C’était au printemps de l’an IV, le bruit de grandes victoires en Italie commençait à se répandre ; mais on s’inquiétait beaucoup plus chez nous des armées de Sambre-et-Meuse et Rhin-et-Moselle, sur le point d’entrer en campagne, que des affaires d’Italie. Qu’est-ce que faisait à la république de savoir soixante et même quatre-vingt mille Autrichiens de l’autre côté des Alpes, puisque, avec vingt mille hommes postés dans la montagne, nous les empêchions d’entrer en France ? Nous devions en être contents ; pour garder ce pays, ils perdaient un bon tiers de leurs forces. Au contraire, en allant les attaquer, nous étions tenus d’y mettre autant de monde qu’eux, de dégarnir les côtes de Brest, de Cherbourg, les frontières des Pyrénées, celles même du nord et de l’est, ce qu’il a bien fallu faire plus tard. Une seule grande bataille perdue sur le Rhin culbutait la république ; les hommes de bon sens le voyaient ; malgré cela, ces victoires coup sur coup étonnaient le monde.
C’est en lisant la lettre de Marescot que notre étonnement redoubla, car mon beau-frère, comme tous les gens de son pays, n’avait ni règle ni mesure ; il avait écrit en tête la proclamation de Bonaparte :
« Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup et ne peut rien pour vous. Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; vous y trouverez honneur, gloire, richesse ; soldats, manqueriez-vous de courage ? »
Après cela le gueux se mettait à chanter victoire sur victoire, à Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi. Je croyais l’entendre ; il ne parlait pas, il criait, il dansait comme à la naissance de Cassius ; la fusillade, l’incendie, rien ne lui faisait : happer ! happer ! voilà son affaire. Et de temps en temps il s’arrêtait pour dire qu’il n’existait qu’un général sur terre : le général Bonaparte ! que tous les autres n’étaient que des mazettes auprès de lui : Kléber, Marceau, Hoche, Jourdan ; que tous ne lui montaient pas à la hauteur du talon. Il ne reconnaissait plus, après Bonaparte, que Masséna, Laharpe, Augereau et quelques autres de l’armée d’Italie. Ensuite il recommençait, en mêlant à ces choses les bonnes prises qu’il avait déjà faites, la satisfaction de Lisbeth, la bonne mine de Cassius ; en faisant sonner comme des cymbales tous ces noms nouveaux de la Bormida, de Cherasco, de Ceva, etc., qu’on n’avait jamais entendus.
Toute ma vie je me rappellerai la figure du père Chauvel, en lisant cette lettre à notre petit bureau, dans la bibliothèque. Il serrait les lèvres, il fronçait les sourcils, et puis un instant devenait rêveur et regardait devant lui. Les proclamations de Bonaparte surtout l’arrêtaient ; il les relisait presque haut. Quand Marescot s’écria que Bonaparte était un petit homme, de deux pouces plus grand que Kléber avec ses six pieds, Chauvel sourit et dit tout bas :
– Il ne compte pas la hauteur du cœur, ton beau-frère ; le cœur tient aussi la place et contribue à la taille. Je l’ai vu, Bonaparte, nous nous connaissons !
Marescot finit cette grande lettre en disant que, de l’endroit où campait son bataillon, il voyait toute la Lombardie, avec ses rizières, ses fleuves, ses villes, ses villages, et, dans le fond, à plus de cent lieues, les cimes des Alpes toutes blanches ! Il dit que tout était à eux, qu’ils allaient tout envahir ; que l’Être suprême avait tout fait pour les braves ; il m’engageait à revenir, me prévenant que l’avancement marcherait vite ; que les rations ne seraient plus en retard, ni la paye, ni rien ; enfin l’avidité des rapineurs !
Lisbeth, qui ne savait ni A ni B, s’était sans doute fait lire cette lettre, car elle avait mis au bas cinq ou six croix, comme pour signifier : « C’est vrai !… voilà ce que je pense. Vive la joie, les batailles, l’avancement ! il faut que nous ayons tout, que nous agrafions tout et que je devienne princesse. »
Cette lettre fut cause d’un grand mouvement dans le pays ; je l’avais prêtée à maître Jean ; maître Jean la prêta le lendemain à d’autres ; elle allait partout, et partout on disait :
– Bonaparte est un jacobin, un ancien ami de Robespierre ; il a mitraillé les royalistes en vendémiaire ; il va remettre les droits de l’homme au pinacle.
