Chapitre 15

 

Quelques jours après, les journaux de Paris nous apportaient toutes les nouvelles depuis la bataille de Zurich : le passage de Souvaroff au Saint-Gothard ; la retraite de Gudin ; la défense des ponts du Diable, d’Urseren, de Wâsen et d’Amsteig par Lecourbe, la surprise de Souvaroff aux environs d’Altorf, en apprenant que les armées de Korsakoff, de Hotze et de Jellachich étaient en pleine déroute ; sa fureur de se voir entouré par nos divisions ; sa retraite horrible à travers le Schachenthal et le Muttenthal, harcelé par nos troupes jusque dans les glaciers et dans des chemins affreux, parsemés de ses morts et de ses blessés ; enfin son arrivée misérable à Coire ; puis la dernière défaite de Korsakoff, entre Trüllikon et le Rhin, qui l’avait forcé de passer les ponts de Constance et de Diesenhofen, pour se sauver en Allemagne. Dix-huit mille prisonniers, dont huit mille blessés que les Russes avaient été forcés d’abandonner, cent pièces de canon, treize drapeaux, quatre généraux prisonniers, cinq généraux tués, parmi lesquels le général en chef Hotze, la reprise du Saint-Gothard et de Glaris, tout cela montrait que l’affaire avait été décisive.

Les mêmes gazettes parlaient aussi d’une grande victoire remportée par le général Brune sur les Anglo-Russes, à Kastrikum, en Hollande. La république n’avait donc plus rien à craindre de ses ennemis.

Ce qui fit rire surtout Chauvel c’est qu’on voyait, dans les mêmes journaux, deux petites lignes annonçant que le général Bonaparte avait débarqué le 17 à Fréjus, arrivant d’Égypte.

– Ah ! dit-il, son coup est manqué ; il revenait pour nous sauver, et la république n’a plus besoin de lui. Doit-il être ennuyé ! Et maintenant j’espère qu’on va lui demander des comptes ; car lorsqu’un pays vous a confié sa plus belle flotte, trente-cinq mille hommes de vieilles troupes, des canons, des munitions, un matériel immense, de revenir les mains dans les poches, comme un petit saint Jean, et de dire : « Tout est là-bas, allez-y voir ! » ce serait une mauvaise plaisanterie. Cette conduite abominable et sans exemple ouvrira les yeux de la nation ; les père et mère des trente-cinq mille hommes qu’il vient d’abandonner vont lui crier : « Qu’as-tu fait de nos enfants ? Où sont-ils ? Puisque te voilà, toi, sain et sauf, toi qui devais nous les ramener, et qui leur promettais six arpents de terre au retour de l’expédition, nous espérons bien que tu ne t’es pas retiré de la bagarre, en les laissant au milieu des déserts ! » Oui, cela ne peut pas manquer d’arriver. Nos directeurs et nos conseils, si lâches et si bas qu’on puisse les supposer, vont parler ferme.

Pour dire la vérité, mon beau-père n’avait pas tort. Bonaparte lui-même a raconté plus tard que, si Kléber était revenu d’Égypte sans ordre, il l’aurait fait arrêter à Marseille, juger par un conseil de guerre et fusiller dans les vingt-quatre heures. Pourtant Kléber ne s’était chargé de rien, il n’avait pris aucune responsabilité ; Bonaparte seul, sans même le prévenir de son départ, avait trouvé commode, au moment le plus difficile, de lui mettre toute l’affaire sur le dos, sachant bien que Kléber avait trop de cœur pour refuser le secours de son courage à tant de pauvres diables abandonnés. Et il l’aurait fait fusiller !… c’est lui qui le dit. Qu’on juge d’après cela de l’égoïsme, de l’injustice et de la férocité d’un pareil homme. Se croyait-il donc plus de droits que Kléber ? Non, mais il savait que personne en France n’était capable de la même barbarie et de la même malhonnêteté que lui-même, et voilà, depuis le commencement jusqu’à la fin, tout le secret de sa force.

