9.
La lumière de l’aube répandait son halo de douceur. C’était comme de voir le monde à travers un filet à mailles très fines, un filet qui suivrait chacun de ses mouvements à lui, tandis que dans cette tiédeur, rien d’autre ne bougeait. Cette nuit, la température n’était pas descendue au-dessous de vingt degrés. Il avait senti la sueur courir le long du dos d’Angela tandis qu’ils faisaient l’amour, à l’heure où l’obscurité s’emparait du ciel. Il n’avait pas cherché à surprendre d’autres bruits. Pas plus que maintenant. Il n’était pas en quête de cela.
Entre le parking et la porte de la boutique, vingt mètres de distance à peu près. Ils trouveraient peut-être la trace d’une ou de plusieurs voitures, mais rien n’était moins sûr. Il y avait eu beaucoup de passage, même si ce n’était plus le cas maintenant. La bande-police gisait par terre mais elle remplissait apparemment sa fonction. Winter refit plusieurs fois le trajet entre le parking et le bâtiment. Il avait fait filmer la zone. Les techniciens avaient également pris des photos. Ce chemin, les meurtriers avaient dû le faire au pas de course. Ou bien furtivement. Ou encore en marchant, comme lui. Tout était calme, comme maintenant. Pas de trafic sur la route. Pas qu’il sache. Peut-être un témoin se manifesterait-il, ils avaient déjà fait une annonce dans la presse. Quelqu’un qui passait par là et n’aurait rien vu, mais qui passait par là quand même. Quelqu’un dont la voiture aurait précédé ou bien suivi celle des meurtriers lorsqu’ils avaient quitté les lieux. Si toutefois ils avaient utilisé une voiture. Peut-être avaient-ils pris la fuite en courant. Peut-être qu’ils se cachent dans ces bâtiments là-bas, songea-t-il en levant les yeux de ce côté. Comment fermer tout un quartier ? Toute une ville ?
L’herbe était humide dans le petit matin. Torsten Öberg avait trouvé des traces de chaussures correspondant à des pieds d’enfant. Petit garçon ou petite fille. Ou n’importe qui faisant une petite pointure. Un détail lui revint soudain à l’esprit : la caisse avait enregistré la dernière vente à 0 h 42. Bergenhem avait obtenu l’information par l’intermédiaire du fabricant. Les meurtriers avaient-ils acheté quelque chose avant de lever leurs fusils de chasse ? Des fusils chargés de différents types de munitions… Conséquence : impossible de compter le nombre d’armes utilisées. Ce dernier point était-il important pour les meurtriers ?
Était-il important de savoir comment les choses s’étaient passées ? Qui avait été tué le premier ? C’était Jimmy qui gisait le plus près de la porte. Ensuite venait Saïd. Hiwa semblait s’être avancé depuis le comptoir. Hiwa Aziz. Un jeune Kurde qui avait fini sa vie par une nuit d’été suédoise. Ce n’était pas ça qui l’avait fait venir dans ce pays. Se dirigeait-il vers les meurtriers au moment où on lui avait tiré dessus ? Pourquoi ne s’était-il pas précipité de l’autre côté ? Il ne serait peut-être pas allé bien loin, mais il y avait tout de même une réserve, avec une fenêtre. Cette dernière était fermée lorsque Winter avait inspecté les lieux la première fois. Il dirigea de nouveau son regard vers la boutique, un petit palais de verre, pour une imagination fantasque. Winter en avait de l’imagination, parfois trop, parfois un peu dérangée, mais elle l’avait aidé dans son travail. En tout cas jusque-là. Il n’en était plus si sûr. Il n’était plus sûr de rien, mais c’était normal, ça allait de soi.
Hiwa Aziz. Un personnage-clé. Pourquoi cette pensée ? La clé de quoi ?
Il avait une chance. Ou du moins pensait-il en avoir une. Pourquoi ? Parce qu’il connaissait les meurtriers. Était-il au courant de ce qui allait arriver ?
Ils étaient entrés munis de chaussons de protection. Hiwa, Jimmy et Saïd avaient dû s’en apercevoir.
Ils les avaient revêtus à l’extérieur.
