Toutes nos grandes guerres alors étaient finies ; nous avions conquis la Belgique et la Hollande, la rive gauche du Rhin, une partie du Piémont et de l’Espagne ; les autres ne demandaient plus que la paix. Charette lui-même, dans ses marais, n’en pouvait plus ; la république venait de faire grâce aux rebelles, en leur permettant de rebâtir leurs maisons, de relever leurs églises et de cultiver leurs terres comme d’honnêtes gens ; elle leur avait même promis des indemnités, à la seule condition de rester tranquilles. Carrier, Pinard et Grandmaison avaient été guillotinés, pour avoir dépassé les ordres du Comité de salut public. Qu’est-ce que les Vendéens pouvaient demander de plus ? On pensait que le bon sens allait leur revenir et que nous aurions longtemps la paix. Mais alors les scélérats, qui trois ans avant voulaient se partager la France, honteux d’avoir manqué leur coup, se jetèrent sur la Pologne ; les gazettes ne parlaient plus que de la fameuse Catherine de Russie, la plus grande débauchée de toute l’Europe, de son général Souwaroff et de Kosciusko, le héros polonais.
Kosciusko remportait des victoires, mais ensuite arriva la nouvelle de l’épouvantable massacre de Praga, puis de la défaite des défenseurs de la liberté, et finalement la déclaration des alliés « que les Polonais étant incapables de s’entendre et de se donner un bon gouvernement, ils allaient, par amour de la justice et du bien public, se partager leur pays entre eux. » Tous les voleurs qu’on arrête et qu’on met aux galères, parce qu’ils forcent les serrures et dévalisent les maisons, pourraient en dire autant ; mais ceux-là étaient des rois de Prusse, des empereurs d’Autriche, des impératrices de Russie, les évêques de là-bas chantèrent des Te Deum en leur honneur.
Avec un peu de bon sens, on aurait compris que ces tyrans ne voulaient pas de peuples libres, et qu’ils venaient de tuer notre seul allié, pour revenir bientôt contre nous ; l’ancienne Montagne l’aurait bien compris ; entre la république et les rois il ne pouvait pas exister de trêve ; il fallait rendre toute l’Europe libre ou redevenir esclaves ! Mais qu’est-ce que cela faisait aux royalistes ? à ces girondins qu’on avait laissés rentrer à la Convention et qui s’appelaient les soixante et treize ? Au contraire, ces empereurs et ces rois étaient leurs meilleurs amis ; ils comptaient sur eux et conspiraient ensemble ; c’est pour cela qu’ils entretenaient la famine ; ils voulaient soulever le peuple et lui dire :
« Ah ! si nous avions un roi, tout irait bien mieux ; nos ports seraient ouverts, les grains arriveraient ; nous ferions de bons traités avec les Allemands, les Anglais, les Russes ; le commerce reprendrait, les fabriques marcheraient, etc. »
Ils avaient pour eux les sections thermidoriennes autour des Tuileries, les petits et les gros marchands, les artisans des riches quartiers de Paris. Les derniers montagnards, sur leurs bancs, étaient écrasés par le nombre ; ils ne pouvaient plus parler, plus réclamer en faveur du peuple. Carnot lui-même avait été remplacé au Comité de salut public par un girondin, un Aubry, qui destituait tous les généraux patriotes, tous les officiers aimés du soldat. Cet homme travaillait sur le plan des ministres de Louis XVI, qui mettaient des traîtres dans nos places fortes ; chacun le voyait, mais quoi faire ? La réaction avait la force en main ; la terreur blanche commençait dans le Midi ; les montagnards gênaient encore ces traîtres, ils résolurent de s’en débarrasser.
Le lendemain même de la naissance de notre petit Jean-Pierre, 12 germinal an III, les journaux de Paris annoncèrent que le peuple affamé s’était jeté dans les Tuileries ; qu’il avait envahi la Convention en demandant du pain, et que les sections thermidoriennes l’avaient balayé de la salle. Maintenant le peuple se battait contre les bourgeois, tout était au pire.
Le même courrier rapportait que la Convention, profitant de cela, venait d’envoyer Collot-d’Herbois, Billaut-Varennes et Barrère à Cayenne, sans jugement, et que les citoyens Cambon, Maignet, Moïse Bayle, enfin tous les hommes qui dans le temps avaient sauvé la France, lorsque les royalistes voulaient la livrer, étaient en prison. C’était toujours le même plan : vendre le pays pour avoir des places, des rentes, des pensions, des privilèges !
Ce jour-là, malgré le bonheur d’être au milieu de ma famille et de mes amis, de voir ma femme, mon fils, mon vieux père autour de moi, j’aurais bien repris mon fusil et recommencé nos campagnes contre les traîtres. Beaucoup d’autres auraient eu le même courage ; mais à quoi bon ? les chefs manquaient, ils s’étaient guillotinés ! Quelle misère !
C’est alors que les patriotes virent où nous avions marché. Moi j’aurais donné mon sang pour ressusciter Robespierre et Saint-Just, que je haïssais, et Collin aurait donné sa tête pour ravoir Danton et Camille Desmoulins, qu’il avait appelés corrompus. Enfin, quand le mal est fait, toutes les plaintes et tous les regrets du monde ne servent à rien.
Quelques jours après, ces thermidoriens, ces girondins, ces royalistes envoyèrent à la guillotine le terrible Fouquier-Tinville, ancien accusateur public, et quinze juges du tribunal révolutionnaire. Les mouchards couraient aussi derrière la charrette de Fouquier-Tinville en lui criant d’un air moqueur :
– Tu n’as pas la parole !
