3.
Il n’était pas en terrain familier, malgré sa bonne connaissance de la ville. Dans ces quartiers, je suis un étranger. Eux, ce sont des réfugiés. Ils ont fui le pays qui était le leur, il y a près de vingt ans pour la plupart. Des pèlerins involontaires. Comment les qualifier autrement ? Qui s’installerait ici de son plein gré, dans cet avant-poste de l’Arctique, s’il avait vraiment le choix ? La Suède fait partie des huit pays dits « arctiques ». Il y en a huit, et pas un de plus. Le soleil brille au-dessus de la ville en ce moment, mais sinon c’est le règne des ténèbres. De la pluie et du vent.
Winter sentait le vent souffler. Il était resté à la porte du magasin. On aurait dit un petit palais de verre, un temple de lumière qui diffusait comme un prisme la lumière du soleil. Il eut tout à coup mal aux yeux et mit ses lunettes noires. L’arbre de l’autre côté de Hjällbovägen perdit toute couleur.
Ringmar le rejoignit dehors.
– Pia n’en a plus pour longtemps.
La médecin légiste, Pia E :son Fröberg, travaillait depuis presque dix ans avec Winter. Ils avaient commencé à peu près en même temps et s’étaient parfois montrés très immatures. Ils avaient eu une brève aventure à l’époque où Winter n’avait encore aucune idée de ce qu’il pourrait faire de sa vie une fois passée la porte du commissariat après une journée, ou une nuit, de travail. Mais tout ça, c’était loin maintenant, oublié, pardonné entre des bribes de souvenirs : autopsies dans un éclairage bleu, fouilles à la lumière intense des projecteurs, sous le soleil, la pluie, le jour, la nuit, le soir, de l’aube au crépuscule. La mort, la mort toujours présente. Des corps au bout du voyage. Du pèlerinage. Winter songeait souvent que ces vêtements, les victimes les avaient enfilés sans y penser le même jour, le même matin, le dernier matin. Pour la dernière fois ce pull, cette chemise, ce pantalon ou cette jupe. Ces chaussures. Qui pouvait s’imaginer que c’était la dernière fois ? À moins d’avoir été condamné à mort.
– Ça m’a tout l’air d’un règlement de comptes, déclara Ringmar.
Winter ne répondit pas.
– C’est de pire en pire, continua son collègue.
– De quoi tu parles ?
– Qu’est-ce que tu crois ? De quoi je peux bien te parler ?
– Calme-toi, Bertil.
– Du calme, c’est toujours la même chanson. Bordel, moi j’en ai marre de tout prendre calmement !
– C’est la seule façon de rester professionnel, répondit Winter en souriant de la formule, un peu vaseuse.
– Et ces mecs-là, tu crois qu’ils y allaient à la cool, eux ?
En tout cas ils sont maintenant tout ce qu’il y a de plus cool, pensa Winter.
– Je ne parle pas des victimes, Erik, reprit Ringmar. Je parle du meurtrier. Ou des meurtriers.
– Je les vois plutôt calmes. Calmes et sans doute assez pro.
– Bon Dieu, je regrette le temps où on n’avait affaire qu’à des amateurs.
– Trop tard, Bertil. C’est fini ce temps-là.
– Ces pauvres gars qui se sont fait piéger, ils avaient peut-être connu autre chose quelque part ailleurs, dit Ringmar en se retournant vers le magasin. Et puis ils se sont retrouvés comme des bleus face à des pros.
– En tout cas la partie est jouée.
Ringmar suivait du regard le flot des voitures sur la route. Des voitures venant du sud, d’autres du nord. Des Volvo pour la plupart, on était à Göteborg tout de même. Ils roulaient lentement, presque au ralenti, comme par respect pour les morts.
– On se croirait à Chicago dans les années vingt. Règlement de comptes à la mitrailleuse, ou au fusil de chasse, et des victimes fauchées net.
– Je croyais que tu regrettais le bon vieux temps de l’amateurisme, Bertil.
– Fais pas attention à ce que je dis en ce moment.
– Tu parlais de fusil de chasse. Il va falloir qu’on s’en occupe. Je dirais fusil à plomb. Fusil à pompe sans doute. Semi-automatique.
– Une ou plusieurs armes ?
– Au moins deux, répondit Winter.
– Mmm.
