17.
Il se retrouva par erreur dans la rue du Poivre. À
une certaine époque, il fallait tout servir accompagné de poivre
rose, un faux poivre en fait. J’étais jeune dans ce temps-là. Je
n’aimais pas ça, mais ça mériterait peut-être que je retente
l’expérience. Sur des côtes de veau par exemple. En cocotte avec de
la crème.
La pizzeria paraissait aussi déserte que la veille
au matin. Mais ce n’était plus l’heure du déjeuner.
La serveuse était la même. Elle se présenta sous
le prénom de Maia. Winter ne s’enquit pas de son nom de
famille.
– Vous me reconnaissez ?
– Oui. Vous êtes venu hier.
– Je n’étais pas seul. Connaissiez-vous
l’homme avec lequel je parlais ?
– Oui. C’est un habitué. (Elle sourit de
toutes ses dents, éclatantes de blancheur.) Un de nos rares
habitués.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Ça… je ne sais pas en fait.
Winter lui présenta une photo.
– Reconnaissez-vous cet homme ?
Elle étudia le visage d’Hiwa Aziz. Le portrait
était encore accroché au mur dans sa chambre. Le jeune homme
paraissait diriger son regard loin, bien loin. C’était la dernière
photo qu’on avait prise de lui, six mois auparavant. Elle avait été
faite par un photographe professionnel.
– Non, je ne le reconnais pas, répondit-elle
en relevant les yeux.
– Vous en êtes sûre ?
– Je crois bien. (Elle consulta de nouveau la
photo avant de la rendre à Winter.) Qui est-ce ?
Peut-être qu’elle ne lit pas les journaux, qu’elle
suit vaguement l’affaire à la télé, ou bien en parlant avec les
voisins.
– Il travaillait pour Jimmy Foro.
– Qui est-ce ?
– Il a été assassiné.
– Ah oui, je vois !
– Assassiné en même temps que ce jeune homme
sur la photo.
– Ah bon, c’était ça !
– Il venait ici parfois.
– Ah bon ? (Elle reprit le cliché que
lui tendait Winter, scruta de nouveau les traits du visage et finit
par le lui rendre.) Mais je ne le reconnais toujours pas.
– Vous ne travailliez peut-être pas aux
heures où il venait.
– Je bosse tout le temps.
– N’est-ce pas un peu étrange que vous ne le
reconnaissiez pas dans ce cas ?
– Il portait peut-être la barbe,
suggéra-t-elle.
– Jetez encore un œil à cette photo.
Elle s’exécuta.
– Ça pourrait être lui. Mais il portait la
barbe.
– Est-ce qu’il était assis à la même table
que l’homme avec lequel vous m’avez vu hier ?
– Je… crois bien.
– Vous n’en êtes pas sûre ?
– Je pense que c’était lui.
– Combien de fois est-il venu
ici ?
– Une ou deux fois. Je ne m’en souviens pas.
Disons deux ou trois fois.
Winter hocha la tête.
– Et Jimmy Foro, vous le connaissiez ?
demanda Winter.
– C’était un black. Je me rappelle sa tête.
Mais il n’est jamais venu ici.
– Pourquoi ?
– Comment voulez-vous que je le
sache ?
– Vous l’avez déjà rencontré ?
– Oui… je ne savais pas son nom, mais il a
déjà dû passer devant le restau. J’ai eu l’impression de le
reconnaître quand j’ai vu sa photo dans les journaux. Sauf que là,
on ne voyait pas qu’il était grand.
– Spécialement grand ?
– Ça oui, si c’est le même. Encore plus grand
que vous.
– Il était seul ?
– Quand je l’ai vu, c’est ça que vous voulez
dire ?
– Oui.
– Je crois bien. Ça a dû arriver une fois,
pas plus. Et je crois bien qu’il était seul.
– Vous vous êtes déjà parlé ?
– Jamais.
Shirin Waberi dit qu’elle avait dix-sept ans.
Winter lui en aurait donné quatorze ou quinze. Mais pour le moment
ce n’était pas l’objet de l’entretien.
