35.
Combien de routes se terminaient là ? Toutes avaient un nom en rapport avec la montagne. C’était la montagne. Plus bas, dans les prés, il voyait paître les vaches sous la douce lumière du crépuscule.
La plateforme du belvédère était large et étendue. Winter se gara et traversa la bande de gazon en direction du massif d’épineux.
Il aperçut le banc et reconnut son occupant. Il s’assit à son tour.
– On a une belle vue, non ? lança le Frangin.
– Entièrement d’accord.
– Ça m’arrive de monter jusqu’ici pour réfléchir un peu.
– Réfléchir à quoi ?
– En fait, la plupart du temps, je pense à rien, sourit le Frangin. Tu vois les vaches ? On se croirait à la campagne.
– C’est exactement ce que je me disais.
– Y a que ça pour nous donner l’impression de sérénité, à nous. La nature. C’était la réflexion du jour ! (Il se tourna vers le commissaire.) Tu t’es fait des réflexions, toi, récemment ?
– Est-ce qu’on n’y est pas obligés, dans ce métier, le Frangin ?
L’inspecteur pointa du doigt vers la vallée qui s’étendait bien au-delà de ce qu’ils pouvaient deviner. Les maisons dans les villages ressemblaient à des maquettes sur le plateau vert du petit train électrique.
– T’as vu ce petit bout de paradis en bas ? Et la rue de Gunnilse ? C’est la plus longue. Et ben, là-dedans, t’as plus de racailles au kilomètre carré que dans tout le reste de la Scandinavie.
– Il ne faut pas se fier aux apparences, concéda Winter. Il est où, Abdullah ?
– Il va venir. Il voulait juste attendre que le jour baisse.
– On est bons pour rester là jusqu’au mois d’août.
– Mais non. C’est juste qu’il n’est pas encore habitué au soleil de minuit. Il comprend pas encore.
– Quand est-ce qu’il est arrivé en Suède ?
– Ça va faire quinze ans.
– Je vois.
– Il sait pas que t’es là, Winter.
– Tu trouves que c’est une bonne idée ?
– Que tu sois là ? Non. Mais bon t’es là et si je lui avais dit, il n’aurait jamais pointé sa fraise.
– Comment on fait alors ?
– Je lui parle en premier.
Le Frangin tendit le menton vers la vallée. Une voiture remontait de l’ouest. Aucune route de ce côté-là n’accédait jusqu’au belvédère. Le faisceau des phares se détachait dans l’obscurité grandissante.
– Tu vois la bagnole en bas ? C’est lui.
– Il a un véhicule tout-terrain, le Frangin ?
– Ç’aurait pu être lui.
Winter consulta sa montre. Il était prêt à attendre Godot, à laisser se poursuivre une conversation absurde. Le Frangin était nerveux, comme toujours dans ces cas-là. Winter non, mais il ressentait une certaine excitation, qu’il essayait de neutraliser par ce genre de menus propos. Ils auraient pu être deux copains en train d’admirer le coucher de soleil. L’été ne serait jamais plus clair que maintenant. On avait déjà passé un cap. Après le week-end de la Saint-Jean, les jours commençaient à raccourcir. Ce serait peut-être un soulagement pour Abdullah.
– Excuse-moi, lui dit le Frangin en se levant.

Alan avait attendu au croisement et la bagnole avait fini par arriver. Il ne s’était pas planté là, en plein carrefour, ça n’aurait pas été très malin. Mais s’il arrivait quelque chose, ils savaient qu’ils pouvaient le retrouver à cet endroit. Pas que lui, d’ailleurs. Il ne devait pas appeler, inconcevable. Il devait essayer de venir ici.
Ça n’avait pas été une bonne idée de se tirer comme ça.
Parfois on pense plus à rien. C’est long de réfléchir, et là, il n’avait pas eu le temps.
Maintenant il en avait. Peut-être.
Il courut à la voiture et se précipita à l’intérieur. La portière arrière était déjà ouverte. La voiture démarra.
