9.
La lumière de l’aube répandait son halo de
douceur. C’était comme de voir le monde à travers un filet à
mailles très fines, un filet qui suivrait chacun de ses mouvements
à lui, tandis que dans cette tiédeur, rien d’autre ne bougeait.
Cette nuit, la température n’était pas descendue au-dessous de
vingt degrés. Il avait senti la sueur courir le long du dos
d’Angela tandis qu’ils faisaient l’amour, à l’heure où l’obscurité
s’emparait du ciel. Il n’avait pas cherché à surprendre d’autres
bruits. Pas plus que maintenant. Il n’était pas en quête de
cela.
Entre le parking et la porte de la boutique, vingt
mètres de distance à peu près. Ils trouveraient peut-être la trace
d’une ou de plusieurs voitures, mais rien n’était moins sûr. Il y
avait eu beaucoup de passage, même si ce n’était plus le cas
maintenant. La bande-police gisait par terre mais elle remplissait
apparemment sa fonction. Winter refit plusieurs fois le trajet
entre le parking et le bâtiment. Il avait fait filmer la zone. Les
techniciens avaient également pris des photos. Ce chemin, les
meurtriers avaient dû le faire au pas de course. Ou bien
furtivement. Ou encore en marchant, comme lui. Tout était calme,
comme maintenant. Pas de trafic sur la route. Pas qu’il sache.
Peut-être un témoin se manifesterait-il, ils avaient déjà fait une
annonce dans la presse. Quelqu’un qui passait par là et n’aurait
rien vu, mais qui passait par là quand même. Quelqu’un dont la
voiture aurait précédé ou bien suivi celle des meurtriers
lorsqu’ils avaient quitté les lieux. Si toutefois ils avaient
utilisé une voiture. Peut-être avaient-ils pris la fuite en
courant. Peut-être qu’ils se cachent dans ces bâtiments là-bas,
songea-t-il en levant les yeux de ce côté. Comment fermer tout un
quartier ? Toute une ville ?
L’herbe était humide dans le petit matin. Torsten
Öberg avait trouvé des traces de chaussures correspondant à des
pieds d’enfant. Petit garçon ou petite fille. Ou n’importe qui
faisant une petite pointure. Un détail lui revint soudain à
l’esprit : la caisse avait enregistré la dernière vente à
0 h 42. Bergenhem avait obtenu l’information par
l’intermédiaire du fabricant. Les meurtriers avaient-ils acheté
quelque chose avant de lever leurs fusils de chasse ? Des
fusils chargés de différents types de munitions… Conséquence :
impossible de compter le nombre d’armes utilisées. Ce dernier point
était-il important pour les meurtriers ?
Était-il important de savoir comment les choses
s’étaient passées ? Qui avait été tué le premier ?
C’était Jimmy qui gisait le plus près de la porte. Ensuite venait
Saïd. Hiwa semblait s’être avancé depuis le comptoir. Hiwa Aziz. Un
jeune Kurde qui avait fini sa vie par une nuit d’été suédoise. Ce
n’était pas ça qui l’avait fait venir dans ce pays. Se
dirigeait-il vers les meurtriers au moment où on lui avait tiré
dessus ? Pourquoi ne s’était-il pas précipité de l’autre
côté ? Il ne serait peut-être pas allé bien loin, mais il y
avait tout de même une réserve, avec une fenêtre. Cette dernière
était fermée lorsque Winter avait inspecté les lieux la première
fois. Il dirigea de nouveau son regard vers la boutique, un petit
palais de verre, pour une imagination fantasque. Winter en avait de
l’imagination, parfois trop, parfois un peu dérangée, mais elle
l’avait aidé dans son travail. En tout cas jusque-là. Il n’en était
plus si sûr. Il n’était plus sûr de rien, mais c’était normal, ça
allait de soi.
Hiwa Aziz. Un personnage-clé. Pourquoi cette
pensée ? La clé de quoi ?
Il avait une chance. Ou du moins pensait-il en
avoir une. Pourquoi ? Parce qu’il connaissait les meurtriers.
Était-il au courant de ce qui allait arriver ?
Ils étaient entrés munis de chaussons de
protection. Hiwa, Jimmy et Saïd avaient dû s’en apercevoir.
Ils les avaient revêtus à l’extérieur.