Des empreintes de différentes tailles à l’intérieur, entre 40 et 42 de pointure environ. Il pouvait y en avoir davantage. La mer de sang n’avait pas délivré d’information nette et précise. Winter leva les yeux vers le ciel tendre du matin. La température avait déjà eu le temps de monter. On allait encore battre un record de chaleur. Évitez Göteborg en été, c’est intenable.
Il continua de faire les cent pas. Combien de meurtriers allons-nous trouver ? Essayer de trouver. Non, trouver. Pourchasser. Hunt down. Il se mit à penser à son ami Steve Macdonald, commissaire dans les quartiers sud de Londres, où l’on comptait des centaines de meurtres par an. À moins que ce ne soit par trimestre. Croydon : l’une des plus grandes villes d’Angleterre, même si l’arrondissement se confondait avec Londres. Göteborg finirait par se confondre avec Croydon. Winter avait prévu d’emmener sa famille en visite dans la capitale britannique au début du mois d’octobre. Le meilleur moment. Un appart-hôtel dans Chelsea. Sans doute une pinte de bière avec Steve dans un pub qui donnait sur Selhurst Park, le terrain de jeu du Cristal Palace, une équipe tellement intéressante que les supporters se limitaient aux mères des joueurs. Ils étaient allés boire au Prince George la première fois qu’ils s’étaient rencontrés, sur High Street, à Thornton Health. Winter s’était rendu à Londres pour prêter main forte à ses collègues dans une enquête concernant le meurtre d’un jeune Suédois près de Clapham Common. Mais pour l’instant, il était bien sur le sol scandinave. Le ciel se découvrait progressivement, perdant à mesure sa pâle innocence. Le soleil était sur le point de reparaître. Winter se tenait maintenant devant la porte. Il voyait la mer rouge. Impossible à nettoyer. Les lignes, les traces en resteraient à jamais inscrites dans le sol. Il se demandait s’il pourrait jamais s’ouvrir ici un nouveau commerce. Mais on finissait toujours par oublier, plus ou moins vite selon les gens. Pas assez vite dans son cas à lui. Ils étaient entrés par là. Un visage ici, un autre là. Les victimes se tenaient-elles à l’endroit où elles avaient été retrouvées ? Il n’y avait pas beaucoup de pas de distance, mais pour lui, ce pouvait être déterminant. Pour eux, bien sûr, ça n’avait rien changé.
Winter fut pris d’étourdissement. Pendant un dixième de seconde, il crut qu’il allait tomber dans les pommes. Nom de Dieu ! Le soleil commençait à pointer. Un rayon lui frappa le visage. Il ressentit une douleur à l’œil. Ça lui était déjà arrivé deux ou trois fois depuis le début de l’été. On n’est pas censé avoir ce genre de problème après six mois de farniente dans le sud de l’Espagne. Surtout quand on n’a jamais connu la migraine. Mais la sensation de vertige se dissipa, il n’y pensa plus.

Fredrik Halders se tenait debout au milieu de la pelouse. Dans le petit jour, comme la veille. Ça devenait une habitude. Il rentra au bout de dix minutes. Aneta se retourna dans le lit quand il vint se recoucher auprès d’elle.
– Qu’est-ce qu’il y a, Fredrik ?
– Plus sommeil.
– Essaie encore, marmonna-t-elle en lui tournant le dos.
Il ferma les yeux sans lui répondre. Il régnait une douce pénombre dans la chambre, derrière les stores à enrouleur. Il voyait des points rouges et noirs lui passer devant les yeux. Certains ressemblaient à des têtards. Ils formaient un curieux motif. Il vit encore bouger… une tête qui s’éloignait, comme enroulée dans quelque chose. Il comprit qu’il était en train de dormir, et ce que le rêve signifiait. Il se réveilla. Aneta dormait, il reconnaissait la respiration paisible qu’elle avait lorsqu’elle était profondément assoupie. Elle paraissait avoir la capacité de s’endormir à volonté, quand elle l’avait décidé. Peut-être à cause de ses origines africaines, se dit-il. Faut que je lui demande s’ils sont tous comme ça là-bas. Il se leva et consulta sa montre. 5 heures pile : il avait à peine dormi une heure depuis sa promenade matinale. Tant pis, ce serait suffisant pour cette nuit-là. Il se leva, enfila son short et se dirigea vers la cuisine pour faire chauffer de l’eau, tout en regrettant ce réveil précoce.