– Peut-être différents types de munitions. (Il fit un signe de tête en direction de la boutique.) Il faudra voir ce que donnent les autopsies de Pia.
– Les gangs de jeunes ne jouent pas avec des fusils de chasse ?
– Non, Bertil, c’est rare. Par contre ça ressemble à un règlement de comptes.
– Ou alors à une histoire de vol à main armée.
– Ils n’ont pas touché à la caisse. Mais, puisque tu en parles, on devrait pouvoir lire de quand date le dernier achat. Tu vois ça avec le fabricant ?
Ringmar hocha la tête. Il jeta sur la boutique un regard sombre et se tourna ensuite vers Winter.
– Ça leur a suffi d’exploser la tête des victimes. Ils ont oublié le pognon. Tirer leur suffisait.
– Est-ce que je dois prendre en considération ce que tu viens de dire ?
– Oui, répondit Ringmar avec un léger sourire. Je crois bien.
– Ils étaient peut-être défoncés, suggéra Winter.
– C’est ça, très défoncés.
– Ils connaissaient peut-être les victimes.
– On verra quand on saura qui c’était, conclut Ringmar.

Les victimes se dénommaient Jimmy Foro, Hiwa Aziz et Saïd Rezaï. L’information n’avait pas été difficile, ni très longue, à trouver. Jimmy Foro tenait depuis quatre ans et demi la boutique qui s’appelait d’ailleurs « Chez Jimmy » ; quant à Hiwa Aziz, il travaillait sur place, même si les impôts, l’Agence pour l’emploi, les services sociaux et les autorités en général n’étaient pas au centre des préoccupations de son employeur.
Saïd Rezaï, lui, n’était pas un employé mais sans doute un client. Dans sa poche, on avait retrouvé son permis de conduire et on avait pu confirmer l’identification grâce à des fragments de dents. Il avait dû entrer dans la boutique en même temps que le ou les meurtriers. Ou bien juste avant. S’il s’était retrouvé mêlé à ce règlement de comptes, qui pouvait couvrir une offensive plus large encore, c’était sans doute par malchance : mauvaise personne au mauvais endroit au mauvais moment.
Il avait dû y avoir plusieurs meurtriers. À moins que le tueur unique n’ait été incroyablement rapide, ou qu’il ait réussi à hypnotiser ses victimes en l’espace d’une seconde, si bien qu’elles avaient gentiment attendu leur tour, complètement immobiles. Ou alors il s’était fait invisible. Les victimes n’avaient peut-être pas osé bouger, se disait Winter. On est ici face à plusieurs possibilités.
Jimmy Foro et Hiwa Aziz ne vivaient pas à Hjällbo, mais plus au nord, l’un à Västra Gårdstensberg, et l’autre à Hammarkulle. Saïd Rezaï habitait à Ranneberg.
Il n’y avait pas d’empreintes de chaussures au sol, dans cette mer de sang. La mer rouge, songea Winter. Il entendait de la musique, des rythmes en provenance du Moyen-Orient lui semblait-il. Elle les avait accueillis quand ils avaient franchi le seuil, rougi par les éclaboussures de sang. Des images entachées d’un soupçon pour lui. N’aurait-on pas déplacé l’un des corps ? Cette image que j’ai devant les yeux, n’aurait-elle pas été manipulée ? Même si elle a toutes les apparences de la réalité. Comme une photo, également censée rendre compte d’une prétendue réalité. Winter avait repéré la baffle sur une étagère derrière le comptoir où se trouvait la caisse enregistreuse. Une femme chantait un air mélancolique, d’une voix presque entremêlée de larmes. Les instruments à l’arrière-plan paraissaient mimer une autre façon de penser. Ils soufflaient comme à rebours, vibraient de manière inattendue. Une forme de jazz. Winter reconnaissait les dissonances et l’asymétrie du jazz.
La musique n’avait pas dérangé les tueurs.
Pourquoi l’avaient-ils laissée ?
Ou bien l’avaient-ils emportée avec eux ?
Il y avait toujours de la musique chez Jimmy, diraient les témoins. Des chansons venues de Turquie, Syrie, Irak, Iran, Jordanie, Liban, Égypte et Palestine. De différents pays d’Afrique noire aussi, du Nigeria bien sûr. Des cassettes, des CD que certains clients lui ramenaient en cadeau.