Chaque jour nous entendions répéter les mêmes choses.
Notre ancien club de la place d’armes s’était rouvert après thermidor, et depuis quelques mois les vieilles bourriques attachées au ci-devant cardinal de Rohan, à l’ancienne gabelle, à la perception des dîmes, faisaient là leurs motions pour le rappel des émigrés, pour les indemnités dues aux couvents, et d’autres choses pareilles. Pas un homme de bon sens n’allait les entendre, ils étaient forcés de prêcher pour eux seuls, ce qui les ennuyait beaucoup.
Mais quelques jours après la lettre de Marescot, un vendredi, les patriotes arrivés au marché de grains et de légumes envahirent le club. Élof Collin avait écrit un long discours ; maître Jean Leroux voulait faire signer une adresse à l’armée d’Italie, et voter des remercîments à son général en chef le citoyen Bonaparte. Et tout à coup le père Chauvel mit sa carmagnole, il prit sa casquette et sortit vers onze heures, pendant la vente. Nous ne savions ce qu’il était devenu, quand nous entendîmes une grande rumeur sur la place ; je regardai de notre porte : Chauvel revenait, suivi d’une foule de canailles, qui l’accablaient d’injures, qui le bousculaient, et l’auraient même frappé, s’il n’était pas entré dans le corps de garde, sous la voûte de la mairie.
Naturellement, je courus à son secours ; il était pâle comme un mort et frémissait, criant d’une voix de commandement à l’officier de garde :
– Écartez ces misérables !… ces lâches qui se jettent sur un vieillard !… Je me place sous votre protection.
Plusieurs hommes du poste sortirent à sa rencontre. J’étais indigné de ne voir ni maître Jean, ni Raphaël Manque, ni Collin, ni personne autour de lui pour le défendre. Il venait de prononcer un discours furieux contre cette espèce de patriotes sans principes, qui se mettent toujours du côté de la force, qui crient victoire avec les vainqueurs, et se jettent sous les pieds tantôt d’un Lafayette, tantôt d’un Dumouriez, tantôt d’un Bonaparte, pour avoir part au gâteau !… contre ces espèces d’êtres qui n’ont pas de conviction et placent leur intérêt, leur égoïsme au-dessus de la justice et du droit.
Il avait attaqué la proclamation de Bonaparte, que tout le monde trouvait sublime, disant que Schinderhannes n’en aurait pas fait d’autre à ses bandits ; qu’il leur aurait dit : « Vous aimez le bon vin, les beaux habits, les jolies filles ; personne ne veut vous faire crédit, la caisse est vide ; eh bien, venez, je connais une bonne ferme en Alsace, où les gens ont travaillé, économisé depuis cent ans de père en fils ; nous allons tomber dessus et la piller ! Est-ce que vous manqueriez de courage ? »
Alors la fureur avait tellement éclaté contre lui, que le gros Schlachter, le bûcheron de Saint-Witt, avait été le prendre au collet dans la chaire, et que, sans la force de Chauvel, qui malgré sa petite taille avait des bras de fer, il l’aurait précipité sur le pavé. Schlachter avait trouvé son homme ; mais Chauvel, voyant que pas un ami ne venait le soutenir, était descendu tout déchiré. C’est au milieu des coups de poing, des bousculades et des insultes qu’il avait gagné la porte et traversé la place. Je me souviens que, du haut des marches de la mairie, ses cheveux gris arrachés et l’une de ses joues couverte de sang, il se retourna, criant d’une voix terrible aux femmes qui le poursuivaient :
– Attendez !… attendez !… vos enfants payeront pour vous… C’est avec leur chair et leur sang qu’on rétablira des rois !… Vous pleurerez, misérables ! Vous redemanderez la liberté, l’égalité… Vous aurez des maîtres comme il vous en faut, et vous penserez à Chauvel !…
– Tais-toi, bête !… Tais-toi, Marat !… lui criaient ces malheureuses.