Et lui répondait :
– Et toi, peuple imbécile, tu n’as pas de pain !
Il avait raison, les réactionnaires ne laissaient rien arriver à Paris ; le peuple ne recevait plus que deux onces de pain par homme et par jour ! Chez nous on avait fait les petites récoltes ; les paysans avaient déjà vendu leurs réserves en grains et fourrages, voyant que les grandes récoltes seraient bonnes ; la famine n’existait plus ! Mais il fallait des insurrections aux royalistes, pour avoir l’occasion de les écraser ; ils se sentaient soutenus maintenant et voulaient redevenir les maîtres : il fallait donc affamer les malheureux.
Aussi la grande insurrection du 20 mai 95, – 1er prairial an III – ne tarda pas longtemps, cette insurrection de la famine, où les femmes, les enfants et quelques bataillons du faubourg Antoine se précipitèrent dans la salle de la Convention en criant :
– Du pain, et la constitution de 93 !
Le comte Boissy-d’Anglas resta six heures à sa place de président, le chapeau sur la tête, au milieu des haches, des piques, des baïonnettes qui se penchaient vers sa poitrine. Mgr le comte d’Artois n’aurait pas voulu se trouver à sa place, j’en suis sûr. Ce Boissy-d’Anglas était un royaliste ; il avait du courage, et salua même la tête du représentant Féraud, qu’on lui présentait au bout d’une pique, pour l’effrayer.
Ces choses ont été racontées mille fois.
L’insurrection du 1er prairial dura trois jours. La Convention vota beaucoup de décrets selon la volonté du peuple, lorsqu’il était maître dans la salle, et les brûla tous le lendemain. Le peuple n’avait plus de chefs, il ne savait quoi faire de sa victoire ; si Danton avait été là, il aurait parlé pour lui. Le second jour, vingt mille hommes des sections thermidoriennes et royalistes, avec un renfort de six mille dragons, repoussèrent l’insurrection dans ses quartiers misérables, d’où la famine l’avait fait sortir ; et le peuple, après tant de milliers d’hommes perdus à la frontière, recula ; il n’osa pas accepter la bataille et s’avoua vaincu dans Paris.
C’est la dernière grande insurrection ; sans nos armées, qui tenaient à la république et pouvaient marcher sur Paris pour la rétablir, ce jour-là les thermidoriens, les girondins et les royalistes auraient eu leur Louis XVIII. Tous les membres des anciens Comités de salut public et de sûreté générale, excepté Carnot et Louis du Bas-Rhin, vingt-et-un autres représentants du peuple et dix mille patriotes reconnus, furent arrêtés, déportés ou guillotinés dans cette semaine. Quelle chance pour Chauvel d’être encore en mission ! La ruse fait plus pour les traîtres que la force ; avec la force ils n’avaient rien gagné, mais alors ils eurent tout entre les mains ; ils cassèrent la gendarmerie patriote ; ils reprirent ses canons à la garde nationale et toutes leurs armes aux ouvriers, dont plus un seul ne fit partie de la garde citoyenne. Ils rétablirent à Paris une garnison de troupes de ligne, comme avant 89 ; enfin il ne leur manquait plus que le roi. Mais les armées de la république étaient encore là, sous les armes ; maintenant il s’agissait d’acheter des généraux capables de vendre la nation, et puis d’écrire à Sa Majesté : « Venez, Sire, il n’y a plus de danger ! Venez au milieu de vos enfants, qui pleurent après leurs princes, leurs seigneurs et leurs évêques. Dites seulement que vous avez fait un voyage, que vous rentrez dans votre famille, ou d’autres farces pareilles. Venez, tout ira bien. N’ayez pas peur, fils de saint Louis, le trône de vos pères est déjà prêt. »
Oui, ces honnêtes girondins, qu’on représente partout comme des victimes, avaient préparé ça depuis le commencement ; ils se croyaient déjà sûrs de leurs affaires et se dépêchaient un peu trop ; tous les jacobins n’étaient pas morts, ni les cordeliers non plus ; et puis les paysans voulaient aussi garder leurs biens nationaux, leurs biens de l’Église, et beaucoup d’autres choses que vous verrez par la suite.
Tout cela n’empêcha pas la débâcle des patriotes dans toute la France. À Phalsbourg, Élof Collin, Manque, Henri Burck, Laffrenez, Loustau, Thévenot, tous les officiers publics, membres du club de l’Égalité, furent mis de côté, bien heureux encore d’en être quittes à si bon marché. Nous eûmes alors pour maire le docteur Steinbrenner, qui ne s’occupait que de sa médecine, et laissait les affaires du district entre les mains du secrétaire de la mairie, Frœlig ; il ne passait pas seulement une demi-heure à l’hôtel de ville par jour, et je crois qu’il ne lisait jamais un journal ; les autres officiers municipaux, comme Mathis Ehlinger, l’aubergiste, le cafetier Mittenhof, Masson, le directeur de la poste aux chevaux, s’occupaient tout au plus de dresser les actes civils, sans s’inquiéter d’autre chose que de leurs affaires.
Voilà comme tout décline, lorsque ceux d’en-haut ne pensent qu’à tout happer, et regardent le peuple comme un moyen de s’enrichir. Dans un temps pareil, les plus courageux se laissent abattre et se retirent chez eux, en attendant que l’occasion se représente de réclamer leurs droits.