Shirin faisait partie du groupe des amis. Elle
était dans la même classe que Nasrin Aziz, ce qui pouvait confirmer
son âge.
Elle avait bien connu Hiwa.
Ainsi que son ami Alan Darwish.
– Alan et Hiwa ne se voyaient plus,
répondit-elle d’une voix sourde.
Ils étaient assis sur un banc devant l’église de
Hjällbo, à l’ombre d’un arbre dont le commissaire ignorait le
nom.
– Pourquoi ont-ils cessé de se
voir ?
– Je ne sais pas.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Je ne sais pas je vous dis.
– Avez-vous posé la question à
Nasrin ?
– Non.
– Avez-vous parlé d’autre chose avec
elle ?
– De quoi ?
– De choses et d’autres.
– Je ne l’ai pas vue depuis… les
événements.
Shirin écarta une mèche de sa joue. Ses cheveux
luisaient sous le soleil.
– À quand remonte votre dernière
rencontre ?
– On ne s’est pas revues depuis… la fin des
cours.
– Que s’est-il passé ?
Elle leva les yeux sur lui pour la première fois.
Depuis la fin des cours. Winter ne pouvait pas y croire. Il ne
savait pourquoi. Peut-être parce qu’elle l’avait regardé en
prononçant ces mots.
– Qu’est-ce que vous insinuez ? Il ne
s’est rien passé.
– Vous n’étiez pas assez copines pour vous
voir tous les jours ?
Elle ne répondit pas.
– Est-ce qu’Hiwa et Alan étaient du genre à
se voir tous les jours ?
– Je ne sais pas.
– Aucun d’entre eux n’a jamais dit pourquoi
ils avaient cessé de se fréquenter ?
– Jamais.
Jamais. Un mot très fort. Winter était planté au
milieu de l’appartement de Jimmy Foro. Jamais comme dans jamais
plus, ou jamais avant. Un oiseau de mer criait dehors. Un cri
éternel, qui ne s’arrêterait jamais aussi longtemps que la terre
continuerait à tourner. Tout peut arriver tant que la terre veut
bien tourner.
Jusqu’où Jimmy Foro et ses copains avaient-ils
poussé leurs activités d’amateurs ? Rien qui mérite qu’on
meure pour ça. Rien ne valait la peine de mourir, mais d’autres
choses moins que d’autres. Un drapeau suédois flottait au-dessus
d’un bureau de l’administration, de l’autre côté de la rue.
Valait-il qu’on meure pour lui ? Et les autres drapeaux ?
Mourir pour son pays ? Qu’est-ce que c’était un pays ? À
qui appartenait-il ? Et un peuple ? Le peuple suédois,
qu’était-ce ? La mort dans ces quartiers nord n’était pas une
question de couleur. Elle avait rapport avec l’argent, l’argent
incolore. Celui qui tuait pour l’argent ne voyait pas les couleurs.
Il n’avait pas de sentiments. Condition sine
qua non. Et si je me trompais ? La vengeance suppose
des sentiments. Les représailles aussi ? Pas sûr. Elles
relèvent d’une sorte de loi primitive. Qui décide de cette
loi ? Est-ce la mort elle-même ? Il cherchait à entendre
quelque chose dans l’appartement de Jimmy Foro mais ne percevait
rien. Cet esprit-là avait quitté les lieux. Il lui fallait chercher
ailleurs.
La sonnerie de son portable retentit.
Il entendit Ringmar éternuer avant même de
commencer à parler.
– À tes souhaits !
– Merci mon ami. T’es où ?
– Dans l’appart de Foro.
– Trouvé quelque chose ?
– L’appart est aussi mort que son ancien
occupant.
– Torsten n’a rien de nouveau
là-dessus.
– Je ne m’y attendais pas vraiment.
– On a peut-être retrouvé la trace d’Hussein
Hussein.
– Raconte-moi ça.
– En l’occurrence, il se fait appeler
Ibrahim.
– Ça colle.