Chauvel pensait qu’on allait au moins lui demander des comptes… Hélas ! le lendemain de cette magnifique campagne de Zurich, où Masséna venait de sauver la France, le jour même de son rapport, – simple et véridique, et non plein d’exagérations comme tant d’autres ! – ce jour même les gazettes ne parlaient que de Bonaparte. Ah ! les frères Joseph, Louis et Lucien n’avaient pas laissé se refroidir l’enthousiasme pendant son absence ; les gazettes et les petites affiches avaient été leur train ; partout on lisait : « Le général Bonaparte est arrivé le 17 à Fréjus, accompagné des généraux Berthier, Lannes, Marmont, Murat, Andréossy et des citoyens Monge et Berthollet ; il a été reçu par une foule immense de peuple, aux cris de « Vive la république ! » Il a laissé l’armée d’Égypte dans la position la plus satisfaisante.

» On ne peut rendre la joie qu’on a éprouvée, en entendant annoncer hier ces nouvelles aux spectacles. Des cris de « Vive la république ! Vive Bonaparte ! » des applaudissements tumultueux et plusieurs fois répétés se sont fait entendre de tous les côtés ; tout le monde était dans l’ivresse. La victoire, qui accompagne toujours Bonaparte, l’avait devancé cette fois, il avait peut-être gagné la bataille de Zurich et chassé les Anglais et les Russes de la Hollande ! la victoire, qui accompagne toujours Bonaparte, l’avait devancé cette fois, et il arrive pour porter les derniers coups à la coalition expirante. Ah ! monsieur Pitt, quelle terrible nouvelle à joindre à celle de la défaite totale des Anglo-Russes en Hollande ! Mieux eût encore valu la perte de trois autres batailles, que l’arrivée de Bonaparte ! »

Et puis une ligne :

« Le général Moreau est arrivé à Paris. » Il ne revenait pas d’Égypte, celui-là, il n’avait pas abandonné son armée ; il s’était dévoué en Italie pour réparer les fautes des autres. Que voulez-vous ? ce n’était pas un comédien, les Français aiment les comédiens !

Et le lendemain :

« C’est chez lui, rue de la Victoire, à la Chaussée-d’Antin, que Bonaparte est descendu hier. Il sera reçu aujourd’hui au Directoire exécutif. »

Et le lendemain :

« Bonaparte est allé hier, à une heure et demie, au Directoire exécutif. Les cours et les salles étaient remplies de personnes, qui s’empressaient pour voir celui dont le canon de la Tour de Londres annonça la mort il y a plus d’un an. Il a serré la main à plusieurs soldats, qui avaient fait sous lui les campagnes d’Italie. Il était en redingote, sans uniforme. Il portait un cimeterre attaché avec un cordon de soie. Il a adopté les cheveux courts. Le climat sous lequel il a vécu pendant plus d’une année, a donné plus de ton à sa figure, qui était naturellement pâle. En sortant du Directoire, il est allé visiter plusieurs ministres, entre autres celui de la justice. »

Et puis :

« Lucien Bonaparte est élu président du conseil des Cinq-Cents ; les secrétaires sont : Dillon, Fabry, Barra (des Ardennes) et Desprez (de l’Orne). »

Et puis :

« Le général Bonaparte a dîné avant-hier chez Gohier, président du Directoire. On a remarqué qu’il questionnait plus qu’il ne parlait lui-même. On lui a demandé ce qui avait le plus frappé les Égyptiens, de toutes les inventions que nous leur avions apportées ; il a répondu que c’était de nous voir boire et manger à la fois. »

Ainsi de suite du 22 vendémiaire au 18 brumaire. Et durant ce temps il n’était plus question ni de Masséna, ni de Souvaroff, ni d’Anglo-Russes ; tous les journaux étaient pleins, du haut en bas, des victoires de Chebreiss, des Pyramides, de Sédiman, de Thèbes, de Beyrouth, du Mont-Thabor, de l’expédition de Syrie, de la dernière bataille d’Aboukir, des proclamations de Bonaparte, membre de l’Institut national, général en chef…, etc., etc !