« Du méhari jazz », commenta l’inspecteur Fredrik Halders lors de son premier passage au magasin. Ce qui ne fit rire personne.
Il n’y avait aucune empreinte patente sur le sol. Les techniciens chercheraient des empreintes latentes, celles qui pouvaient dater d’avant.
Mais on voyait des traces de pas en direction des victimes. Dans l’autre sens aussi.
– Ils avaient des chaussons de protection, déclara le commissaire Torsten Öberg, chef par intérim de la brigade technique et scientifique. Comme on en porte à l’hôpital.
– Merde alors ! s’écria l’inspectrice Aneta Djanali. Ils savaient vraiment ce qu’ils faisaient. Ou ce qu’ils allaient faire.
– Le comment et le pourquoi, fit l’inspecteur Lars Bergenhem.
Ils étaient tous installés autour de la même table dans la salle de réunion de la brigade criminelle, au commissariat central. Place Ernst Fontell à Göteborg, juste en face du stade d’Ullevi, arène internationale du football.
– Deux pointures différentes, précisa Öberg, c’est tout ce que nous avons pu trouver jusqu’à présent. Ils étaient deux.
– Deux meurtriers, souligna Ringmar.
– Oui, pour le moment. Même type d’arme, poursuivit l’expert. Fusil de chasse, fusil à pompe plus exactement. Des munitions de calibres différents, donc on ne peut pas dire combien d’armes ils avaient, n’est-ce pas ? Nous avons retrouvé dans les corps du gros plomb, cinq millimètres, du plus petit, trois, quelques plombs d’un millimètre aussi.
– Ça ne devait pas être un hasard, remarqua Winter.
– On dirait bien, confirma Öberg.
– Ils ne veulent surtout pas qu’on sache combien ils étaient, commenta Aneta Djanali.
– Peut-être parce qu’il ou elle était seul, suggéra Winter.
– Impossible, assura Ringmar.
– Tout est possible.
– Normalement, ça porte à l’optimisme, cette expression, ironisa Aneta Djanali.
– Il nous faut examiner la position des corps, dit Winter sans relever les propos de sa collègue. Comment on leur a tiré dessus et dans quel ordre.
Torsten Öberg hocha la tête.
– Intéressant cette histoire de chaussons de protection.
– Ça peut ouvrir une piste ? demanda Bergenhem. Vous croyez qu’il en existe plusieurs sortes ?
– Je propose que tu te renseignes là-dessus, lui glissa Halders.
Winter pensait aux visages des victimes. À quoi ressemblaient-ils ? Pourquoi les meurtriers avaient-ils braqué leur arme en pleine face ? Quel sens à cela ?
La musique jouait de nouveau dans sa tête. Il réécouta, en vrai cette fois, dans son bureau, les chansons du magasin de Jimmy. Elles lui paraissaient délivrer un message. Il avait demandé qu’on lui traduise les paroles.

Winter observait le ballet des fourgons funéraires emportant les corps des victimes. On en était encore aux premières heures. Il y avait quelques curieux de l’autre côté de la bande-police. Le cortège des funérailles... Les meurtriers peut-être. C’était souvent le cas. Tout dépendait de la nature du crime, de son arrière-plan, de son mode d’exécution. Il avait déjà pu le constater, après coup, lorsqu’il était presque trop tard : le ou les meurtriers figuraient parmi les premiers badauds. De là à les arrêter… Ils pouvaient au moins les emprisonner dans les rets de leurs questions, tâcher de les faire parler. Winter venait d’envoyer des policiers dans la foule. Les rangs s’étaient brusquement clairsemés à leur approche. Comment n’aurait-on pas entendu les coups de feu ? De véritables explosions, à réveiller plus d’un voisin. Il franchit de nouveau le seuil de la boutique. Débarrassé des cadavres, le petit local paraissait encore plus macabre. Les traces étaient pires que l’événement lui-même. Leur message relevait de l’indicible. Ces taches-là ne partent pas, songea-t-il. On refera les sols. Quoique… On abattra plutôt le hangar. Ça n’est rien de plus qu’un hangar. Un kiosque à saucisses géant au milieu d’un no man’s land. Il ressortit pour en faire le tour. Un chemin piétonnier démarrait de la boutique et traversait un champ. Des corps de bâtiments se dessinaient derrière les arbres, des sapins, des érables et des chênes. Des corps de bâtiments. Quelle vilaine expression, là aussi. Il suivit le chemin, un simple sentier recouvert d’asphalte. On était à deux cents mètres des premiers pâtés de maisons. Cent cinquante mètres. Impossible de fermer le sentier, de boucler le quartier. Autant boucler toute la partie nord, nord-est de la ville. C’était déjà fait, d’une certaine manière. Ça s’appelait « ségrégation ».