Une fois installé dans sa voiture, entre deux bâillements, il prit un CD au hasard dans le tas qui s’était formé sur le siège du passager et l’inséra dans l’appareil. Kevin Welch. Une ballade sur le thème de la petite pluie d’été – ce n’était guère d’actualité. Halders baissa la vitre. Une douce bruine finira par tomber. Un jour, quelque part. Les effluves de la ville ne se faisaient presque pas sentir tandis qu’il roulait vers les quartiers nord.

Un rayon de soleil se réfléchissait, comme un faisceau laser, sur une fenêtre du troisième étage, sur la gauche du bâtiment. La vitre, par contraste, paraissait noire dans ce jaillissement soudain de la lumière. Puis le rayon disparut, comme si le soleil s’était éclipsé. Winter se tenait sur le chemin piétonnier, à mi-distance de la cité. Il observait l’herbe rase. Puis l’asphalte : impossible d’y trouver des indices invisibles à l’œil nu. Il poursuivit en direction de la zone habitée. Soudain, un mouvement. Là ! Quelque chose qui scintille derrière les buissons à gauche ! Encore un reflet de soleil ? Non. Pas si bas. Les rayons du soleil poursuivraient bientôt leur route vers l’est en passant au-dessus des toits. Là, encore une fois ! Un peu plus loin à gauche. Comme un flash ! Quelqu’un qui passait à vélo derrière les buissons. Winter traversa le champ au pas de course, plus vite qu’il n’aurait dû étant donné son genou et ses mollets. Il apercevait maintenant le garçonnet. Le vélo changeait de direction pour s’éloigner des buissons. Winter essaya d’accélérer, il avait déjà traversé la moitié du champ. Les buissons avaient maintenant disparu. Il vit le garçon se retourner et prendre ensuite de la vitesse : c’était lui. Winter ne ralentit pas. Il leva la main dans un salut qui se voulait gentil. Il espérait ainsi faire stopper le gamin, mais ce dernier s’y refusait, il ne se retourna même plus et disparut au coin d’un bâtiment. Winter courait maintenant sur la chaussée. Ses mollets se raidissaient, mais ne le lançaient pas encore. Par contre il devait bien constater qu’il perdait son souffle. Tout à coup, une douleur lui traversa la poitrine. Elle s’étendit à l’œil. Il faut que je tienne jusqu’à l’angle du bâtiment. J’y suis presque.

En passant devant la boutique – il ne comptait s’y arrêter qu’un peu plus tard – Halders avait aperçu la voiture de Winter sur le parking. Une Mercedes, mais le patron devrait changer de modèle. Ou alors il attend dix ans de plus, et elle entrera dans la catégorie vintage que tout le monde s’arrache. Dans dix ans, nous serons tous vintage. On nous réclamera, bien plus qu’aujourd’hui.
Halders se gara sur la place adjacente, sortit de voiture et se dirigea vers la boutique. C’était sa première visite sur la scène du crime, il n’en avait pas eu le temps la veille. La porte était grande ouverte. Pas un collègue pour monter la garde, pas de vigile non plus. Ça n’était pas normal. Il jeta un œil à l’intérieur et vit la marée rouge qui s’étendait à partir du seuil en direction des présentoirs, du comptoir, de la table. Il y avait des étagères pleines de bouffe, des sachets, des boîtes en alu, des bocaux en verre. Tout ça portait des étiquettes de couleurs vives. Il aperçut un congélateur, et puis un présentoir réfrigéré avec des chapelets de saucisses turques. Un rayon légumes aussi, rouge, mauve et vert. Halders reconnut des aubergines mais il n’en cuisinait pas souvent, vu le temps que ça prenait de les saler, ensuite de les presser pour en retirer l’eau avant de les passer à la poêle. Il aperçut des pains pita, des bocaux de cornichons et de piments, des grosses jattes remplies de confiseries dégoulinant de miel à vous flanquer le diabète pour le restant de vos jours. On se croirait dans un supermarché plutôt que dans une boutique de proximité, mais bien sûr la bouffe, ça compte. Je me demande comment ça fonctionnait. Mais est-ce qu’il y a un seul magasin d’alimentation qui ne fasse pas dans la vente illicite par ici ? Un de nos bons vieux Ica n’a pas pu soutenir la concurrence, il a dû fermer sur l’une des places des quartiers nord. Des fournisseurs trop chers…
Halders tournait la tête de droite à gauche. Partout se lisaient les traces du massacre. Quel spectacle, bordel ! Comment peut-on éprouver autant de haine ?