Des empreintes de différentes tailles à
l’intérieur, entre 40 et 42 de pointure environ. Il pouvait y en
avoir davantage. La mer de sang n’avait pas délivré d’information
nette et précise. Winter leva les yeux vers le ciel tendre du
matin. La température avait déjà eu le temps de monter. On allait
encore battre un record de chaleur. Évitez Göteborg en été, c’est
intenable.
Il continua de faire les cent pas. Combien de
meurtriers allons-nous trouver ? Essayer de trouver. Non,
trouver. Pourchasser. Hunt down. Il se
mit à penser à son ami Steve Macdonald, commissaire dans les
quartiers sud de Londres, où l’on comptait des centaines de
meurtres par an. À moins que ce ne soit par trimestre.
Croydon : l’une des plus grandes villes d’Angleterre, même si
l’arrondissement se confondait avec Londres. Göteborg finirait par
se confondre avec Croydon. Winter avait prévu d’emmener sa famille
en visite dans la capitale britannique au début du mois d’octobre.
Le meilleur moment. Un appart-hôtel dans Chelsea. Sans doute une
pinte de bière avec Steve dans un pub qui donnait sur Selhurst
Park, le terrain de jeu du Cristal Palace, une équipe tellement
intéressante que les supporters se limitaient aux mères des
joueurs. Ils étaient allés boire au Prince George la première fois
qu’ils s’étaient rencontrés, sur High Street, à Thornton Health.
Winter s’était rendu à Londres pour prêter main forte à ses
collègues dans une enquête concernant le meurtre d’un jeune Suédois
près de Clapham Common. Mais pour l’instant, il était bien sur le
sol scandinave. Le ciel se découvrait progressivement, perdant à
mesure sa pâle innocence. Le soleil était sur le point de
reparaître. Winter se tenait maintenant devant la porte. Il voyait
la mer rouge. Impossible à nettoyer. Les lignes, les traces en
resteraient à jamais inscrites dans le sol. Il se demandait s’il
pourrait jamais s’ouvrir ici un nouveau commerce. Mais on finissait
toujours par oublier, plus ou moins vite selon les gens. Pas assez
vite dans son cas à lui. Ils étaient entrés par là. Un visage ici,
un autre là. Les victimes se tenaient-elles à l’endroit où elles
avaient été retrouvées ? Il n’y avait pas beaucoup de pas de
distance, mais pour lui, ce pouvait être déterminant. Pour eux,
bien sûr, ça n’avait rien changé.
Winter fut pris d’étourdissement. Pendant un
dixième de seconde, il crut qu’il allait tomber dans les pommes.
Nom de Dieu ! Le soleil commençait à pointer. Un rayon lui
frappa le visage. Il ressentit une douleur à l’œil. Ça lui était
déjà arrivé deux ou trois fois depuis le début de l’été. On n’est
pas censé avoir ce genre de problème après six mois de farniente dans le sud de l’Espagne. Surtout quand
on n’a jamais connu la migraine. Mais la sensation de vertige se
dissipa, il n’y pensa plus.
Fredrik Halders se tenait debout au milieu de la
pelouse. Dans le petit jour, comme la veille. Ça devenait une
habitude. Il rentra au bout de dix minutes. Aneta se retourna dans
le lit quand il vint se recoucher auprès d’elle.
– Qu’est-ce qu’il y a, Fredrik ?
– Plus sommeil.
– Essaie encore, marmonna-t-elle en lui
tournant le dos.
Il ferma les yeux sans lui répondre. Il régnait
une douce pénombre dans la chambre, derrière les stores à
enrouleur. Il voyait des points rouges et noirs lui passer devant
les yeux. Certains ressemblaient à des têtards. Ils formaient un
curieux motif. Il vit encore bouger… une tête qui s’éloignait,
comme enroulée dans quelque chose. Il comprit qu’il était en train
de dormir, et ce que le rêve signifiait. Il se réveilla. Aneta
dormait, il reconnaissait la respiration paisible qu’elle avait
lorsqu’elle était profondément assoupie. Elle paraissait avoir la
capacité de s’endormir à volonté, quand elle l’avait décidé.
Peut-être à cause de ses origines africaines, se dit-il. Faut que
je lui demande s’ils sont tous comme ça là-bas. Il se leva et
consulta sa montre. 5 heures pile : il avait à peine dormi une
heure depuis sa promenade matinale. Tant pis, ce serait suffisant
pour cette nuit-là. Il se leva, enfila son short et se dirigea vers
la cuisine pour faire chauffer de l’eau, tout en regrettant ce
réveil précoce.