Tout cela nous avait rapporté grand-chose.

Mais de la destruction de notre flotte, de l’horrible pillage de Jaffa, du massacre des prisonniers et des habitants de cette malheureuse ville ; de l’épuisement de notre armée, de la peste qui la décimait, des dangers qui la menaçaient du côté de la mer et du désert, pas un mot. Que voulez-vous ? la comédie, toujours la comédie ! Et puis l’ignorance, la bêtise épouvantable du peuple ; la bassesse des écrivains qui se vendent pour flagorner et glorifier ceux qui leur graissent la patte ; la lâcheté de la foule, qui ne peut vivre sans maître ; l’égoïsme de ceux qui veulent avoir part au gâteau ; qu’on appelle cela chance, bonheur, génie, comme on voudra, tout cela réuni fait que les nations deviennent la proie des êtres rusés et cruels, qui les méprisent et les traitent à coups de botte et de cravache.

Enfin l’enthousiasme du peuple grandissait, quand, juste un mois après le retour de Bonaparte, on lut dans le Moniteur :

Bonaparte, général en chef, aux citoyens composant la garde sédentaire de Paris

« Du 18 brumaire an VIII de la République une et indivisible.

» Citoyens,

» Le conseil des Anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint. Il y est autorisé par les articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel.

» Art. 1er. Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud ; les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

» Art. 2. Ils y seront rendus demain 19 brumaire, à midi. Toute continuation de fonctions, de délibération est interdite ailleurs et avant ce terme.

» Art. 3. Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Le général commandant la 17e division militaire (c’était alors Lefèvre), la garde du Corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, dans l’arrondissement constitutionnel, et dans toute l’étendue de la 17e division, sont mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. Tous les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition.

» Art. 4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil, pour y recevoir une expédition du présent décret et prêter serment. (À quoi ?) Il se concertera avec les commissions des inspecteurs des deux conseils.

» Art. 5. Le présent décret sera de suite transmis par un message au conseil des Cinq-Cents et au Directoire exécutif ; il sera imprimé, affiché, promulgué, et envoyé dans toutes les communes de la République par des courriers extraordinaires. »

Bonaparte continuait :

« Le conseil des Anciens me charge de prendre les mesures pour la sûreté de la représentation nationale ; sa translation est nécessaire et momentanée. Le Corps législatif se trouvera à même de tirer la représentation du danger imminent, où la désorganisation de toutes les parties de l’administration nous conduit. Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l’union et de la confiance des patriotes. Ralliez-vous autour de lui ; c’est le seul moyen d’asseoir la République sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix.

» Vive la République !

» Bonaparte. »

» Pour copie conforme,

» ALEXANDRE BERTHIER. »

Ensuite arrivait une proclamation de Bonaparte aux soldats :

« Soldats,

» Le décret extraordinaire du conseil des Anciens est conforme aux articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel. Il m’a remis le commandement de la ville et de l’armée.

» Je l’ai accepté, pour seconder les mesures qu’il va prendre, et qui sont tout entières en faveur du peuple.

» La République est mal gouvernée depuis deux ans. Vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux ; vous l’avez célébré avec une union qui m’impose des devoirs que je remplis. Vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l’énergie, la fermeté et la confiance que j’ai toujours vues en vous. La liberté, la victoire et la paix replaceront la République au rang qu’elle occupait en Europe, et que l’ineptie ou la trahison ont pu seule lui faire perdre.

» Vive la République !

» Bonaparte. »

L’étonnement des gens, en lisant ces proclamations, ne peut pas se figurer. Nous étions tranquilles, la république venait de remporter deux grandes victoires à Zurich et à Kastrikum, en Hollande ; nos ennemis étaient abattus, et voilà que tout à coup, sans aucune raison, Bonaparte déclarait que la république avait perdu son rang en Europe, et qu’il allait la rétablir dans son éclat. C’était tellement faux, que les plus bornés voyaient le mensonge. Et puis ce transport des deux conseils au village de Saint-Cloud, pour les mettre sous la main des soldats, sans aucune défense, paraissait une véritable trahison ; c’est là ce qui faisait pousser des cris d’indignation aux patriotes ; ils croyaient tous que le peuple de Paris allait se soulever ; ils entraient l’un après l’autre à la bibliothèque, en criant :

– Eh bien ! ça chauffe maintenant à Paris !