– Allonge-toi par terre !
Il se jeta en avant, si vite que son nez heurta le tapis en caoutchouc. Il s’était fait mal. Une odeur de terre et de sable lui monta aux narines.

Winter alluma un Corps en évitant de regarder autour de lui. La fumée s’échappait en volutes dans l’air limpide, formant à peine un semblant de nuage, le premier depuis des semaines. Il se frotta la tempe au-dessus de l’œil, la douleur était revenue, mais ce n’était rien à côté de ce qu’il avait souffert avant. Peut-être qu’avec un peu de nicotine ? Il avait lu que ça pouvait protéger de la maladie d’Alzheimer, arrêter le processus malin. Alors…
Il crut entendre la voix du Frangin.
– Winter.
Il tourna la tête. L’inspecteur était là, devant le buisson.
– C’est le moment.
Winter se leva pour le suivre.
À l’autre bout du parking, une Opel Corsa qui devait bien avoir dix ans, voire vingt ans d’âge. Blanche, avec des traces de rouille. À son arrivée, elle n’était pas encore là.
Winter ne voyait personne à l’intérieur.
– C’est sa caisse ? demanda-t-il tandis qu’ils se dirigeaient vers le véhicule.
Le Frangin jeta un regard circulaire.
Un couple était assis sur l’un des bancs panoramiques. Ils étaient jeunes, leurs dos paraissaient frêles. Un coup de vent un peu trop fort, et ils auraient pu se faire emporter au-dessus de Gunnilse…
– Tu les connais ces deux-là ? continua Winter.
– Non.
– Je n’aime pas ça.
– Je peux quand même pas leur dire de se tailler.
– C’est toi qui as choisi cet endroit, Frérot ?
– J’avais pas le choix et tu le sais, Winter. (Leurs regards se croisèrent.) Tu devrais même pas être là. (Il fit un signe de tête en direction de la voiture.) Installe-toi sur le siège avant. La portière est ouverte.
Winter obtempéra.
Le Frangin prit place à côté de lui.
Winter avait à peine entrevu la silhouette allongée sur le plancher de la banquette arrière.
L’obscurité grandissait comme si la lumière se fondait lentement dans la nuit.
Il entendit un bruit derrière lui : quelqu’un qui se mouchait ou qui toussotait.
– Ne te retourne pas, lui intima le Frangin.
Voici que Winter entendait une voix. Elle était contenue, et même étouffée. Le type avait dû se plaquer un mouchoir devant la bouche. Il était possible de saisir les paroles mais c’étaient juste des mots sans couleur ni résonance, sans langage en fait.
– Personne d’autre, j’avais dit !
– J’assume, répondit le Frangin.
Il regardait droit devant lui. En guise de panorama : un bout de ciel sur lequel se détachait le jeune couple qui leur tournait toujours le dos. Pourquoi deux tourtereaux s’intéresseraient-ils à des vieux schnocks comme Le Frangin et Winter ?
– Vous aviez promis !
– Ce mec, c’est le commissaire de la brigade criminelle Erik Winter. Il dirige l’enquête sur le massacre de Hjällbo. Il a des raisons d’être là.
Silence à l’arrière. L’espace d’une seconde, Winter crut que sa présence allait tout compromettre, qu’il aurait dû attendre.
– Il a décidé de taper l’incruste, continua le Frangin. Mais ça ne change rien.
Grognement à l’arrière.
– Il peut pas te voir, que je sache ? Il reconnaît pas ta voix. Il sait pas ton nom. Alors causons de ce que tu sais pour qu’on en finisse au plus vite.
Il n’y avait pas de clés sur le tableau de bord.
Il n’est pas venu tout seul, songea Winter.
Ce n’était pas à cause des clés. Juste une idée comme ça. Quelqu’un avait accompagné Abdullah jusqu’ici. Winter n’avait même pas entendu arriver la voiture. Ils avaient dû rouler moteur éteint sur les derniers mètres, sur les cent derniers mètres sans doute. La route se terminait par une légère déclivité côté est.