À seulement quelques pas de la route, Winter sentait d’autres parfums, ceux de l’herbe, des buissons, de l’air. Ils se réchauffaient avec le soleil, mais restaient plus doux que sur les bords de la Méditerranée. Ici, c’était une senteur plus timide. Plus blonde. Oui, blonde. Plus innocente ? Jusqu’à maintenant du moins.
Le sentier menait à une petite esplanade devant un immeuble de huit étages, qui jouxtait d’autres immeubles de la même hauteur construits à la même époque, il y avait bientôt cinquante ans. Ils avaient attendu leurs hôtes, jusqu’à ce que les temps soient mûrs, ou plutôt jusqu’à ce que le monde en arrive à un certain stade. Et les gens étaient venus de Turquie, de Syrie, d’Iran, d’Irak, de différents États d’Afrique, d’Amérique, en particulier d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. De l’ancienne Yougoslavie. Winter entendait de la musique. De la musique arabe, une chanson, une voix de femme, ce rythme particulièrement lancinant. Il voyait des paraboles accrochées à la plupart des balcons. C’était comme ça dans les quartiers nord, elles étaient comme des yeux et des oreilles pointés vers le pays natal, vers le passé. Ce pays-ci n’était pas une terre d’avenir, pas pour les plus âgés en tout cas. Leur vie s’était comme arrêtée. Il ne voyait personne sur ces balcons. Ils étaient souvent couverts de plantes vertes, de vrais jardins. Sur l’un d’eux, un palmier en pot. Il n’y avait pas un chat sur cette petite esplanade qui s’étendait devant lui. La matinée commençait mais on se serait cru la nuit.
Tout à coup, il perçut un bruit dans son dos.
Il se retourna.
Un petit garçon se tenait au débouché du sentier. Il avait dans la main une petite balle, une balle de tennis qu’il faisait rebondir sur le sol. C’était ce bruit qui avait frappé les oreilles de Winter. L’enfant devait avoir dix ans, peut-être un peu plus. Ses cheveux bruns paraissaient noirs dans la lumière du matin. Son regard était braqué sur Winter, ou plutôt, au-dessus de lui, sur l’immeuble. Le commissaire se retourna de nouveau. Toujours personne, pas même sur un balcon. Quand il revint au gamin, il avait disparu !
Disparu en l’espace d’une seconde.
Winter s’avança jusqu’à l’endroit où se tenait l’enfant. Personne sur le sentier qui menait à la boutique. Personne dans le champ qui bordait le sentier. Ce dernier se poursuivait jusqu’à une couronne de buissons puis formait un demi-cercle un peu plus loin à l’angle de l’un des immeubles, et il devina que le garçon avait dû courir se cacher dans les taillis. Il n’avait rien entendu, ne percevait toujours aucun bruit. Des pas légers. Si légers qu’il ne les avait pas entendus. Comme le chauffeur de taxi. Des pas légers s’éloignant dans le petit matin.

– Il va falloir faire une enquête de voisinage, déclara Winter.
Ringmar hocha la tête.
– Ça pourrait être lui ?
– Qui donc ?
– Le témoin.
– Nous n’avons que le témoignage du taxi, Reinholz. Il a pu se tromper.
– Hmm.
– Tu ne crois pas, Bertil ?
– Non. Dans ce genre de circonstance, on a les sens aiguisés. Quand on a vu ce qu’il a vu...
– Entièrement d’accord.
– Il y aurait donc un témoin.
– Ou alors un tueur de plus.
– Ou alors un tueur de plus, répéta Ringmar.
– À moins que ce ne soit une victime de plus.
– Une victime qui aurait échappé à son sort.
– Il n’y a pas de sang en dehors de la baraque, remarqua Winter.
– Il a plongé à terre.
– Tu plaisantes ?
– Il n’y a pas vraiment de quoi. Imagine une victime de plus, mais qui serait passée à travers.