Et Chauvel, qui se promenait de long en large, la tête penchée, leur répondait avec un sourire amer :

– Paris est bien tranquille. Paris regarde défiler les états-majors de Bonaparte. Pourquoi le peuple de Paris se soulèverait-il, quand nous sommes ici bien paisibles à rêvasser, et qu’on crie dehors : « Vive Bonaparte ! » Pour qui et pour quoi se ferait-il casser les os ? Pour conserver cette constitution de l’an III, qui le destitue de ses droits politiques ? Pour maintenir une poignée d’intrigants dans les places qu’ils se sont adjugées eux-mêmes ? Non ! je vais vous expliquer clairement la chose : l’affaire présente est entre les bourgeois et les soldats. Je la voyais venir depuis longtemps ; elle avait commencé au 13 vendémiaire, elle avait continué au 18 fructidor. L’armée, dans le fond, sera toujours pour le peuple, elle sort du peuple, ceux qui soutiennent les intérêts du peuple ont toujours l’armée ; voilà pourquoi la Convention, malgré les nécessités terribles du temps, a toujours pu compter sur les soldats, même contre leurs généraux. Aucun général n’aurait pu entraîner les soldats contre la république, car la république alors c’était eux-mêmes, leurs familles, leurs parents, leurs amis, la nation tout entière. Mais les anciens girondins et leurs amis de la plaine s’étant entendus pour faire le 9 thermidor, la séparation des intérêts du peuple et de la bourgeoisie a commencé ; la constitution de l’an III l’a confirmée ; depuis, de jour en jour elle s’est étendue. La république n’est plus une, indivisible, elle est partagée : la bourgeoisie a ses intérêts, le peuple a les siens ; entre les deux se trouve l’armée ; c’est elle qui va faire la loi. Il lui fallait une occasion, notre directeur Sieyès vient de la trouver ; depuis six mois il invente une conspiration des jacobins contre la république. Cet homme, le plus vaniteux que je connaisse, déteste le peuple, parce que le peuple veut des idées claires et qu’il ne comprend pas les idées creuses de l’abbé Sieyès ; il a laissé l’abbé Sieyès dans son marais, sans s’inquiéter de lui, sans demander comme les bourgeois de la Constituante : « Que faut-il faire, monsieur l’abbé ? Que pensez-vous de notre conduite, monsieur l’abbé ? Si vous ne parlez pas, monsieur l’abbé, nous allons être bien embarrassés ! » Le peuple et ses représentants l’ont tranquillement laissé rêver. Ils ont fait de grandes choses sans lui, malgré lui, car à sa mine on voyait que cet homme trouvait tout mauvais, mais il avait la prudence de se taire.

» Plus tard il a retrouvé ses amis au conseil des Anciens ; ils avaient eu peur ensemble, ils avaient tremblé dans leur peau plus d’une fois, cela les rendait en quelque sorte frères. La constitution de l’an III ne leur paraissait pas encore assez monarchique, et les directeurs Lareveillère, Rewbell, Barras, etc., assez bourgeois ; ils ont fait leur coup de prairial, Sieyès est devenu directeur ; les journaux patriotes ont été saisis, leurs propriétaires, directeurs et rédacteurs déportés à Oléron, les clubs ont été fermés, les jacobins poursuivis ! Depuis six mois on ne parle que de terreur, de conspiration contre la république, pour avoir un prétexte d’arrêter les gens que l’on craint. Cela ne suffit pas. Sieyès a la constitution définitive de notre république dans sa poche ; et, comme elle ne cadre pas avec les idées de tout le monde, comme le peuple pourrait bien la repousser, il faut un général à Sieyès pour mettre le peuple à la raison, s’il se soulève. Il a tâté Moreau, Bernadotte ; il a choisi Joubert, mais Joubert est mort à Novi. Maintenant Bonaparte est revenu d’Égypte ; Bonaparte embrasse la constitution de Sieyès ; il la défend envers et contre tous ; Sieyès et ses amis du conseil des Cinq-Cents n’en demandent pas plus ; ils livrent les deux Conseils à Bonaparte, en les transportant à Saint-Cloud ; ils donnent à Bonaparte le commandement des troupes, malgré la constitution. Demain nous verrons le reste. Je pense que, si l’affaire réussit, Bonaparte et les soldats voudront avoir aussi leur petite part dans le gouvernement ; les bourgeois n’auront pas tout. »