Il entra dans le corps de garde. Moi je n’avais plus une goutte de sang. Il s’assit sur un banc et s’essuya la joue avec un mouchoir, en demandant un peu d’eau, que les soldats lui donnèrent dans le bidon.
– Va tranquillement à la maison, Michel, me dit-il. Tout ceci n’est rien ; nous en verrons bien d’autres. Marguerite pourrait être inquiète. La mauvaise race pourrait aussi casser nos vitres et piller la boutique. Maintenant que c’est la mode et que tout est de bonne prise, fit-il en souriant avec amertume, ce ne serait pas étonnant.
J’allais partir, lorsque Marguerite, toute pâle, arriva, l’enfant sur le bras. C’est la première fois que je la vis sangloter, car elle avait beaucoup de courage. Le père Chauvel s’attendrit aussi deux minutes.
– Ce n’est pas nous, dit-il, qui sommes à plaindre, ce sont ces malheureux, élevés dans l’admiration de la violence.
Ensuite il me donna l’enfant, il prit le bras de sa fille, et nous partîmes ensemble, par la porte qui donnait sur la halle. Un piquet de soldats nous entourait ; mais, grâce à Dieu, la foule était déjà dissipée, elle n’était pas entrée chez nous.
Le seul ami que nous rencontrâmes à la maison, ce fut le curé Christophe ; il avait eu l’idée, comme Chauvel, qu’on viendrait nous piller, et se tenait là, sur la porte, avec sa grosse trique. Lorsque nous arrivâmes, il étendit les bras en s’écriant :
– Chauvel, il faut que je vous embrasse ; ce que vous avez dit est selon mon cœur ; malheureusement j’étais dans l’autre allée, je n’ai pu vous soutenir.
– Cela vaut mieux, dit Chauvel ; à la moindre résistance les gueux nous auraient assommés. Voilà pourtant ceux qui m’ont nommé deux fois leur représentant, dit-il ensuite d’un air de pitié. J’ai rempli mon devoir avec conscience. Qu’ils en choisissent maintenant un autre, cela ne m’empêchera pas de dire toujours ce que je pense sur ce Bonaparte, qui ne parle ni de vertu, ni de liberté, ni d’égalité, dans ses proclamations, mais de plaines fertiles, d’honneurs et de richesses.
Le père Chauvel était si maltraité, qu’il en garda le lit plus de huit jours. Marguerite le soignait ; moi j’allais le voir toutes les heures ; il ne finissait pas de plaindre le peuple.
– Les malheureux veulent pourtant la république, disait-il ; seulement, comme les royalistes et les gros bourgeois se sont rendus maîtres de tout, comme ils ont mis le peuple hors de la constitution, la grande masse n’a plus de chefs, elle met son espérance dans les armées. Le mois dernier, c’était Jourdan qui devait tout sauver, après Jourdan, Hoche, après Hoche, Moreau ; maintenant c’est Bonaparte !
Alors il parlait de Bonaparte, simple général de brigade, commandant l’artillerie à l’armée d’Italie en 1794 ; il racontait que cet homme petit, brun, sec, les mâchoires avancées, les yeux clairs et le teint pâle, ne ressemblait à personne ; que l’impatience d’être en sous-ordre se voyait dans ses yeux ; qu’il n’obéissait aux représentants du peuple qu’avec indignation, et n’avait qu’un seul ami, Robespierre jeune, espérant bientôt se rapprocher de Robespierre l’aîné. Mais qu’après la débâcle de thermidor, il s’était attaché bien vite à Barras, le bourreau de son ami.