Une fois installé dans sa voiture, entre deux
bâillements, il prit un CD au hasard dans le tas qui s’était formé
sur le siège du passager et l’inséra dans l’appareil. Kevin Welch.
Une ballade sur le thème de la petite pluie d’été – ce n’était
guère d’actualité. Halders baissa la vitre. Une douce bruine finira par tomber. Un jour, quelque
part. Les effluves de la ville ne se faisaient presque pas
sentir tandis qu’il roulait vers les quartiers nord.
Un rayon de soleil se réfléchissait, comme un
faisceau laser, sur une fenêtre du troisième étage, sur la gauche
du bâtiment. La vitre, par contraste, paraissait noire dans ce
jaillissement soudain de la lumière. Puis le rayon disparut, comme
si le soleil s’était éclipsé. Winter se tenait sur le chemin
piétonnier, à mi-distance de la cité. Il observait l’herbe rase.
Puis l’asphalte : impossible d’y trouver des indices
invisibles à l’œil nu. Il poursuivit en direction de la zone
habitée. Soudain, un mouvement. Là ! Quelque chose qui
scintille derrière les buissons à gauche ! Encore un reflet de
soleil ? Non. Pas si bas. Les rayons du soleil poursuivraient
bientôt leur route vers l’est en passant au-dessus des toits. Là,
encore une fois ! Un peu plus loin à gauche. Comme un
flash ! Quelqu’un qui passait à vélo derrière les buissons.
Winter traversa le champ au pas de course, plus vite qu’il n’aurait
dû étant donné son genou et ses mollets. Il apercevait maintenant
le garçonnet. Le vélo changeait de direction pour s’éloigner des
buissons. Winter essaya d’accélérer, il avait déjà traversé la
moitié du champ. Les buissons avaient maintenant disparu. Il vit le
garçon se retourner et prendre ensuite de la vitesse : c’était
lui. Winter ne ralentit pas. Il leva la main dans un salut qui se
voulait gentil. Il espérait ainsi faire stopper le gamin, mais ce
dernier s’y refusait, il ne se retourna même plus et disparut au
coin d’un bâtiment. Winter courait maintenant sur la chaussée. Ses
mollets se raidissaient, mais ne le lançaient pas encore. Par
contre il devait bien constater qu’il perdait son souffle. Tout à
coup, une douleur lui traversa la poitrine. Elle s’étendit à l’œil.
Il faut que je tienne jusqu’à l’angle du bâtiment. J’y suis
presque.
En passant devant la boutique – il ne
comptait s’y arrêter qu’un peu plus tard – Halders avait
aperçu la voiture de Winter sur le parking. Une Mercedes, mais le
patron devrait changer de modèle. Ou alors il attend dix ans de
plus, et elle entrera dans la catégorie vintage que tout le monde s’arrache. Dans dix ans,
nous serons tous vintage. On nous
réclamera, bien plus qu’aujourd’hui.
Halders se gara sur la place adjacente, sortit de
voiture et se dirigea vers la boutique. C’était sa première visite
sur la scène du crime, il n’en avait pas eu le temps la veille. La
porte était grande ouverte. Pas un collègue pour monter la garde,
pas de vigile non plus. Ça n’était pas normal. Il jeta un œil à
l’intérieur et vit la marée rouge qui s’étendait à partir du seuil
en direction des présentoirs, du comptoir, de la table. Il y avait
des étagères pleines de bouffe, des sachets, des boîtes en alu, des
bocaux en verre. Tout ça portait des étiquettes de couleurs vives.
Il aperçut un congélateur, et puis un présentoir réfrigéré avec des
chapelets de saucisses turques. Un rayon légumes aussi, rouge,
mauve et vert. Halders reconnut des aubergines mais il n’en
cuisinait pas souvent, vu le temps que ça prenait de les saler,
ensuite de les presser pour en retirer l’eau avant de les passer à
la poêle. Il aperçut des pains pita, des bocaux de cornichons et de
piments, des grosses jattes remplies de confiseries dégoulinant de
miel à vous flanquer le diabète pour le restant de vos jours. On se
croirait dans un supermarché plutôt que dans une boutique de
proximité, mais bien sûr la bouffe, ça compte. Je me demande
comment ça fonctionnait. Mais est-ce qu’il y a un seul magasin
d’alimentation qui ne fasse pas dans la vente illicite par
ici ? Un de nos bons vieux Ica n’a pas pu soutenir la
concurrence, il a dû fermer sur l’une des places des quartiers
nord. Des fournisseurs trop chers…
Halders tournait la tête de droite à gauche.