Chauvel clignait de l’œil, indigné de ce tour qu’il prévoyait, mais qui venait dans un moment où la république se portait si bien, qu’on aurait cru de pareilles gueuseries impossibles. Je crois encore aujourd’hui que, sans l’abbé Sieyès, Bonaparte, malgré son audace, n’aurait jamais osé faire le coup. Sieyès l’avait préparé, Bonaparte l’exécuta.

Le lendemain, on se précipitait dans notre boutique pour demander les journaux ; en quelques minutes ils étaient tous enlevés. Nous, dans notre bibliothèque, à dix ou douze amis et gens de la famille, nous lisions cette fameuse séance des Cinq-Cents, du 19 brumaire, à l’orangerie de Saint-Cloud, sous la présidence de Lucien Bonaparte. C’est moi qui lisais :

« La séance est ouverte à une heure et demie, dans l’orangerie de Saint-Cloud, aile gauche du palais, par la lecture du procès-verbal de la séance précédente.

» Gaudin : Citoyens, un décret du conseil des Anciens a transféré les séances du Corps législatif dans cette commune.

» Cette mesure extraordinaire doit être motivée sur des dangers imminents. En effet, on a déclaré que des factions puissantes menaçaient de nous déchirer ; qu’il fallait leur arracher l’espoir de renverser la république, et rendre la paix à la France, etc.

» Gaudin continuait ainsi, et finissait par demander qu’une commission fût nommée, pour faire son rapport sur la situation de la république et les mesures de salut public à prendre dans les circonstances. Il était interrompu.

» Delbrel : La constitution d’abord.

» Grandmaison : Je réclame la parole.

» Delbrel : La constitution ou la mort ! Les baïonnettes ne nous effrayent pas ; nous sommes libres ici.

« Plusieurs voix : Point de dictature !… À bas les dictateurs !

» Les cris de « Vive la constitution ! » s’élèvent.

» Delbrel : Je demande qu’on renouvelle le serment à la constitution !

» Les acclamations se renouvellent. Une foule de membres se portent au bureau. Les cris : « À bas les dictateurs ! » recommencent.

» Le président Lucien Bonaparte : Je sens trop la dignité du Conseil, pour souffrir plus longtemps les menaces insolentes d’une partie des orateurs. Je les rappelle à l’ordre.

» Grandmaison : Représentants, la France ne verra pas sans étonnement que la représentation nationale et le conseil des Cinq-Cents, cédant au décret constitutionnel du conseil des Anciens, se sont rendus dans cette nouvelle enceinte, sans être instruits du danger, imminent sans doute, qui nous menace. On parle de former une commission pour proposer des mesures à prendre, pour savoir ce qu’il y a à faire. Il faudrait plutôt en proposer une pour savoir ce qui a été fait.

» Il finissait par s’écrier :

» – Le sang français coule depuis dix ans pour la liberté, et je demande que nous fassions le serment de nous opposer au rétablissement de toute espèce de tyrannie.

» Une foule de voix : Appuyé ! appuyé ! Vive la république ! Vive la constitution !