C’est comme s’ils avaient voulu gommer leur face, avait-il pensé en voyant les photos à la brigade criminelle.
– On dirait qu’ils en avaient après leur identité, avait-il fait remarquer à Winter. Mais ça ne peut pas être une question d’identification.
Le commissaire avait gardé le silence.
– Non ?
– Pas au sens où nous l’entendons en tout cas.
– Qu’est-ce que tu veux dire, Erik ?
– Je ne sais pas vraiment encore, avait répondu Winter. Il y a là quelque chose qui m’échappe. Pour l’instant.
Halders restait planté sur le seuil de la boutique.
Tout à coup, il entendit un cri au dehors. Comme un cri au secours. Comme en écho.

Winter entendit sa propre voix résonner entre les immeubles. Crier n’avait servi à rien : l’enfant n’avait pas réapparu. Il avait dû continuer sa course de l’autre côté du bâtiment, à moins qu’il n’ait abandonné son vélo sous un porche avant de disparaître dans la nature. Ce gamin pouvait n’avoir aucune importance. Il n’avait pas forcément vu quelque chose, il ne savait peut-être rien. Est-ce que c’est lui ou moi qui poursuit l’autre ? Des mouettes traversèrent le ciel au-dessus de sa tête en hurlant. Winter eut un sursaut, qui l’arracha à ses pensées. Il se mit à longer le bâtiment, tourna à l’angle et buta contre Halders.
– Mon Dieu, qu’est-ce que tu fous là ? !
– Je te renvoie la question, répondit l’inspecteur en se massant le front.
Winter continuait à scruter les parages.
– Tu as vu quelqu’un par ici ? finit-il par lui demander.
– Non.
– Un gamin, de dix ou onze ans à peu près.
– Non, rien vu.
– Il était là, continua le commissaire en balayant du bras tout l’espace alentour jusqu’au chemin piétonnier et à la boutique silencieuse. C’est le gamin que j’ai vu le matin du massacre.
– Il était déjà dehors ? s’étonna Halders en jetant un œil à sa montre. À cette heure-ci ?
– Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

Halders tourna la tête en direction du nord. Ils se tenaient devant la boutique. Winter alluma un Corps, tira une bouffée, l’exhala. La fumée s’envola comme un nuage de pollution dans le ciel clair, avant de se dissiper au-dessus du champ. Winter tira une nouvelle bouffée qui lui laissa un goût excessivement âcre dans la bouche. Peut-être temps d’arrêter. C’était le dernier. La matinée était trop belle. La vie trop précieuse. Il avait charge d’âmes, und so weiter. Angela utilisait parfois cette expression et Elsa avait commencé à l’imiter, ce serait bientôt le tour de Lilly. Et ainsi de suite. Comme le paysan dans son champ scintillant de rosée, lui continuerait comme avant…
– Shahnaz Rezaï a reçu de la visite, déclara-t-il.
– De qui ?
Winter ne répondit pas.
– Qui pouvait bien lui rendre visite à une heure pareille ?
– Quelqu’un qui se trouvait également ici.
Le commissaire désigna la boutique dont les murs rayonnaient comme un prisme de verre.
– Qui lui a rendu visite ? répéta Halders.
– Une personne de sa connaissance.
Halders hocha la tête.
– Elle pouvait voir par l’œilleton qui c’était, expliqua Winter. Elle n’aurait pas laissé entrer un étranger, surtout en pleine nuit.
– Elle n’a peut-être pas eu à laisser entrer qui que ce soit si le meurtrier était déjà à l’intérieur.
– Saïd ?
– Saïd.
– Ou un intime, corrigea Winter.
– On ne sait pas encore qui ils fréquentaient, les Rezaï. Et je doute qu’on parvienne à dresser la liste complète.
– Ce ne sera peut-être pas nécessaire.
– On y va ?