– La seule façon de sortir de là, c’est de prendre le chemin piétonnier, constata Winter.
– Il est long à traverser ce putain de champ.
– Mais on n’aurait pas entendu les pas.
– Il a dit que c’étaient des pas légers.
– Peut-être pas si légers. Même les tiens ne s’entendraient pas si tu courais dans le champ, Bertil.
– Qu’est-ce que tu veux insinuer ?
Winter jugea préférable de ne pas répondre.
– Non, soupira Ringmar. Ça ne colle pas. Le chauffeur se pointe ici. Il voit les corps. Il entend des pas. Il donne l’alarme. C’est quand même pas crédible, une victime présumée qui traîne sur place mais qui se tire au moment où les secours arrivent.
– Le choc. Un choc prolongé.
– Possible, mais pas vraisemblable.
– OK, on laisse ça de côté pour l’instant, concéda Winter. Les gars de Torsten sont en train de ratisser l’herbe sur toute la longueur du champ. S’il y a la moindre empreinte, ils vont la trouver. La rosée ne s’est pas encore dissipée. Avec un peu de chance... (Il s’interrompit pour appuyer de l’index sur sa tempe.) Admettons qu’il y avait un témoin. Homme ou femme. Il reste sur place jusqu’au départ des tueurs. Il reste caché.
– Mais pourquoi ne pas partir avant ? Pourquoi fuir au moment où tout est fini ?
– On en a déjà parlé. Le choc.
– Qu’est-ce qu’il faisait là, ce témoin, de toute façon ? répliqua Ringmar.
– C’était peut-être un client.
– Une victime possible donc.
– Non. Pas s’il était en chemin, pour venir ici.
– Par le sentier de derrière ?
Winter haussa les épaules.
– Et puis voilà que ça pète ici.
Winter hocha la tête.
– Et que les tueurs se barrent.
Winter opina de nouveau.
– Peu importe de quel côté. Probablement en bagnole, faut qu’on vérifie si quelqu’un a entendu un bruit de moteur après les coups de feu. Et s’il a vu du monde. Ou alors, ils ont pris le sentier au pas de course. (Ringmar fit une pause.) Notre témoin est toujours là, crevant de trouille, peut-être blessé, ou…
– Peut-être déjà loin.
– Non, je suis persuadé qu’il y avait quelqu’un.
– Un enfant.
– Des pas légers…, reprit Ringmar en opinant de la tête.
– Ceux d’un gamin, compléta Winter. Ça pourrait être celui que je viens de voir.

Jimmy Foro était arrivé du Nigeria sept ans et demi auparavant, seul et, selon ses dires, après avoir fui des persécutions à travers tout le continent africain, puis l’Europe. On lui avait accordé un permis de séjour. Il était resté, seul occupant d’un deux-pièces dans la rue Cannelle, à Västra Gårdstensberg. Winter se tenait devant l’immeuble du « Bois de hêtres ». Récemment rénové, il faisait partie d’un ensemble de plusieurs bâtiments groupés autour d’un jardin ouvert, plutôt sympathique, qu’on apercevait sur la gauche. Un homme était occupé à creuser des plates-bandes. La terre devait être sèche en ce moment, plus qu’à la normale, il n’avait pas plu depuis leur retour en Suède. Ils avaient ramené le soleil.
Le commissaire n’était pas un expert en jardinage : il n’aurait jamais su quoi planter, quand, comment ni pourquoi. Il avait toujours évité ce genre de situation, comme les gens qui détestent le bricolage et préfèrent vivre avec un robinet qui fuit plutôt que de changer un joint. Winter n’avait jamais rêvé d’une pelouse à tondre, mais risquait de ne pas y échapper. Trois ans auparavant, ils avaient acheté un terrain, Angela et lui, au sud de Billdal, tout près de la mer. Il n’était toujours pas construit. C’était un but d’expédition pour la famille : Erik, Angela, Elsa et Lilly. Deux ou trois fois, ils s’étaient fait surprendre par la pluie. Ce ne serait quand même pas mal d’avoir un toit, lui avait glissé Angela.
Il fit un signe de tête à l’agent d’Angered qui l’attendait devant l’immeuble.
– Vous êtes déjà monté là-haut ?
– Oui, j’ai vérifié la porte. Fermée à clé. Personne n’est repassé.
