osait pas s’approcher
trop près, mais visiblement, il n’avait jamais rien vécu d’aussi
excitant. Winter devinait qu’il espérait les voir tirer de nouveau
leur pistolet. En plus de ça, il avait repéré les uniformes dans la
cage d’escalier au moment où la porte s’était ouverte. Ce n’était
pas un jour comme les autres pour lui. Pour nous non plus, se dit
Winter. Et la journée ne fait que commencer.
La mère et son fils étaient seuls à la maison.
Elle se présenta sous le prénom d’Ester. Winter avait pu lire le
nom d’Okumus sur la porte. Le petit garçon s’appelait Mats.
Non, elle n’avait pas vu Hussein de la journée.
Elle ne se rappelait pas la dernière fois qu’elle l’avait vu. Ni
aucun des autres occupants. Il y avait pas mal de passage.
– Je ne le connais pas vraiment.
– Comment ça ?
– On se disait bonjour bonsoir. C’est
tout.
– Hussein ! lança le garçonnet.
– Tu connais Hussein, Mats ? lui demanda
Winter.
Le gamin hocha la tête.
– Pas du tout, rétorqua Ester Okumus. C’est
juste parce que c’est vous qui posez la question.
Winter s’était accroupi. Le petit fit un pas en
arrière.
– Tu jouais souvent avec Hussein
Hussein ?
– Jamais ! s’écria la mère.
– Dehors, en bas de l’immeuble ? (Winter
se tournait maintenant vers elle.) Il a peut-être poussé la
balançoire de temps en temps.
– Non. (Elle regardait son fils.) Il lui a
dit bonjour ici. Exactement comme moi. (Se tournant de nouveau vers
le commissaire.) Que lui voulez-vous ? Il a fait quelque
chose ?
– Nous n’en savons rien.
Winter se releva. Son genou gauche était un peu
raide. Mais il n’avait pas eu de vertiges.
– Savez-vous si Hussein a reçu de la visite
ces derniers jours ?
– Non, je n’ai rien remarqué.
– Pourriez-vous vous en souvenir si cela
s’était produit ?
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Si vous essayiez de faire un petit
effort.
– Non… je ne pense pas.
Elle ne veut pas avoir affaire à nous, songea
Winter. Ça ne l’intéresse pas autant que son gamin. En tout cas pas
de la même manière.
– N’auriez-vous rien entendu
aujourd’hui ? Sur le palier ?
– Non, rien.
– Êtes-vous sortie pendant la
journée ?
– Non.
– Savez-vous si Hussein avait des relations
avec d’autres voisins dans l’immeuble ?
– Non.
Winter, Halders et leurs deux collègues se
livrèrent à une première opération de porte-à-porte. Mais ils n’en
virent s’ouvrir qu’une seule, et leur interlocuteur ne savait rien,
n’avait rien entendu, venait juste d’emménager et s’apprêtait à
déménager bientôt.
– Vive la liberté ! commenta Halders en
sortant de l’immeuble.
Les mouettes les accompagnèrent de leurs cris sur
tout le chemin du retour jusqu’à la place de l’Espace. Halders
retrouvait cette impression d’entrer dans le paysage surréaliste de
Storm Thorgersen, sur la pochette des Pink Floyd. Ça datait d’un
moment. De sa belle jeunesse. Remember when
you were young. Quand tu étais jeune. Son album préféré,
Ummagumma, il l’avait acheté tout seul,
avec son argent de poche. Careful with that
axe, Eugene. Vas-y doucement avec la hache.
Winter appuya sur la commande à distance et la
Mercedes s’ouvrit avec un claquement bien trop fort. Il transpirait
dans le cou. Halders avait le front inondé de sueur. Il s’essuya
d’un revers de main et posa les bras sur le toit de la
voiture.
– Alors, qu’est-ce qu’on fait
maintenant ?
Le portable de Winter retentit. En sortant de
l’immeuble, il avait modifié la sonnerie ; elle lui paraissait
également d’un niveau trop élevé, anormal.
– Pas d’Hussein dans nos fichiers, l’informa
Möllerström.
– Tu en es sûr ?
– Les gars qui fouillaient l’appart de Foro
ont retrouvé un formulaire qui portait son numéro de sécu et nous
ont appelés direct.
– OK.
– Si je résume, pour l’instant dans la bande,
il n’y a que Foro qu’on arrive à suivre. Mais pas très loin.
– Jusqu’à son décès quand même, souligna
Winter.
– Toujours à votre service, répondit
Möllerström avant de raccrocher.
– Il est peut-être sorti faire des courses,
suggéra Halders. Hussein Hussein. (Il se couvrit les yeux du revers
de la main pour regarder vers la cité.) Ils sont pas censés porter
trois noms, les Arabes ?
Winter sortit son paquet de Corps et alluma l’un
des fins cigares.
– Et toi, tu en as combien des noms,
Fredrik ?
– Euh… qu’est-ce que tu veux
dire ?
– Comment tu t’appelles en dehors de Fredrik
Halders ?
– Ben… Göran. Fredrik Göran Halders.
– Ça en fait combien ?
– Ha ha. OK.
La fumée du cigare de Winter se répandit dans
l’air. Elle lui parut tout aussi étrange et déplacée que ces
différents bruits à l’instant.
– Tu en fumes combien par jour ? demanda
Halders.
– Très peu. C’est surtout le soir.
– Oui, c’est une belle soirée...
– Je n’inhale pas, ajouta Winter.
– Qu’est-ce que tu me racontes ?
– Ce serait trop long à t’expliquer,
Fredrik.
– Et cette histoire-là, tu crois qu’elle va
être longue à démêler ?
– Ça pourrait dépendre de nous.
– Tout dépend comment on contrôle les gangs
des quartiers nord.