Il y avait un panneau à l’entrée de la grand place de Ranneberg, le centre économique du quartier. Winter apercevait une pizzeria qui ouvrait sur la place par une large baie vitrée. Il se gara en face du complexe sportif. En sortant du parking, il déchiffra le panneau : « Nous aimons la banlieue. » Peut-être était-ce le Service du logement social qui l’avait fait poser. Ils percevaient les loyers. À moins qu’il ne s’agisse de la commune, ou d’une autre institution publique… Tout le monde aime la banlieue, pourvu qu’elle reste la banlieue, songea-t-il. Pourvu que les banlieusards n’en bougent pas. On appréciait moins leurs sorties dans le centre-ville. À Vasaplats. Du coup les bourgeois déménageaient… vers le sud, les banlieues sud. Encore plus au sud. C’était plus propre, plus beau, plus blanc. Pourtant à Ranneberg aussi, c’était beau et blanc. Le Service du logement social avait décidé qu’il n’y aurait pas plus de trois familles immigrées par bâtiment. Dommage qu’on n’y ait pas pensé avant, c’était ça la clé de l’intégration.
– Putain tous les drapeaux ! s’écria Halders, le regard levé sur les balcons. C’est jour de fête nationale ?
– Non, c’est passé, répondit Winter. Voire dépassé.
– J’avais pas réalisé.
– C’était pourtant un jour férié.
– Pas remarqué non plus, constata Halders en se dirigeant vers la rue Fleur des Cimes.

L’appartement sans vie était à peine éclairé par la lumière du petit jour. Winter et Halders se déplaçaient prudemment à l’intérieur. Ils éprouvaient le même sentiment de honte qu’à chaque fois. Ils arrivaient après la mort. D’abord était la vie, puis venait la mort et enfin Winter et Halders. Mais il n’y avait maintenant plus personne à qui demander des excuses. Aucun survivant. Personne à consoler. Personne à qui poser de questions.
– Et les voisins n’ont rien entendu, signala Winter.
– Bonne isolation. On fait du solide en Suède.
– On a bien dû entendre quelque chose.
– Pourquoi nous le dirait-on ?
Winter opina. Pourquoi ? Qu’est-ce que les témoins y gagneraient ? Une bourrade sur l’épaule ? Les remerciements ou les félicitations de la police du Västra Götaland ?
Ou alors un fusil de chasse braqué sur le visage ? Non. Ce genre de message s’adressait à d’autres individus.
– Faut qu’on les secoue un peu, déclara Halders.
– Qu’est-ce que tu voulais vérifier dans cet appart ? Et pourquoi maintenant ? Ça ne pouvait pas attendre une heure ou deux ?
– J’ai pas bien compris la position du corps sur les photos. Et les experts nous ont pas laissés entrer, normal.
– Elle gisait en travers du lit.
Halders ne répondit pas. Il se tenait maintenant au-dessus du lit. Son ombre se projetait sur les draps. Tout était dans le même état que lorsque Winter était entré dans la pièce pour la première fois. Ce n’était plus vraiment un lit.
– Pourquoi ici ? s’interrogea l’inspecteur. Et pourquoi de cette façon ?
– Continue.
Halders s’éloigna sans dire un mot, revint sur ses pas, s’assit sur les talons et finit par se relever. Winter entendit un cri de mouette dehors. Mouette ou goéland. L’oiseau émit soudain une sorte de rire qui transperça les vitres. Qui sonnait faux, dénué de toute joie.
– Soit elle les a laissés entrer, soit ils se sont introduits de force.
– La porte est intacte, intervint Winter.
– Ils avaient la clé.
– Saïd oui, il habitait ici.
– C’est pas lui, assura Halders. On l’aurait vu. Pia aussi. Ou bien les gars de Torsten.
– On n’a pas encore reçu les résultats, objecta Winter.
– Ils se sont retrouvés ici, chuchota Halders comme pour lui-même. Il fallait que ça se produise sur ce lit. Dans une position qui n’a rien de… naturel, si on peut dire, dans un cas pareil. (Il leva les yeux vers Winter.) En position de massacre.
Winter hocha la tête. Il avait eu la même pensée. Ce meurtre avait fait l’objet d’un rituel. Pour qui ? Un vrai rituel ? Saurait-il le déchiffrer ? Existait-il un manuel à cet usage ?
– Ça aurait pu se faire par terre, dans la cuisine, ou dans le séjour, poursuivit Halders, mais non, ça s’est fait ici.