– Ou Hassan.
– Pour le moment, je n’en ai rien à faire
qu’il se fasse appeler Ducon ou Ducon, Bertil. Raconte-moi ce que
tu sais.
– Ça vient du tonton de Malmer, dit le
Frangin. Tu le connais, le Frangin, un vieux renard d’Angered. Il a
eu vent d’un truc qui peut nous intéresser, d’après lui.
– Qu’est-ce qui lui faisait penser
ça ?
– Euh… j’en sais rien. Faudra que tu demandes
au Frangin.
– OK, OK. Que dit l’indic ?
– Un homme qui se fait appeler Ibrahim, ou
Hassan, voire Hussein, se cache dans le coin et…
– Ils pourraient être deux, l’interrompit
Winter. Ou trois.
– Oui… mais le truc, c’est que le même mec se
balade en se faisant passer pour X ou Y en fonction des
personnes.
– Il se balade ? Je croyais qu’il se
cachait ?
– Disons qu’il reste à l’écart, OK ?
Tout ça, faut que t’en parles avec le Frangin, qui doit voir avec
son indic. Mais ça vaut la peine d’être vérifié.
– Tu m’as dit « dans le quartier ».
On n’a pas davantage de précisions ?
– Pas que je sache.
– Combien de personnes se tiennent « à
l’écart » dans ces quartiers nord ? Et dans le reste de
la ville ? Dans ce pays ?
– Je sais bien, Erik.
– On n’a rien de plus ?
– J’ai demandé au Frangin. Il m’a dit que le
mec avait l’air d’avoir la trouille.
– Ils ont tous la trouille.
– Le Frangin a essayé de le faire cracher un
peu plus, sans succès.
– Pourquoi il a décidé de parler en
fait ?
– Tu m’as déjà posé la question, Erik.
Winter interrogea le Frangin. Il voyait le bleu du
ciel derrière la tête rasée du policier. Le crâne ressemblait à une
planète sans vie, dans un monde inexplicablement bleu. La planète
eut un mouvement de rotation lorsque le Frangin se retourna pour
voir ce que Winter fixait maintenant. La grand place d’Angered,
noire de monde, ou le centre des quartiers nord de Göteborg. Mais
c’était déjà le sud.
Ils s’étaient installés à la pâtisserie
Jerkstrand, sur la proposition du Frangin.
– C’est ici que tu as l’habitude de retrouver
ton informateur ? lui avait demandé Winter.
– Faut pas rêver, avait répondu le
Frangin.
– Tu accepterais de me le faire
rencontrer ?
– Faut pas rêver.
– J’en tirerais peut-être un peu plus. Vu
qu’il ne me connaît pas.
– Il me connaîtra plus après ça. Tu veux que
je perde mes sources ?
– À quoi servent-elles si elles ne parlent
pas ?
– Ça, c’est pas juste, Winter.
– Mais il ne dit rien.
Le Frangin ne répondit pas. Il observait deux
hommes qui venaient d’entrer et de prendre une table tout près de
la porte. Ils étaient placés trop loin pour pouvoir entendre leur
conversation. Winter comprit que son collègue les avait reconnus,
voire les connaissait bien. Une fine barbe au menton, ils portaient
tous deux des costumes assez élégants. Ils affichaient un
désintérêt très manifeste pour les deux policiers en civil. L’un
d’eux se leva pour faire sa commande au comptoir. En passant devant
leur table, il lança un regard indifférent à Winter.
– C’est l’un de ces deux mecs ? demanda
le commissaire une fois qu’il fut passé.
– Il est pas con à ce point.
– Qui sont-ils ?
– Du menu fretin. Un peu de came, un peu de
vol, avec violences, un peu tout ce qui se présente.
– Ça fait déjà pas mal.
Le Frangin haussa les épaules.
L’homme repassa devant eux avec deux assiettes de
pain brioché à la cannelle. Au moment de se rasseoir, il glissa
quelques mots à son compagnon.
– Ils sont venus jeter un œil sur toi,
traduisit le Frangin.