– J’ai essayé de te joindre un peu plus tôt dans la soirée, déclara le Frangin. Cet après-midi aussi.
Aucune réponse.
– Ta mère ne savait pas où t’étais.
Winter tourna la tête vers son collègue.
– Pourquoi tu t’es barré ?
– D’après vous ?
– T’arrêtes ce manège. T’essaies de répondre à mes questions et c’est tout. Pourquoi tu t’es barré ?
– J’avais peur.
– De quoi ?
– Des armes. Des fusils.
– Là, je comprends pas.
– Hama… je savais qu’il devait fournir des armes, genre fusils, et j’étais là-dedans… pas comme ça, mais j’étais au courant de l’affaire. Je fournissais la bagnole.
– Une bagnole qui venait d’où ?
– De Heden.
Le Frangin se tourna vers Winter qui hocha la tête. Heden, le beau parking à ciel ouvert pour les voitures candidates au vol.
– Hama ? Tu veux parler d’Hama Ali Mohammad ?
– Oui.
– Il s’est fait tuer, t’es au courant ?
Pas de réponse.
– Il s’est fait tuer, répéta le Frangin. Tu le savais ?
– Non, non. Mon Dieu, non, je savais pas.
– Mais si, tu dois bien le savoir. Et si c’était pas le cas, t’as encore plus de raisons d’avoir la trouille maintenant, pas vrai ? C’est pour ça que tu ne veux plus rester en cavale ? Tu te sens encore plus menacé qu’avant ?
– Je ne me suis pas senti directement menacé.
– Directement ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je m’étais déjà tiré avant.
Le Frangin consulta Winter du regard.
– Qui a livré les armes ?
– Je ne sais pas.
– Allons, allons.
– Je croyais que c’était la X-team, mais j’ai jamais su. Ce n’était pas… J’ai pas pu savoir qui c’était exactement.
– Exactement ? On leur a fait la totale aux gars de la X-team, signala le Frangin. On n’a rien trouvé contre eux dans cette histoire.
– C’est tout ce que j’ai entendu.
– C’était pas eux. Essaie encore.
– Comment ça ?
– Essaie de causer avec ceux qui ont livré les fusils. C’est pas un boulot pour des gamins.
– J’ai entendu la X-team.
– Qui t’a dit ça ?
Pas de réponse.
– Ça vient d’où ces bruits ?
– Des Kurdes.
– Des Kurdes ? Bordel ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
– Un type sur la grand place d’Angered. Je peux pas dire qui. Aucune importance. Il a parlé de la X-team.
– Qui est-ce ?
– Je peux pas le dire.
– Pourquoi tu peux pas ?
Pas de réponse.
– Un Kurde dit la X-team et toi, t’achètes ça ?
– J’achète pas. Je rapporte ce qu’on dit.
– Et les clients ?
– Quoi ?
– Qui devait récupérer les fusils ?
– Ça, j’en sais rien.
– Tu sais qui livre mais tu sais pas qui achète ?
– Non.
– Comment Hama Ali pouvait-il être impliqué là-dedans ? C’était un petit joueur. Il n’était pas dans la vente d’armes.
– Je ne sais pas ce qu’il faisait. Moi je m’occupais de la bagnole. J’en sais pas plus.
– T’as pas demandé ?
– Je demande jamais, tu le sais. Trop dangereux.
– Même si tu demandes à un gars inoffensif comme Hama Ali ?
Pas de réponse.
– Qui a fait le coup ?
– Quoi ?
– Tu n’entends pas bien ? Quoi ? T’abuses un peu trop d’un des pires mots de la langue suédoise : « Quoâ ? »
– Je ne sais pas qui a fait ça.
– C’étaient des Kurdes ? demanda Winter.
Le Frangin sursauta sur le siège voisin et fixa du regard son collègue.
– C’étaient des Kurdes qui devaient récupérer les armes ?