– Il a dû se passer quelque chose avant le meurtre.
– Ils ont dit quelque chose. (Halders fit un grand geste de la main.) Dans une sorte de cérémonial. Ils avaient quelque chose à faire avant. Ou à dire.
– Ça s’est fait après ?
– Après quoi ? Tu veux parler de la pétarade à Hjällbo ?
– Oui.
– Je pense. Juste après. Ou alors en même temps. J’en sais rien, Erik.
– Si ça s’est produit au même moment, avec d’autres personnes, il n’y a peut-être aucun rapport.
– C’est sûr qu’il y a un rapport.
Winter perçut de nouveau le rire de la mouette au dehors. Ceux qui avaient vécu ici avaient également dû l’entendre. Peut-être les avait-il réveillés au petit matin quand le sommeil nous paraît la chose la plus importante dans la vie. Il entendait un bruit de moteur qui chauffait trop fort. Il était pourtant bien tôt encore.
Il essayait de se représenter Saïd Rezaï, mais le personnage restait pour lui une vague silhouette, fantomatique, et pour ainsi dire sans tête. L’homme avait perdu son visage dans la mort. Un visage perdu. L’était-il déjà avant ? Pour lui et pour les deux autres, Jimmy et Hiwa. N’était-ce qu’une confirmation de cela ? Shahnaz Rezaï, elle, avait pu garder le sien. Mais elle avait perdu autre chose. Sa mort compliquait davantage encore la situation. Était-ce voulu ?
– La présence de Saïd a peut-être tout bouleversé, suggéra Winter.
Halders leva la tête. Il s’était assis sur ce lit qui n’en était plus un et semblait enfoncé dans ses pensées. Il avait fermé les yeux.
– Il n’était pas prévu au programme, continua Winter. Mais à partir du moment où il était là, il n’avait plus aucune chance.
– Tu veux dire qu’il a juste manqué de bol ?
– Oui. Ils l’ont reconnu comme lui les a reconnus.
– Les meurtriers n’étaient pas masqués alors ?
– Je n’en suis pas sûr, Fredrik, mais je dirais que non. Jimmy n’avait pas de caméra de surveillance, ils devaient bien le savoir.
– La question, c’est pourquoi il n’en avait pas, remarqua Halders.
– Pourquoi il n’en avait plus, rectifia Winter. Il en a eu, mais elle a été démontée.
– Par qui ?
– C’est le problème. Par Jimmy en personne.
– Et les visiteurs étaient donc au courant.
– Exactement.
– Ils étaient venus avant.
– Peut-être plusieurs fois.
– Ils venaient pour rompre leurs relations avec lui.
– Oui.
– Pas pour le dévaliser.
– Non.
– Et voilà qu’ils tombent sur Saïd.
– Grosse surprise, commenta Winter.
– Ils pouvaient le voir par la porte, non ? Ou par les fenêtres, avec ces putains de baies vitrées.
– Il était peut-être dans la réserve. Il se serait approché au bruit des cris, ou du moins des éclats de voix. Ou alors il se tenait dans un recoin, ce qui le rendait invisible du dehors.
– On a du boulot qui nous attend en bas, intervint Halders. Faut refaire le chemin d’ici à la boutique pour savoir qui était où.
Winter hocha la tête.
Halders parcourut la chambre du regard.
– Après la mort de Saïd, sa femme n’y coupait pas. Et c’est venu vite.
Winter opina de nouveau.
– Ils pouvaient pas prendre le risque de la laisser en vie, continua Halders. En apprenant la nouvelle, elle aurait su qui était le coupable.
– Si tant est que les choses soient aussi simples que ça.

Il descendit de vélo, puis il remonta dessus. Il n’y avait pas de bruit quand il circulait dans la cité. Il avait chaud. Il se disait qu’entre les immeubles il faisait plus chaud que nulle part ailleurs, comme si la chaleur cherchait à s’y cacher.
Et lui, se cachait-il ? De qui se cacherait-il ? Il n’avait rien dit à la maison, donc ils ne savaient pas.
Il y avait quelqu’un qui le cherchait. Il avait couru après lui quand il faisait du vélo. Il savait qui c’était. Mais il n’avait pas envie de parler avec lui. C’était sa façon à lui de se cacher.