– Eh bien ! je te remercie de m’avoir
conduit ici.
– Tu me remercieras plus tard.
– Qu’est-ce qui te fait penser que cet
Hussein serait notre homme ?
– Il faut que tu comprennes que mon homme à
moi ne parle pas pour ne rien dire.
– Mais d’abord, pourquoi
parle-t-il ?
– Disons qu’il a une dette envers moi. (Le
Frangin eut un sourire presque imperceptible car le pli de sa
bouche restait droit.) Une sérieuse dette.
– Mais il avait peur.
Le Frangin hocha la tête.
– De quoi ?
– De tout ça, j’imagine : le massacre et
les meurtriers. Ça lui en a coûté rien que de parler du planqué. Et
s’il l’a fait, c’est pas au hasard. (Pseudo sourire à nouveau.) Il
sait qu’il me doit un tuyau solide pour… ouais… pour consolider les
choses de son côté.
– Et il serait où, cet Hussein ?
– Il n’en savait rien.
– Tu y crois ?
– Non. Si tu préfères, il en sait plus qu’il
ne dit.
– Et cet Hussein est censé se cacher quelque
part ici ? Dans les quartiers nord ?
– Mmm.
– C’est une bonne idée, ça ?
– Il n’a peut-être pas le choix. Ici, il est
chez lui. Ailleurs, il peut compter sur personne.
– On est toujours mieux chez soi.
– C’est bien ce que je pense.
– Mais quelle sécurité trouve-t-il
ici ?
– Je ne sais pas. Ça pourrait se retourner
contre lui. Quelqu’un est à sa recherche, et je parle pas de nous.
Pour peu qu’il sorte de son trou, il est dans la merde. Il vaut
mieux qu’il se terre, le temps que ça se calme.
– Je ne vois pas comment ça pourrait se
calmer, répondit Winter.
– Tout est relatif.
– Il faut que tu lui presses le citron mieux
que ça, à ton indic, frérot. Fais-lui peur.
– Je risque de le perdre.
– C’est la vie.
– Toujours philosophe, Winter. T’es connu
pour ça dans la maison.
Les deux hommes à la table située près de la porte
se levèrent pour quitter la pâtisserie. L’un d’eux jeta un regard à
Winter. Mais il y brillait cette fois une lueur d’intérêt. Bien,
pensa le commissaire. On a une chance de se revoir. Peut-être
bientôt.
– Ils vont faire quoi maintenant ces
deux-là ? demanda-t-il au Frangin qui les regardait traverser
la place à la hauteur du poissonnier Chez Johan.
– Faire leur rapport.
– À qui ?
– Au boss.
– C’est-à-dire ?
– Y en a plusieurs. Je ne suis pas très sûr
pour qui ils bossent, ces mecs-là : ça ne fait pas longtemps
qu’ils sont dans le circuit. Pas sûr que ça soit très important
pour nous. Pour toi surtout.
Winter lâcha des yeux les petits revendeurs et se
tourna vers le Frangin.
– Quand est-ce que tu dois le
revoir ?
L’inspecteur consulta sa montre.
– Dans une heure. J’espère.
– Appelle-moi tout de suite après.
Le téléphone sonna deux heures plus tard. Winter
se leva pour interrompre Michael Brecker en plein solo.
– Oui ?
– Il m’a posé un lapin.
– Ça lui arrive souvent ?
– Jamais.
Encore ce mot jamais, terrible. Le Frangin
paraissait plus qu’étonné. Inquiet.
– Je t’ai pas appelé tout de suite parce que
j’ai d’abord voulu faire ma petite enquête.
– Alors ?
– Personne ne l’a vu depuis hier soir.
– Ah bon ?
– Je l’ai eu au téléphone hier en fin
d’après-midi, début de soirée. Il n’avait pas quitté ses pénates de
la journée mais il devait sortir le soir. Apparemment, il n’est pas
rentré chez lui.
– C’est dans ses habitudes ?
– De ne pas rentrer de la nuit ?
