Chapitre 16

 

Tous les généraux présents à Paris avaient trempé dans le coup d’État ; Moreau s’était même abaissé jusqu’à garder prisonniers, au palais du Luxembourg, les deux seuls hommes de cœur du Directoire, Gohier et Moulin, qui n’avaient pas voulu donner leur démission, et qui se retirèrent, en protestant avec force contre ces infamies.

Le lendemain, Bonaparte quitta la petite maison de la rue de la Victoire avec son épouse, pour aller se loger au Luxembourg. Les consuls firent une proclamation à la nation et Bonaparte à l’armée ; les soldats reçurent du vin, ils chantèrent, ils crièrent : « Vive Bonaparte ! » Le peuple, à Phalsbourg, s’en mêla, et l’on consomma plus de bière et de cervelas en ce jour, que durant plusieurs mois. Les patriotes ne bougèrent pas ; quand le peuple et les soldats sont d’accord, il faut rester bien tranquille. Les autorités civiles et militaires avaient reçu des ordres, et dans une petite ville comme la nôtre, le maire, les adjoints, le secrétaire de la mairie, le brigadier de la gendarmerie, viennent vous avertir en secret. Nous avions reçu cet avis, le père Chauvel n’en avait pas besoin, il connaissait Bonaparte.

Les gazettes étaient pleines d’adhésions, de compliments, de félicitations, d’assurances de dévouement ; Brune lui-même, un ancien ami de Danton, et qui lui devait ses premiers grades, le vainqueur du duc d’York en Hollande, écrivit au grand homme pour se soumettre. Masséna ne disait rien ; il avait semé, l’autre récoltait : l’ingratitude du peuple devait l’indigner. Bonaparte, pour ne l’avoir pas si près de Paris, à la tête des vainqueurs de Zurich, l’envoya commander en Italie ; Bernadotte, ayant vu le coup réussir à fond, se taisait ; Championnet criait victoire ; Augereau n’avait jamais tant aimé Bonaparte.

Mais ce qui fit frémir les honnêtes gens, ce fut la liste de ceux qu’on envoyait à Cayenne et dans l’île de Ré, cette liste où les brigands, les assassins signalés depuis longtemps, se trouvaient mêlés avec les représentants des Cinq-Cents, et des patriotes comme Jourdan, le sauveur de la France à Fleurus et à Wattignies. Alors on reconnut l’esprit d’abaissement de Bonaparte. Il paraît que lui-même apprit l’horreur de la foule, et qu’il comprit qu’en dépassant un certain point, la canaille elle-même pourrait se révolter ; car on vit aussitôt dans les gazettes qu’il ne s’agissait pas de Jean-Baptiste Jourdan, le général, mais de Mathieu Jourdan, dit Coupe-Tête, le massacreur de la Guillotière, mort depuis des années. Cette humiliation d’un des plus vertueux citoyens fit de la peine à tout le monde.

Les deux commissions poursuivaient leur ouvrage à Paris ; celle des Cinq-Cents, sous Lucien Bonaparte, celle des Anciens, sous Lebrun. Elles abolirent la loi des otages, elles établirent une taxe de guerre de vingt-cinq centimes par franc, à la place de l’emprunt forcé ; elle proclamèrent l’étalon définitif des poids et mesures, ce qui fut un bien pour le commerce ; elles mirent en ordre les lois déjà rendues pour notre code civil, et finalement elles nommèrent chacune leur commission chargée d’arrêter un projet de constitution.

C’est ce qu’on attendait avec impatience, car nous ne pouvions vivre dans l’état où nous étions, sous le genou d’un seul homme ; nous aurions été plus malheureux que des serfs. Nous croyions que la nouvelle constitution allait nous rendre des droits, puisque tous étaient abolis, même ceux de la constitution de l’an III. Le père Chauvel seul riait, quand on lui parlait de nouvelles constitutions ; il levait les épaules : cela signifiait bien des choses et vous mettait la mort dans l’âme.