– Vous n’avez pas croisé de voisin ?
– J’ai vu personne.
– Vous êtes arrivé quand ?
– Eh bien… c’était pas moi le premier. Y a d’abord eu Berg et Henriksson. Ils se sont ramenés dès qu’on a donné l’alarme.
– Bien.
– Ils n’ont vu personne essayer d’entrer dans l’appart. Ni en sortir.
– C’est le moment d’aller frapper à la porte, déclara Winter en consultant sa montre. Il va bientôt arriver du monde.
La porte d’entrée de l’immeuble était grande ouverte. La cage d’escalier dégageait cette odeur qui lui était devenue familière, au bout de vingt ans de carrière : une odeur de renfermé, même après rénovation. Était-ce le ciment ou les gens qui montaient et descendaient ces marches ? Tous sentaient à peu près la même chose et se ressemblaient peu ou prou, blancs, noirs, au nez aquilin ou épaté, les cheveux lisses ou crépus, voire sans cheveux du tout. Il y avait aussi les relents de nourriture, plus ou moins forts, acides, sucrés ou amers. Dans cette cage flottaient des parfums d’épices, poivre de Jamaïque, noix de muscade, cannelle, des parfums saturés, lourds. À la boutique de Jimmy, elles occupaient tout un présentoir, resté intact. La plupart vendues sous sachets : pas de flacon industriel. Ce rayon se trouvait à gauche de la porte, à l’une des extrémités de la mer rouge. En entrant, Winter avait senti une odeur de chili et de curry, mais seulement l’espace d’un instant.
Dans le couloir, chez Jimmy Foro, on ne sentait rien. La lumière éclatante du jour ne pénétrait guère. Dans tout l’appartement, les stores étaient complètement fermés, comme pour amortir les impressions de ceux qui pénétreraient les premiers après la disparition définitive de son occupant.
On approchait les 7 h 30. Le premier jour, songeait Winter, 7 h 30 du matin le premier jour. Hier à un certain moment, ou alors très tôt ce matin, Jimmy avait quitté son appart et s’était rendu Chez Jimmy, d’où il ne devait plus jamais repartir. La boutique restait ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre ces deux dernières années. Une erreur, se dit le commissaire, toujours debout dans le couloir. En fin de nuit, ça peut devenir dangereux.
Comment Jimmy se rendait-il sur son lieu de travail ? Ils n’avaient pas la réponse. En dehors de son adresse, ils ne savaient rien pour le moment. Aucune voiture garée sur le petit parking devant la boutique, mis à part le taxi de Reinholz. Pas de vélo ni de mobylette. Il devait bien y avoir sept kilomètres à vol d’oiseau entre l’appartement de Jimmy et sa boutique. Par la route ou les voies cyclables, ça faisait plus de dix kilomètres.
Winter sortit son portable et composa le numéro de Bergenhem, resté sur la scène du crime.
– Salut, Erik à l’appareil.
– Ça ressemble à quoi ?
– Je viens juste d’entrer. Mais il m’est venu une idée. Vérifie s’il n’y a pas d’autre véhicule dans le voisinage, derrière les buissons, dans le champ. Aux abords de la cité.
– Qu’est-ce qu’on cherche ?
– Le moyen de transport de Jimmy Foro.
– OK.
– Même problème pour Aziz et Rezaï.
– OK.
– Et ça se passe comment de ton côté ?
– Ça commence à sécher. À sentir. C’est plus le curry.
– Et les curieux ?
– Rentrés chez eux pour la plupart. On a parlé avec autant de monde qu’on a pu. Mais ce n’étaient pas les locaux qui venaient le plus ici.
– C’était pourtant une boutique de quartier, s’étonna Winter.
– Pas une boutique familiale. Ça fait une différence pour les gens ici.
– C’est quoi ces conneries ? Ça fait une différence pour tout le monde, non ?
Bergenhem ne répondit pas.
– Si tu vois des gosses, plutôt des garçons, essaie de les attraper.
– OK.
– C’est une image. Ne les prends pas au lasso, Lars.
– Tu n’aurais pas un appart à visiter, Erik ?
– On s’appelle, conclut Winter avant de remettre l’appareil dans sa poche de chemise.
Il traversa le couloir et pénétra à pas de loup dans le séjour.
En quelques secondes, il avait compris qu’on venait de s’introduire ici.