Partout se lisaient les traces du massacre. Quel spectacle,
bordel ! Comment peut-on éprouver autant de haine ?
C’est comme s’ils avaient voulu gommer leur face,
avait-il pensé en voyant les photos à la brigade criminelle.
– On dirait qu’ils en avaient après leur
identité, avait-il fait remarquer à Winter. Mais ça ne peut pas
être une question d’identification.
Le commissaire avait gardé le silence.
– Non ?
– Pas au sens où nous l’entendons en tout
cas.
– Qu’est-ce que tu veux dire,
Erik ?
– Je ne sais pas vraiment encore, avait
répondu Winter. Il y a là quelque chose qui m’échappe. Pour
l’instant.
Halders restait planté sur le seuil de la
boutique.
Tout à coup, il entendit un cri au dehors. Comme
un cri au secours. Comme en écho.
Winter entendit sa propre voix résonner entre les
immeubles. Crier n’avait servi à rien : l’enfant n’avait pas
réapparu. Il avait dû continuer sa course de l’autre côté du
bâtiment, à moins qu’il n’ait abandonné son vélo sous un porche
avant de disparaître dans la nature. Ce gamin pouvait n’avoir
aucune importance. Il n’avait pas forcément vu quelque chose, il ne
savait peut-être rien. Est-ce que c’est lui ou moi qui poursuit
l’autre ? Des mouettes traversèrent le ciel au-dessus de sa
tête en hurlant. Winter eut un sursaut, qui l’arracha à ses
pensées. Il se mit à longer le bâtiment, tourna à l’angle et buta
contre Halders.
– Mon Dieu, qu’est-ce que tu fous
là ? !
– Je te renvoie la question, répondit
l’inspecteur en se massant le front.
Winter continuait à scruter les parages.
– Tu as vu quelqu’un par ici ? finit-il
par lui demander.
– Non.
– Un gamin, de dix ou onze ans à peu
près.
– Non, rien vu.
– Il était là, continua le commissaire en
balayant du bras tout l’espace alentour jusqu’au chemin piétonnier
et à la boutique silencieuse. C’est le gamin que j’ai vu le matin
du massacre.
– Il était déjà dehors ? s’étonna
Halders en jetant un œil à sa montre. À cette heure-ci ?
– Et toi, qu’est-ce que tu fais
là ?
Halders tourna la tête en direction du nord. Ils
se tenaient devant la boutique. Winter alluma un Corps, tira une
bouffée, l’exhala. La fumée s’envola comme un nuage de pollution
dans le ciel clair, avant de se dissiper au-dessus du champ. Winter
tira une nouvelle bouffée qui lui laissa un goût excessivement âcre
dans la bouche. Peut-être temps d’arrêter. C’était le dernier. La
matinée était trop belle. La vie trop précieuse. Il avait charge
d’âmes, und so weiter. Angela utilisait
parfois cette expression et Elsa avait commencé à l’imiter, ce
serait bientôt le tour de Lilly. Et ainsi de
suite. Comme le paysan dans son champ scintillant de rosée,
lui continuerait comme avant…
– Shahnaz Rezaï a reçu de la visite,
déclara-t-il.
– De qui ?
Winter ne répondit pas.
– Qui pouvait bien lui rendre visite à une
heure pareille ?
– Quelqu’un qui se trouvait également
ici.
Le commissaire désigna la boutique dont les murs
rayonnaient comme un prisme de verre.
– Qui lui a rendu visite ? répéta
Halders.
– Une personne de sa connaissance.
Halders hocha la tête.
– Elle pouvait voir par l’œilleton qui
c’était, expliqua Winter. Elle n’aurait pas laissé entrer un
étranger, surtout en pleine nuit.
– Elle n’a peut-être pas eu à laisser entrer
qui que ce soit si le meurtrier était déjà à l’intérieur.
– Saïd ?
– Saïd.
– Ou un intime, corrigea Winter.
– On ne sait pas encore qui ils
fréquentaient, les Rezaï. Et je doute qu’on parvienne à dresser la
liste complète.
– Ce ne sera peut-être pas nécessaire.
– On y va ?