Alors on connut enfin cette magnifique constitution, que Sieyès trimballait dans sa tête depuis cinq ans. Des images de Mirecourt, dont nous avons vendu beaucoup en ce temps la représentaient sous la figure d’une pyramide d’Égypte. En haut était assis dans un fauteuil le grand électeur à vie, nommé par le sénat assis au bas de la pyramide. Ce grand électeur devait recevoir six millions par an ; il devait avoir une garde de trois mille hommes et vivre au palais de Versailles, comme Louis XVI. C’était la pièce principale de cette constitution. Le grand électeur ne devait avoir pour seule fonction que de nommer deux consuls, l’un de la paix et l’autre de la guerre, et puis de regarder d’en haut ce qui se passerait. À droite de la pyramide était assis le Corps législatif, à gauche le tribunat, et, en face du grand électeur, le conseil d’État. Le tribunat et le conseil d’État se disputaient ensemble sur les lois, le Corps législatif les écoutait, il prononçait son jugement.

Quant au peuple, il était représenté sous la figure d’un maire qui dresse des listes, d’un commissionnaire qui les porte et d’un paysan qui les met dans une boîte.

Cette image faisait mourir de rire tous ceux qui la voyaient. On contait que Bonaparte lui-même s’en était fait du bon sang et qu’il avait dit à Sieyès :

– Ah çà ! croyez-vous que la nation verrait avec plaisir un cochon dépenser six millions à Versailles sans rien faire ? Et puis, connaissez-vous un homme assez bas, pour accepter une position pareille ?

M. l’abbé n’avait su quoi répondre ; il connaissait très bien ce grand électeur !

Il paraît que Bonaparte trouva pourtant que la constitution de Sieyès avait du bon, car, le 13 décembre 1799, la nouvelle constitution ayant été publiée, nous vîmes que le Sénat, le Corps législatif, le tribunat, le conseil d’État et même le grand électeur étaient conservés ; seulement ce grand électeur, au lieu de ne rien faire, faisait tout ; il s’appelait premier consul, et s’était donné deux camarades pour la forme :

« Le gouvernement est confié à trois consuls, nommés pour dix ans et indéfiniment rééligibles. La constitution nomme premier consul le citoyen Bonaparte, ex-consul provisoire ; deuxième consul, le citoyen Cambacérès, ex-ministre de la justice ; troisième consul, le citoyen Lebrun, ex-membre de la commission des Anciens.

» Le premier consul a des fonctions et des attributions particulières, dans lesquelles il est momentanément suppléé, quand il y a lieu, par un de ses collègues.

» Le premier consul promulgue les lois ; il nomme et révoque à volonté les membres du conseil d’État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef ; les officiers de l’armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux ; il nomme les juges criminels et civils autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer.

» Le gouvernement propose les lois et fait les règlements nécessaires pour les exécuter ; il dirige les recettes et les dépenses de l’État ; il surveille la fabrication des monnaies. S’il est informé qu’il se trame quelque conspiration contre l’État, il peut décerner des mandats d’amener et des mandats d’arrêt. Il pourvoit à la sûreté intérieure et à la défense extérieure de l’État ; il distribue les forces de terre et de mer et en règle la direction. Il entretient des relations politiques au dehors, conduit les négociations, fait les stipulations préliminaires, signe, fait signer et conclut les traités de paix, d’alliance, de trêve, de neutralité, de commerce et autres conventions. Sous la direction des consuls, le conseil d’État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d’administration publique, et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière d’administration. »

Enfin, qu’est-ce qui restait aux autres, je le demande, et quelles garanties avions-nous ? Qui pouvait s’opposer à la volonté du premier consul, qui ? Il avait tout fait, tout nommé du haut en bas : sénateurs, pour maintenir ou annuler les actes inconstitutionnels ; conseillers d’État, pour défendre les projets de loi ; tribuns pour les attaquer ; et par sa constitution il voulait continuer de tout faire, tout nommer et tout décider, car son Corps législatif était une vraie farce. Écoutez un peu :

« Les citoyens de chaque arrondissement communal désigneront ceux d’entre eux qu’ils croiront les plus propres à gérer les affaires publiques (un sur dix). Les citoyens compris dans ces listes communales désigneront également un dixième d’entre eux ; il en résultera une seconde liste départementale. Les citoyens portés sur la liste départementale désigneront pareillement un dixième d’entre eux, il en résultera une troisième liste. »

Vous croyez peut-être que ceux-ci vont enfin nommer les députés, pas du tout : « Ceux-là sont propres aux fonctions publiques nationales. »

« Toutes les listes faites dans les départements en vertu de l’article 9 (les dernières), seront adressées au sénat ; le sénat élit sur ces listes les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation et les commissaires de la comptabilité. »