» Ce serment était prêté, et Bigonnet disait :

» – Le serment que vous venez de renouveler occupera sa place dans les fastes de l’histoire, il pourra être comparé à ce serment célèbre que l’Assemblée constituante prêta au jeu de paume, avec cette différence qu’alors la représentation nationale cherchait un asile contre les baïonnettes de l’autorité royale, et qu’ici les armes qui ont servi la liberté sont entre des mains républicaines.

» Une foule de voix : Oui !… oui !…

» Bigonnet : Mais le serment serait illusoire, si nous n’envoyions pas un message au conseil des Anciens, pour nous instruire des motifs de la convocation extraordinaire qui nous réunit ici. »

La séance continuait au milieu de l’agitation, on envoyait un message au Directoire, puis arrivait la lettre de Barras, qui donnait sa démission de directeur. Ce misérable disait :

« Citoyens représentants,

» Engagé dans les affaires publiques uniquement par ma passion pour la liberté, je n’ai consenti à accepter la première magistrature de l’État, que pour la soutenir dans le péril, etc. La gloire qui accompagne le retour du général illustre auquel j’ai eu le bonheur d’ouvrir le chemin de la gloire, les marques éclatantes de confiance que lui donne le Corps législatif, et le décret de la représentation nationale, m’ont convaincu que, quel que soit le poste où m’appelle désormais l’intérêt public, les périls de la liberté sont surmontés et les intérêts des armées garantis, etc. »

Ce filou avait l’air de se moquer des malheureux représentants, entourés de sabres et de canons, loin de tout secours.

Il paraît que ces longues délibérations fatiguaient Bonaparte ; il avait sans doute des espions dans la salle, qui lui rapportaient ce qu’on y disait, car, au moment où le représentant Grandmaison faisait entendre que la démission de Barras ne lui paraissait pas naturelle, qu’elle pouvait avoir été forcée, tout à coup un grand mouvement avait eu lieu, tous les regards s’étaient tournés vers la grande porte, où le général Bonaparte entrait, quatre grenadiers de la représentation derrière lui, et des officiers d’état-major plus loin, attentifs. Alors l’assemblée tout entière, indignée de voir ce soldat violer l’enceinte nationale, s’était levée en criant :

– Qu’est-ce que cela ?… Qu’est-ce que cela ? Des sabres ici… des hommes armés !…

Beaucoup de membres s’étaient précipités de leur banc ; ils tenaient Bonaparte au collet et le poussaient dehors. Une foule de membres criaient, debout sur leurs sièges :

– Hors la loi !… hors la loi !…

Ce cri terrible, qui avait fait trembler Robespierre, fit pâlir aussi cet homme. On l’a dit, il tomba même en faiblesse entre les bras de ses officiers. Mais le grand Lefèvre, que j’ai vu plus tard, un vrai troupier, natif de Rouffach, en Alsace, et qui ne connaissait que la consigne, s’était précipité dans la salle, à la tête de ses grenadiers, en criant : « Sauvons le général ! » Et il l’avait emporté.

Qu’on se figure le tumulte après cela. Le président Lucien Bonaparte, qui réclame le silence et crie épouvanté, parce qu’il sentait l’infamie de son frère :

– Le mouvement qui vient d’avoir lieu au sein du conseil, prouve ce que tout le monde a dans le cœur et ce que moi-même j’ai dans le mien. Il était cependant naturel de croire que la démarche du général n’avait pour objet que de rendre compte de la situation des affaires ou de quelque objet intéressant la chose publique. Mais je crois qu’en tout cas nul de vous ne peut soupçonner…

» Un membre : Aujourd’hui Bonaparte a terni sa gloire.

» Un autre : Bonaparte s’est conduit en roi.

» Un autre : Je demande que le général Bonaparte soit traduit à la barre, pour y rendre compte de sa conduite.

» Lucien Bonaparte : Je demande à quitter le fauteuil.

» Chazal occupe le fauteuil.

» Digneffe : Quand le conseil des Anciens a usé du droit constitutionnel du Corps législatif, il a eu sans doute de puissants motifs. Je demande qu’on déclare quels sont les chefs et les agents de la conspiration qui nous menace. Avant tout je demande que vous preniez des mesures pour votre sûreté ; que vous déterminiez sur quels endroits s’étendra la police de votre enceinte.