Il y avait un panneau à l’entrée de la grand place
de Ranneberg, le centre économique du quartier. Winter apercevait
une pizzeria qui ouvrait sur la place par une large baie vitrée. Il
se gara en face du complexe sportif. En sortant du parking, il
déchiffra le panneau : « Nous aimons la banlieue. »
Peut-être était-ce le Service du logement social qui l’avait fait
poser. Ils percevaient les loyers. À moins qu’il ne s’agisse de la
commune, ou d’une autre institution publique… Tout le monde aime la
banlieue, pourvu qu’elle reste la banlieue, songea-t-il. Pourvu que
les banlieusards n’en bougent pas. On appréciait moins leurs
sorties dans le centre-ville. À Vasaplats. Du coup les bourgeois
déménageaient… vers le sud, les banlieues sud. Encore plus au sud.
C’était plus propre, plus beau, plus blanc. Pourtant à Ranneberg
aussi, c’était beau et blanc. Le Service du logement social avait
décidé qu’il n’y aurait pas plus de trois familles immigrées par
bâtiment. Dommage qu’on n’y ait pas pensé avant, c’était ça la clé
de l’intégration.
– Putain tous les drapeaux ! s’écria
Halders, le regard levé sur les balcons. C’est jour de fête
nationale ?
– Non, c’est passé, répondit Winter. Voire
dépassé.
– J’avais pas réalisé.
– C’était pourtant un jour férié.
– Pas remarqué non plus, constata Halders en
se dirigeant vers la rue Fleur des Cimes.
L’appartement sans vie était à peine éclairé par
la lumière du petit jour. Winter et Halders se déplaçaient
prudemment à l’intérieur. Ils éprouvaient le même sentiment de
honte qu’à chaque fois. Ils arrivaient après la mort. D’abord était
la vie, puis venait la mort et enfin Winter et Halders. Mais il n’y
avait maintenant plus personne à qui demander des excuses. Aucun
survivant. Personne à consoler. Personne à qui poser de
questions.
– Et les voisins n’ont rien entendu, signala
Winter.
– Bonne isolation. On fait du solide en
Suède.
– On a bien dû entendre quelque chose.
– Pourquoi nous le dirait-on ?
Winter opina. Pourquoi ? Qu’est-ce que les
témoins y gagneraient ? Une bourrade sur l’épaule ? Les
remerciements ou les félicitations de la police du Västra
Götaland ?
Ou alors un fusil de chasse braqué sur le
visage ? Non. Ce genre de message s’adressait à d’autres
individus.
– Faut qu’on les secoue un peu, déclara
Halders.
– Qu’est-ce que tu voulais vérifier dans cet
appart ? Et pourquoi maintenant ? Ça ne pouvait pas
attendre une heure ou deux ?
– J’ai pas bien compris la position du corps
sur les photos. Et les experts nous ont pas laissés entrer,
normal.
– Elle gisait en travers du lit.
Halders ne répondit pas. Il se tenait maintenant
au-dessus du lit. Son ombre se projetait sur les draps. Tout était
dans le même état que lorsque Winter était entré dans la pièce pour
la première fois. Ce n’était plus vraiment un lit.
– Pourquoi ici ? s’interrogea
l’inspecteur. Et pourquoi de cette façon ?
– Continue.
Halders s’éloigna sans dire un mot, revint sur ses
pas, s’assit sur les talons et finit par se relever. Winter
entendit un cri de mouette dehors. Mouette ou goéland. L’oiseau
émit soudain une sorte de rire qui transperça les vitres. Qui
sonnait faux, dénué de toute joie.
– Soit elle les a laissés entrer, soit ils se
sont introduits de force.
– La porte est intacte, intervint
Winter.
– Ils avaient la clé.
– Saïd oui, il habitait ici.
– C’est pas lui, assura Halders. On l’aurait
vu. Pia aussi. Ou bien les gars de Torsten.
– On n’a pas encore reçu les résultats,
objecta Winter.
– Ils se sont retrouvés ici, chuchota Halders
comme pour lui-même. Il fallait que ça se produise sur ce lit. Dans
une position qui n’a rien de… naturel, si on peut dire, dans un cas
pareil. (Il leva les yeux vers Winter.) En position de
massacre.
Winter hocha la tête. Il avait eu la même pensée.
Ce meurtre avait fait l’objet d’un rituel. Pour qui ? Un vrai
rituel ? Saurait-il le déchiffrer ? Existait-il un manuel
à cet usage ?
– Ça aurait pu se faire par terre, dans la
cuisine, ou dans le séjour, poursuivit Halders, mais non, ça s’est
fait ici.