– Ils sont plutôt bien surveillés. En tout
cas d’après le chef du poste d’Angered.
– Si l’un d’entre eux est en cause, on le
saura, c’est ça ? Si c’est l’un de leurs membres ?
– Je ne veux rien affirmer.
– Ni Hiwa, ni Saïd, ni Hussein II n’ont
jamais eu affaire avec la police. Je trouve ça plutôt
inquiétant.
– Oui, sourit Winter en exhalant de nouveau
la fumée de son cigare. C’est le paradoxe de notre métier.
– Tu vois ce que je veux dire.
– Mais ils ne sont pas forcément blancs comme
neige pour autant.
– Blancs comme neige, poursuivit Halders, ou
blancs comme coke.
– Ça peut faire des taches.
– Si ça se trouve, ces gars-là ont ramené de
chez eux des histoires mal réglées.
Winter opina.
– C’est un sacré boulot de vérifier ça.
– Oui.
– Va peut-être falloir nous déplacer jusqu’au
Kurdistan, et puis ensuite Iran, Irak, Syrie et Turquie, sans
compter les Maldives.
– Les Maldives ?
– Je pense qu’on devrait faire un tour aux
Maldives, une semaine ou deux. Histoire de vérifier.
– Toi et moi ?
– Là, je pensais plutôt prendre Aneta. Elle
vient de là-bas.
– Les Maldives, c’est au sud-ouest de l’Inde,
Fredrik.
– Pas de problème.
Winter prit une nouvelle bouffée de cigare. Une
famille traversa le parking. Le père, la mère, le frère et la sœur,
tous avaient le type scandinave. Ils regagnaient leur Volvo.
– Si c’est un règlement de comptes dans le
milieu de la drogue, on devrait le savoir bientôt, déclara
Winter.
– Je n’en suis pas si sûr.
– De quoi ? Du règlement de comptes ou
du moment où on l’apprendra ?
– La came, ça colle pas. Tu as toi-même parlé
avec Sivertsson. Il reconnaît pas leur manière de faire.
– Les temps changent. Les méthodes
aussi.
– Du plomb dans la gueule ? C’est pas
dans les nouvelles méthodes. Ça ne ressemble pas aux jeunes
d’aujourd’hui.
– Qui a dit qu’on avait affaire à des
jeunes ?
– En ce moment, y a pas grand monde en dehors
d’eux dans cette branche.
– C’est là que tu te trompes à mon
avis.
– C’est pas moi qui le dis.
– Mais tu m’as dit que tu ne croyais pas
vraiment à une histoire de drogue, non ?
Halders haussa les épaules. D’un mouvement raide.
Il se sentait rouillé. Il faudrait qu’il aille courir un peu ce
soir. Quoique, ça le raidissait encore plus. Le meilleur exercice
d’assouplissement, c’était le câlin avec Aneta. Ce soir peut-être.
Sur un air de Pink Floyd. J’aimerais que tu
sois là. Si c’était possible. Il risquait de passer la
soirée avec Winter. Et peut-être un peu plus que la soirée.
– Il faut qu’on trouve Hussein, conclut le
commissaire en écrasant son cigare par terre.
– Il est parti pour de bon.
– Dans quel sens ?
– Sous terre, soit qu’il l’ait voulu soit
qu’on l’y ait forcé.
– Dans ce cas on fera en sorte de le
déterrer.
– Ha ha.
– Je ne plaisantais pas.
Halders commença à marcher vers sa voiture.
– Tout dépend du motif, déclara Winter. C’est
la clé de l’énigme.
– Came ou vengeance familiale. (L’inspecteur
avait stoppé net.)
– Ou alors autre chose.
– Quoi d’autre ?
– Il va falloir faire preuve
d’imagination.
– On est payés pour ça.
Tandis qu’Halders regagnait le commissariat
central, Winter prit la route de Hjällbo. Il écoutait le Lars
Jansson Trio sur son autoradio. Witnessing. Tout reposait sur l’existence d’un
témoin dans cette affaire, sauf qu’il n’y avait pas de témoin. Une
pièce essentielle. Avec l’heure du crime. Il lui manquait les
témoins dont il sentait qu’ils avaient existé. Comme toujours, il
lui fallait les retrouver. Réussir à les retrouver. Success. Ou échouer. Failure. La première chanson sur le CD :
Success-Failure. La deuxième, c’était
Get it. Prends-le, attrape-le. Prendre
quoi ? Ce n’était pas la chance, pas dans cette affaire-là. La
malchance non plus. Était-ce le mal ? Bien sûr, mais il
pouvait prendre des visages très différents. Ou bien ne plus en
avoir du tout. Il pensait aux victimes dans la petite boutique de
Jimmy Foro. Tout ça était bien étrange. L’emplacement. L’isolement.
La solitude. Un magasin ouvert vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, une épicerie en fait, mais complètement à l’écart.
C’était contradictoire. Et l’emplacement avait favorisé le
meurtre.
Le chemin piétonnier était toujours aussi désert.
Winter fit quelques pas en direction de la cité. Il se sentait
esseulé, mélancolique, encore habité par la mélodie sur le mode
mineur du piano de Lars Jansson. Il songeait au gamin, le petit
cycliste. Va-t-il se montrer si je marche de ce côté ? Si
j’attends ? M’attend-il ? Winter leva les yeux vers les
fenêtres. Elles prenaient des reflets argentés sous la lumière du
soleil. On pouvait s’y tenir sans être vu. Est-ce qu’on me
regarde ? On me voit en tout cas. Je pourrais faire
coucou.
Il continua à marcher. Pas un souffle de vent.
Rien ne bougeait dans les buissons sur sa gauche. Winter commença à
traverser le champ. Ce gamin, c’est la clé de l’affaire.