– Oui.
– Ça peut lui arriver. Sa famille a
l’habitude, si tu veux. Ils m’appellent pas pour me prévenir dans
ces cas-là.
Il fit une pause. Winter entendait le souffle de
sa respiration. Une respiration hachée, comme si le Frangin avait
couru à son téléphone ou venait à peine de s’arrêter de courir
après son informateur. Son ami ? Peut-être était-ce une vraie
perte pour lui.
– Par contre, jamais il n’a manqué un seul
rendez-vous avec moi. Jamais.
– Eh bien ! ça nous fait deux personnes
à retrouver, déclara Winter.
– Ça doit être un sacré truc pour que mon mec
se tire.
– C’est déjà un gros truc.
– Bon Dieu, quand je pense aux risques qu’il
prend, murmura le Frangin.
– Il risque peut-être sa vie.
Le Frangin ne répondit pas. Winter savait à quoi
il réfléchissait.
– Faut que je voie ça de plus près. Je vais
donner un coup dans la fourmilière. J’en ai pas mal à questionner.
Pas mal de types qui me doivent quelques services.
– Fais attention à ne pas tous les faire
disparaître, le Frangin.
– C’est censé être drôle, Winter ?
– Comment je peux t’aider ? lui demanda
le commissaire pour compenser.
– J’ai pas besoin d’aide pour le moment. Je
te rappelle.
Et il raccrocha aussi sec. Winter appuya sur la
télécommande et le saxo souffla son African
Skies. Puis il retourna à son bureau et prit une feuille sur
la pile de documents. Il composa un numéro interne et baissa le
volume de la stéréo.
– Öberg.
– Salut, Torsten. Comment ça se passe avec
Hussein ?
– On n’a pas encore pu déterminer s’il a déjà
pénétré dans l’appartement des Rezaï. Mais on ne lâche pas le
morceau.
– Il n’y viendra jamais en tout cas, à moins
qu’il ne le choisisse comme planque.
– C’est votre affaire, n’est-ce
pas ?
– Autre chose. Je me demande combien de
personnes ont pu visiter l’appartement d’Hussein ces derniers
mois.
– On y travaille, Erik.
– OK. Pas de nouvelles de l’équipe de
Borås ?
– Non. C’est le labo central qui a pris le
relais.
– Tu en penses quoi ?
– Pas plus mal. Ils sont très forts. Lundin
est un vieux renard.
– Bien.
– Et toi, qu’est-ce que tu en as pensé de cet
appart au nom d’Hussein ?
– Le Frangin, Malmer, a perdu un tonton. Le
gars s’est volatilisé.
– C’est qui ?
– Son nom reste secret. Mais s’il a vraiment
disparu, on le saura bientôt.
– Il connaîtrait Hussein ?
– Assez pour savoir qu’il se planquait.
– Où ça ?
– Il n’a pas voulu le dire.
– À Bergsjö ?
– Ou ailleurs.
– Quand même pas dans son pays natal,
non ?
– Je n’en sais rien.
– OK, on verra ça plus tard.
Brecker était de retour avec son Naked Soul, l’âme nue. Winter remonta le volume et
se posta à la fenêtre pour regarder le prétendu parc, la rue
d’Ullevi, la rivière de l’Hospice et Stampgatan de l’autre côté. Un
tramway passa en direction de l’est, un éclair bleuté sur un fond
jaune. Tout roulait aux couleurs nationales dehors, jaune et bleu,
à cinquante cinquante. L’herbe était plus jaune que verte. Le ciel
serait encore bleu demain, d’un bleu digne de la Saint-Jean.
Ils descendirent à Jerkholm pour une baignade du
soir. Winter porta les deux filles, comme un chameau, du petit
parking jusqu’à la plage, se faufilant entre les cabanes et
poursuivant son chemin tout habillé jusque dans l’eau. Elsa et
Lilly criaient de peur et de joie. Aucun d’eux n’était vraiment
très habillé. Il sentit le goût de sel sur ses lèvres lorsque l’eau
vint lui frapper le visage. Un bateau à voile passait non loin,
naviguant vers la haute mer et vers la fête. Deux gamines à bord
agitèrent les mains vers ses filles et peut-être aussi vers
lui.