» Une foule de voix : Appuyé.

» Bertrand (du Calvados) : Lorsque le conseil des Anciens a ordonné la translation du Corps législatif en cette commune, il en avait le droit constitutionnel ; quand il a nommé un général, commandant en chef, il a usé d’un droit qu’il n’avait pas. Je demande que vous commenciez par décréter que le général Bonaparte n’a pas le commandement des grenadiers qui composent votre garde.

» Une foule de voix : Appuyé !

» Talot : Le conseil des Anciens n’avait pas le droit de nommer un général ; Bonaparte n’a pas eu le droit de pénétrer dans cette enceinte sans y être mandé. Quant à vous, vous ne pouvez rester plus longtemps dans une telle position ; vous devez retourner à Paris. Marchez-y revêtus de votre costume, et votre retour y sera protégé par les citoyens et les soldats ; vous reconnaîtrez à l’attitude des militaires qu’ils sont les défenseurs de la patrie. Je demande qu’à l’instant vous décrétiez que les troupes qui sont actuellement dans cette commune fassent partie de votre garde. Je demande que vous adressiez un message au conseil des Anciens, pour l’inviter à rendre un décret qui vous ramène à Paris.

» Destrem : J’appuie l’avis de Talot.

» Blin : Six mille hommes sont autour de vous ; déclarez qu’ils font partie de la garde du Corps législatif.

» Delbrel : À l’exception de la garde du Directoire. Marche, président, mets aux voix cette proposition.

» On demande à grand cris le vote.

» Lucien Bonaparte : Je ne m’oppose point à la proposition ; mais je dois faire observer qu’ici les soupçons paraissent s’élever avec bien de la rapidité et peu de fondement. Un mouvement, même irrégulier, aurait-il déjà fait oublier tant de services rendus à la liberté ?

» Une foule de voix : Non, non, on ne les oubliera pas !

» Lucien Bonaparte : Je demande qu’avant de prendre une mesure, vous appeliez le général.

» Beaucoup de voix : Nous ne le reconnaissons pas.

» Lucien Bonaparte : Je n’insisterai pas davantage. Quand le calme sera rétabli dans cette enceinte ; quand l’inconvenance extraordinaire qui s’est manifestée sera calmée, vous rendrez justice à qui elle est due, dans le silence des passions.

» Une foule de voix : Au fait !… au fait !…

» Lucien Bonaparte : Je dois renoncer à être entendu ; et, n’en ayant plus le moyen, je déclare déposer sur la tribune les marques de la magistrature populaire.

» Lucien Bonaparte, dépouillé de son costume, descend de la tribune. Un peloton de grenadiers du Corps législatif entre. Un officier du Corps des grenadiers est à sa tête. Le piquet, arrivé à la tribune enlève Lucien Bonaparte et l’emmène dans ses rangs hors de la salle. »

Voilà le guet-apens bien réussi ; quand la ruse et le mensonge ne suffisent pas, quand les gens ne se laissent pas tromper, on emploie la force !

« Le tumulte éclate, les cris de fureur et d’indignation. Le pas de charge se fait entendre dans les escaliers qui conduisent à la salle. Les spectateurs s’élancent aux fenêtres. Les représentants du peuple sont debout et crient : « Vive la république ! » Des grenadiers, l’arme au bras, envahissent le temple des lois, le général Leclerc à leur tête.

» Le général Leclerc élevant la voix :

– Citoyens représentants, on ne répond plus de la sûreté du conseil. Je vous invite à vous retirer.

» Les cris de « Vive la république ! » recommencent. Un officier des grenadiers du Corps législatif monte au bureau du président :

» – Représentants, s’écrie-t-il, retirez-vous, le général a donné des ordres.