– Je l’ai vu, disait-il, le 12 vendémiaire, à Paris, après la destitution de Menou, qui s’était montré trop faible contre les bourgeois révoltés. Barras le fit appeler aux Tuileries même, et lui proposa de se charger de l’affaire en second. C’était dans une grande salle servant de vestibule à la Convention. Bonaparte demanda vingt minutes de réflexion ; il s’appuya le dos au mur, la tête penchée, les cheveux pendant sur la figure, les mains croisées sur le dos. Je le regardais au milieu de ce grand tumulte des représentants et des étrangers, allant, venant, se parlant, se rapportant les nouvelles ; il ne bougeait pas !… Et ce n’est pas à son plan d’attaque qu’il pensait, Michel, son plan était à faire sur le terrain ; il se demandait : « Est-ce que cette affaire peut m’être utile ? » et se répondait : « C’est fameux !… La guerre est entre les royalistes et les jacobins ; je me moque autant des uns que des autres. Les royalistes constitutionnels ont derrière eux les bourgeois, les jacobins ont derrière eux le peuple. Mais comme les bourgeois de Paris font une fausse manœuvre, en se soulevant contre l’acte additionnel et la réélection des deux tiers, acceptés par la province ; comme ils forcent la majorité de se retirer, ou de les remettre à la raison, dans tous les cas, je n’ai rien à perdre et tout à gagner. Je vais armer les jacobins des faubourgs, qui me regarderont comme un des leurs, et j’aurai suivi les ordres de la majorité, en mitraillant les révoltés. Barras, un imbécile auquel je laisserai toute la gloire, demandera pour moi quelque bon poste, un commandement supérieur, et je lui grimperai sur le dos. »
« Voilà, Michel, j’en suis sûr, ce qu’il se disait, car pour le reste il n’avait pas besoin de réfléchir ; il n’attendit même pas la fin des vingt minutes, et vint déclarer brusquement qu’il acceptait. Une heure après, tous les ordres était partis. Pendant la nuit, les canons arrivèrent, les sections furent armées ; le lendemain à quatre heures les canons se trouvaient en position, les mèches allumées ; à cinq heures l’affaire s’engageait ; à neuf, tout était fini. Bonaparte obtint aussitôt sa récompense : il passa général de division, et Barras, nommé depuis directeur, lui fit épouser une de ses amies, Joséphine Beauharnais, et lui donna le commandement de l’armée d’Italie. Bonaparte est beaucoup trop fin et trop ambitieux pour se déclarer contre le peuple avec les constitutionnels. Nos autres généraux manquent de nerf, ils veulent tout ménager ; on ne sait ce qu’ils sont ; ils obéissent. Lui se déclare jacobin et fait ses traités tout seul ; il envoie de l’argent, des drapeaux et des tableaux à Paris.
» Je ne connais pas d’être plus dangereux ; s’il continue de remporter des victoires, tout le peuple sera de son côté. Les bourgeois égoïstes, au lieu de marcher à la tête de notre révolution, seront à la queue ; le peuple, qu’ils ont dépouillé de son droit de vote, et qu’ils veulent gouverner avec un roi constitutionnel, les regardera comme ses premiers ennemis ; il aimera mieux se faire soldat de Bonaparte, que valet de quelques rusés compères, qui s’efforcent d’escamoter ses droits l’un après l’autre, et veulent qu’un grand peuple ait bousculé l’Europe, pour assurer les jouissances d’une poignée d’intrigants. Nous en sommes là ! C’est à choisir entre la ruse et la force : le peuple est las des filous. Si les constitutionnels ne le voient pas, s’ils persistent dans leurs bons tours, Bonaparte ou bien tout autre général n’aura qu’à garantir les biens nationaux, à demander compte des droits de l’homme, à crier qu’il réclame au nom du peuple, et tous ces malins seront balayés. Une seule chose peut résister à la force, c’est la justice ; mais pour que le peuple veuille la justice, il faut que les autres commencent à lui rendre tous ses droits ; nous allons voir s’ils auront ce bon sens. »
Ainsi parlait le père Chauvel.