Le Frangin Malmer l’appela sur la route du
retour.
– L’oiseau s’est envolé.
Winter jeta un regard à Angela.
– On lance un avis de recherche, déclara
Winter.
– Je préférerais que t’attendes demain
matin.
– Pourquoi ?
– C’est pas dans notre intérêt.
– Pourquoi ?
– Tu l’as dit toi-même tout à l’heure :
on n’a pas envie qu’ils disparaissent tous de la circulation,
non ?
– Tu peux t’en occuper ce soir ?
– Oui. Kortedala nous prête main-forte et
puis j’ai mes gars.
– Vous ne risquez pas de vous faire
remarquer ?
– J’ai quelques pistes. Si on lance un avis
de recherche maintenant, c’est foutu. Je trahis mon indic et c’est
grillé pour l’avenir.
– Mais un avis de recherche pourrait lui
sauver la vie.
– Non.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Disons Marko. Mais tu gardes ça pour
toi.
– Naturellement.
– Je te rappelle plus tard.
Le Frangin raccrocha.
– C’était quoi cette histoire ? s’enquit
Angela.
– Un indic qui s’est fait la malle.
– Et ça vous étonne ?
– En ce moment précis, oui.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Je vais y aller doucement sur le whisky, ce
soir.
– Permets-moi de te rappeler qu’on fête la
Saint-Jean demain, Erik.
– Je ne bois pratiquement jamais de whisky ce
soir-là, ma chère.
Winter usa du whisky avec beaucoup de modération.
Il ne toucha pas la bouteille, qui présentait pourtant de beaux
reflets à la lumière du soleil, comme ses consœurs sur la desserte
du séjour. On aurait cru un montage photo pour magazine
spécialisé.
Les filles s’étaient endormies sur le siège
arrière avant même qu’ils ne parviennent à Vasaplats. Il s’était
garé devant l’immeuble et les avait de nouveau portées sur son dos
sur tout le trajet jusqu’au porche, puis dans l’ascenseur et dans
l’appartement. Il vida une bouteille d’eau dans la cuisine. Cela
faisait deux jours qu’il n’avait pas eu de vertiges. Il avait
préféré ne rien dire à Angela, ce n’était pas plus mal finalement.
On entonnait des chansons de marin quelque part en bas, dans la
rue, dans un recoin qui échappait à sa vue : Notre vieille mer du Nord et Jungman Jansson. La chaleur s’était accumulée dans
la cour de l’immeuble. Pas un souffle de vent sur la ville. Il
avait ramené le soleil de Marbella... Mais Winter ignorait combien
de temps il resterait encore en Suède. Angela s’était vu proposer
un contrat au soleil, comme chef de service hospitalier. Il était
pris dans un dilemme insoluble. Car il avait sa vie ici, son
milieu. Ses délinquants et criminels, ses propres informateurs. Son
passé. Ses quartiers à lui.
Le téléphone vint rompre le silence.
Angela répondit à la première sonnerie. Elle avait
saisi le combiné au passage, sur la tablette de l’entrée, tandis
qu’elle se dirigeait vers la chambre des filles. Elsa voulait
encore partager sa chambre avec sa sœur cadette. Et Lilly n’avait
rien contre. Parfois Winter les écoutait parler toutes les deux.
Elsa donnait des explications détaillées. Lilly n’avait pas encore
un vocabulaire très étendu mais elles se comprenaient.
Angela se précipita dans la cuisine pour lui
tendre l’appareil :
– C’est Bertil.
Winter prit le combiné.
– On pense avoir trouvé la bagnole,
Erik.
– La bagnole ?
Ce devait être le soleil, le sable, et la mer. Il
ne voyait absolument pas de quoi Bertil pouvait bien lui
parler.
– Celle qui leur a servi à s’enfuir.