» Le tumulte le plus violent continue. Les représentants restent en place. Un officier s’écrie : « Grenadiers, en avant ! » Le tambour bat la charge. Le corps des grenadiers s’établit au milieu de la salle. L’ordre de faire évacuer la salle est donné par le général Leclerc, et s’exécute au bruit d’un roulement de tambours, pour couvrir les cris d’indignation et les protestations des députés. »

Je connais des écrivains qui dans le temps ont glorifié cela, et que d’autres Bonaparte ont fait empoigner et conduire en prison la nuit, comme des voleurs. Franchement ils l’avaient bien mérité. Quand on enseigne au peuple le respect et l’admiration de la ruse et de la violence ; quand on n’a pas un cri pour relever le cœur des honnêtes gens et flétrir le crime, eh bien, il faut vous appliquer vos leçons ; cela raffermit la morale de ceux qui pensent que la justice est éternelle et qu’elle s’exécute même quelquefois en ce monde.

Quant au reste de ce 19 Brumaire, vous savez déjà que la majorité des Anciens, gagnée par Sieyès, était du complot. Ils tremblaient dans l’aile droite du palais. Le matin même, avant d’aller au Cinq-Cents, Bonaparte était venu leur faire un discours, comme il en faisait à ses soldats, criant qu’il existait une conspiration, que le conseil des Cinq-Cents voulait rétablir la Convention et les échafauds, que les directeurs Barras et Moulin avaient été jusqu’à lui proposer de renverser le gouvernement. On lui demandait des preuves. Il n’en n’avait pas ; il bégayait, il se fâchait, il se tournait vers ses soldats, debout à la porte, et leur criait :

– C’est sur vous, mes braves soldats, que je me repose… Je vois d’ici vos bonnets et vos baïonnettes. Vous ne m’abandonnerez pas, mes braves amis, que j’ai conduits à la victoire…

Ainsi de suite. Ah ! que les Anciens devaient se repentir d’avoir livré les deux Conseils et la nation à ce malheureux ! Il était trop tard !

Pendant que les Cinq-Cents, repoussés de leur salle, couraient à Paris pour réveiller le peuple, s’il était possible, vingt-cinq ou vingt-six traîtres, restés en arrière, rentrèrent à la nuit dans la salle, sous la présidence de Lucien Bonaparte, complice de l’autre, et rendirent ce fameux décret qu’on attendait et par lequel le Directoire était supprimé, soixante et un des Cinq-Cents expulsés des conseils, le pouvoir exécutif confié à Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte, le général, sous le nom de Consuls, le Corps législatif ajourné à trois mois, et deux commissions législatives de vingt-cinq membres, chargées de veiller à la police et de réviser la constitution.

Les Anciens restés en permanence, approuvèrent tout, cela va sans dire ; et comme Chauvel l’avait prévu, le peuple n’ayant pas bougé parce qu’il n’avait aucun intérêt à garder la constitution de l’an III, la nation fut dans le sac pour seize ans. Elle y serait peut-être encore sans les Allemands, les Anglais et les Russes ! Oui, il faut enfin avoir le courage de le dire : si l’Europe tout entière, qu’il pillait et rançonnait, ne s’était pas levée contre cet homme, l’ancien régime, rétabli dans toute sa force au profit de la famille Bonaparte, avec son clergé, sa noblesse, ses majorats, ses privilèges et son despotisme abominable, écraserait encore notre malheureux pays.

Les bourgeois, s’il leur restait un peu de bon sens, durent alors comprendre que l’esprit de finasserie et d’égoïsme ne fait pas tout, et qu’avec un peu plus de justice, en faisant une part honnête au peuple dans leur constitution, elle aurait trouvé des milliers de défenseurs. Mais quand on veut tout happer et garder pour soi seul, il faut aussi tout défendre ; Bonaparte, en criant « qu’il venait rétablir les droits du peuple » et jeter les avocats à la rivière, devait avoir le peuple pour lui, cela tombe sous le sens commun ; chacun pour soi, Dieu pour tous ! Les bourgeois en avaient donné l’exemple, le peuple le suivit.

Nous allions donc apprendre à connaître le gouvernement des soldats !