– Il a dû se passer quelque chose avant le
meurtre.
– Ils ont dit quelque chose. (Halders fit un
grand geste de la main.) Dans une sorte de cérémonial. Ils avaient
quelque chose à faire avant. Ou à dire.
– Ça s’est fait après ?
– Après quoi ? Tu veux parler de la
pétarade à Hjällbo ?
– Oui.
– Je pense. Juste après. Ou alors en même
temps. J’en sais rien, Erik.
– Si ça s’est produit au même moment, avec
d’autres personnes, il n’y a peut-être aucun rapport.
– C’est sûr qu’il y a un rapport.
Winter perçut de nouveau le rire de la mouette au
dehors. Ceux qui avaient vécu ici avaient également dû l’entendre.
Peut-être les avait-il réveillés au petit matin quand le sommeil
nous paraît la chose la plus importante dans la vie. Il entendait
un bruit de moteur qui chauffait trop fort. Il était pourtant bien
tôt encore.
Il essayait de se représenter Saïd Rezaï, mais le
personnage restait pour lui une vague silhouette, fantomatique, et
pour ainsi dire sans tête. L’homme avait perdu son visage dans la
mort. Un visage perdu. L’était-il déjà avant ? Pour lui et
pour les deux autres, Jimmy et Hiwa. N’était-ce qu’une confirmation
de cela ? Shahnaz Rezaï, elle, avait pu garder le sien. Mais
elle avait perdu autre chose. Sa mort compliquait davantage encore
la situation. Était-ce voulu ?
– La présence de Saïd a peut-être tout
bouleversé, suggéra Winter.
Halders leva la tête. Il s’était assis sur ce lit
qui n’en était plus un et semblait enfoncé dans ses pensées. Il
avait fermé les yeux.
– Il n’était pas prévu au programme, continua
Winter. Mais à partir du moment où il était là, il n’avait plus
aucune chance.
– Tu veux dire qu’il a juste manqué de
bol ?
– Oui. Ils l’ont reconnu comme lui les a
reconnus.
– Les meurtriers n’étaient pas masqués
alors ?
– Je n’en suis pas sûr, Fredrik, mais je
dirais que non. Jimmy n’avait pas de caméra de surveillance, ils
devaient bien le savoir.
– La question, c’est pourquoi il n’en avait
pas, remarqua Halders.
– Pourquoi il n’en avait plus, rectifia Winter. Il en a eu, mais elle a été
démontée.
– Par qui ?
– C’est le problème. Par Jimmy en
personne.
– Et les visiteurs étaient donc au
courant.
– Exactement.
– Ils étaient venus avant.
– Peut-être plusieurs fois.
– Ils venaient pour rompre leurs relations
avec lui.
– Oui.
– Pas pour le dévaliser.
– Non.
– Et voilà qu’ils tombent sur Saïd.
– Grosse surprise, commenta Winter.
– Ils pouvaient le voir par la porte,
non ? Ou par les fenêtres, avec ces putains de baies
vitrées.
– Il était peut-être dans la réserve. Il se
serait approché au bruit des cris, ou du moins des éclats de voix.
Ou alors il se tenait dans un recoin, ce qui le rendait invisible
du dehors.
– On a du boulot qui nous attend en bas,
intervint Halders. Faut refaire le chemin d’ici à la boutique pour
savoir qui était où.
Winter hocha la tête.
Halders parcourut la chambre du regard.
– Après la mort de Saïd, sa femme n’y coupait
pas. Et c’est venu vite.
Winter opina de nouveau.
– Ils pouvaient pas prendre le risque de la
laisser en vie, continua Halders. En apprenant la nouvelle, elle
aurait su qui était le coupable.
– Si tant est que les choses soient aussi
simples que ça.
Il descendit de vélo, puis il remonta dessus. Il
n’y avait pas de bruit quand il circulait dans la cité. Il avait
chaud. Il se disait qu’entre les immeubles il faisait plus chaud
que nulle part ailleurs, comme si la chaleur cherchait à s’y
cacher.
Et lui, se cachait-il ? De qui se
cacherait-il ? Il n’avait rien dit à la maison, donc ils ne
savaient pas.
Il y avait quelqu’un qui le cherchait. Il avait
couru après lui quand il faisait du vélo. Il savait qui c’était.
Mais il n’avait pas envie de parler avec lui. C’était sa façon à
lui de se cacher.