Mais il faut que je vous avoue une chose, dont je me suis bien repenti plus tard, et que j’aimerais mieux laisser de côté, si je ne vous avais promis toute la vérité : c’est qu’après avoir tant souffert dans ma jeunesse, après avoir mendié sur la grande route, gardé les vaches de maître Jean, après avoir traîné la misère de toutes les façons, je me trouvais bien heureux de vivre comme un bourgeois, et que tout ce qui pouvait troubler mes affaires m’indignait. Oui, c’est la triste vérité ! Des pains de sucre pendus au plafond de notre boutique, des tiroirs garnis de sel, de poivre, de café, de cannelle, des gros sous et quelque pièces blanches dans le comptoir, pour un pauvre diable comme moi, c’était extraordinaire ; je n’avais jamais rien espéré de pareil ; et d’être assis le soir à ma table, de regarder Marguerite, de tenir mon petit Jean-Pierre, qui m’appelait « papa », ses grosses lèvres humides sur ma joue, cela m’attendrissait ; j’avais peur de voir déranger cette bonne vie ; et rien que d’entendre Chauvel trouver tout mal, crier contre le Directoire, les conseils, les généraux, et soutenir qu’il faudrait une seconde révolution pour tout remettre en ordre, cela me faisait pâlir de colère. Je me disais en moi-même :
« Il en demande trop ! Tout va très bien, le commerce reprend, les paysans ont leur part, nous avons aussi la nôtre ; pourvu que tout s’affermisse, qu’est-ce qu’il nous faut de plus ? Si les émigrés et les prêtres essayent de renverser le gouvernement, nous serons toujours là et nos armées républicaines aussi ; à quoi bon s’inquiéter d’avance ? »
Voilà les idées que j’avais.
Chauvel le devinait sans doute ; il criait quelquefois contre ces gens satisfaits qui ne s’inquiètent que de leurs affaires, et ne se doutent pas que tout peut leur être enlevé par ruse, faute d’avoir exigé des garanties solides, définitives, c’est-à-dire le gouvernement de la nation par elle-même.
Je comprenais qu’il me parlait, mais je ne lui répondais pas, et je m’obstinais à trouver tout bien.
Pendant ce temps les victoires allaient leur train. Alors Bonaparte, après avoir détruit l’armée des Piémontais et bousculé celle de Beaulieu, passait le Pô, entrait à Milan, écrasait Wurmser à Castiglione, Roveredo et Bassano ; Alvinzi à Arcole, Rivoli et Mantoue ; l’armée du pape à Tolentino, et nous faisait céder Avignon, Bologne, Ferrare et Ancône. Alors Jourdan et Kléber, après les victoires d’Altenkirchen, d’Ukerat, de Kaldieck, de Friedberg, enlevaient le fort de Kœnigstein et entraient à Francfort. Alors Moreau passait le Rhin à Strasbourg, prenait le fort de Kehl, gagnait les batailles de Renchen, de Rastadt, d’Ettlingen, de Pfortsheim, de Néresheim, rejetait les Autrichiens sur Donawerth, et s’étendait en Bavière, pour joindre Bonaparte dans le Tyrol. Mais l’archiduc Charles ayant surpris et écrasé Jourdan à Wurtzbourg, avec des forces supérieures, Moreau fit sa fameuse retraite à travers la Souabe soulevée, livrant des combats chaque jour, enlevant des régiments entiers à l’ennemi, forçant les défilés du val d’Enfer, après une dernière victoire à Biberach, et ramenant toute son armée glorieuse à Huningue.
Jamais on n’a vu de soldats plus attachés à leur général que ceux de Moreau ; c’étaient tous de vieux et solides républicains, qui ne se plaignaient pas d’aller pieds nus et se montraient fiers en quelque sorte de leurs haillons. Sôme en était ; il nous écrivit alors quelques mots dont Chauvel fut attendri :
– Ceux-là, disait-il, sont encore des bons ; on n’a pas besoin de leur parler de plaines fertiles, d’honneurs et de richesses !
Et ce qui le faisait rire, c’est que Sôme admirait surtout la pipe dont Moreau fumait toujours et tirait de grosses bouffées pendant les combats ; lorsque l’affaire était bien chaude, les bouffées se suivaient coup sur coup ; quand elle se ralentissait, la pipe devenait aussi plus calme. Quels enfantillages ! Mais les bonnes gens s’étonnent de tout, ils en font de grandes histoires, et ne parlent pas de leur propre héroïsme.