– Je ne sais pas.
– Vous avez bien dû y réfléchir.
– Non.
– Pourquoi en avez-vous parlé avec votre contact kurde ? Comment c’est venu ?
– C’est venu… on parle toujours de l’actualité du moment.
– Qui donc ? Vous deux ?
– Non, non. Nous… je veux dire beaucoup de monde. Il sait ça, le Frangin.
– Comment ça « non, non » ? Ce n’est pas un contact régulier ?
– Je… lui et moi, on parlait pas de ça avant.
– Mais cette fois-là, oui ?
– Je ne sais pas. J’ai dû commencer le premier. Je m’en souviens pas.
– Vous nous avez dit tout à l’heure que vous aviez peur des armes. Qu’est-ce que vous entendiez par là ?
– Je… c’est quand j’ai entendu ce qui s’était passé. À quoi elles ont servi. Là, j’ai eu la trouille.
– Est-ce parce que vous avez parlé à votre contact kurde ?
– Non.
– Pourquoi vous sentir menacé alors ? Vous n’étiez pas directement impliqué dans cette affaire.
– Je… j’étais au courant pour les armes. C’était déjà beaucoup pour moi.
– Combien de personnes étaient-elles au courant ?
– Je ne sais pas.
– Donne-nous quelques noms, demanda le Frangin.
Il ne reçut aucune réponse.
– Hussein Hussein ?
– C’est qui celui-là ?
– Il travaillait chez Jimmy Foro, c’est connu.
– Non. J’le connaissais pas.
– Tu sais qu’il s’est fait la malle, lui aussi ?
– La malle ? Lui… lui aussi ?
– Y en a pas mal dans cette histoire qui se sont fait la malle, continua le Frangin.
Silence à l’arrière.
– Tu le savais ?
– Non.
– Pourquoi aurait-il choisi de disparaître, cet Hussein ?
Pas de réponse.
– Il avait les pétoches, lui aussi ?
– Je ne sais pas.
– C’est quoi un indic pareil ? Tout à coup tu sais plus rien.
– Je peux pas vous le dire si je sais pas.
– Nous allons sans doute devoir poursuivre cette conversation dans un lieu plus approprié, déclara l’inspecteur.
– Où ça ?
– D’après toi ?
– J’en sais pas plus. Je suis déjà venu… vous parler. Et je pensais pas que vous seriez deux.
– Que voulez-vous faire maintenant ? demanda Winter.
– Rentrer chez moi.
– Je t’en prie, lui dit le Frangin.
Le jeune couple sur le banc se leva et l’homme, presque un gamin, jeta un œil à la voiture. Il y avait quelque chose qui clochait : Winter ne les reconnaissait ni l’un ni l’autre, mais il eut très nettement l’impression qu’eux le reconnaissaient. C’était leur façon de s’attarder près du banc. Et puis le rapide coup d’œil du jeune homme. Son sac à dos. Mon Dieu.
Winter plongea la main sous le tableau de bord. Le Frangin comprit tout de suite. Il regarda du côté du couple qui restait près du banc, comme si les jeunes gens venaient de changer brusquement d’avis, après avoir décidé de s’en aller.
– On les a remarqués, tes potes, lança le Frangin en direction de l’arrière. Et ne dis pas « Quoi ? ».
Aucune réponse.
– Qu’est-ce qu’ils foutent là ? continua l’inspecteur.
– Je comprends pas. Quels potes ?
– Va falloir que tu te redresses pour jeter un œil.
– Je vois pas qui ça peut être.
– OK. On a dû faire erreur.
Les deux individus se dirigeaient maintenant vers la voiture, ou peut-être vers les vélos adossés contre un arbre.
– Alors, on a fait erreur ?
Ils entendirent la porte arrière s’ouvrir d’un coup sec. L’indic du Frangin se jeta dehors et courut vers le sous-bois pour disparaître à nouveau. Winter avait eu le temps de l’identifier.