Et le sénat, qui l’avait nommé ? Les consuls ! – Je ne veux pas aller plus loin, cela suffit pour vous montrer dans quel état nous étions tombés : le premier consul faisait tout et la nation rien ! Quant aux discussions entre le conseil d’État et le tribunat dans la présentation des lois, c’était une espèce de mécanique montée pour faire croire que nous avions un gouvernement et que nous débattions nos intérêts ; les uns attaquaient toujours le projet et les autres le défendaient toujours, comme Polichinelle à la foire donne toujours les coups de pied, et Jocrisse les reçoit toujours, en faisant des grimaces ; on finit par rire malgré soi, tant la chose vous semble bête. Il paraît pourtant que le premier consul était jaloux de son théâtre, car plusieurs journaux s’étant permis d’exécuter les farces du tribunat et du conseil d’État, et de se disputer entre eux sur les projets, on vit un beau matin, au Moniteur :

« Arrêté du 27 nivôse. – Les consuls de la République, considérant qu’une partie des journaux qui s’impriment dans le département de la Seine sont des instruments dans les mains des ennemis de la République ; que le gouvernement est chargé spécialement par le peuple français de veiller à sa sûreté, arrêtent ce qui suit :

» Art. Ier. Le ministre de la police ne laissera, pendant toute la guerre, imprimer, publier et distribuer que les journaux ci-après désignés : le Moniteur universel, le Journal des débats et des décrets, le Journal de Paris, le Bien informé, l’Ami des lois, la Clef des Cabinets, le Citoyen français, la Gazette de France, le Journal des hommes libres, le Journal du soir, le Journal des défenseurs de la patrie, la Décade philosophique. »

En tout treize journaux. Et, comme nous avions toujours la guerre, cela ne devait jamais finir. Après cela, chacun peut se figurer à quel degré d’abaissement, de stupidité et d’ignorance la nation fut bientôt réduite ; d’autant plus que, pendant tout son règne, Bonaparte ne donna pas un centime pour l’instruction primaire, et ne s’inquiéta que des lycées et des hautes écoles pour la bourgeoisie et la noblesse. Mais en revanche, bien des gens oubliés revinrent sur l’eau ; jamais on ne se fera l’idée de l’enthousiasme d’une foule d’anciens gentilshommes, de ci-devant écuyers, seigneurs, comtes, vicomtes, grandes dames, valets de cour, employés de faisanderie ou de la cuisine, d’avoir enfin un homme devant qui se prosterner. Cela leur manquait depuis longtemps. Ce n’était pas le roi légitime, hélas, non ! C’était même un assez rude personnage, un soldat de fortune très insolent, mais c’était le maître ! Et l’on se précipitait dans ses antichambres ; on avait besoin de servir : il est si doux de servir !

Bonaparte aimait cette espèce de gens ; il les recevait bien et disait que la vieille noblesse se reconnaît toujours à ses belles manières ; qu’il faut être élevé là-dedans de père en fils, pour s’en tirer aussi bien. Mais il n’était pas encore aux Tuileries, et c’est aux Tuileries qu’il voulait les recevoir.

En attendant, comme l’amour d’un homme ne remplace pas tout à fait l’amour de la patrie, et qu’il faut encourager ceux qui sont dans le bon chemin, en les marquant d’un signe, les consuls de la république arrêtèrent qu’il serait donné aux individus qui se distingueraient par une action d’éclat : 1° aux grenadiers et soldats des fusils garnis d’argent ; 2° aux tambours, des baguettes d’honneur garnies en argent ; 3° aux militaires de troupes à cheval, des mousquetons d’honneur garnis en argent ; 4° aux trompettes, des trompettes d’honneur en argent ; 5° que les canonniers pointeurs les plus adroits, qui dans une bataille rendraient le plus de services, recevraient des grenades d’or qu’ils porteraient sur le parement de leurs habits, et que tout militaire qui aurait obtenu une de ces récompenses jouirait de cinq centimes de haute paye par jour.

Ainsi tout se payait comme dans notre boutique ; la livre de sucre, tant ; l’once de cannelle, tant ; le litre de vinaigre, tant ; le dévouement du soldat, tant ! du lieutenant, tant ! du capitaine, tant ! Tu courais le risque de perdre la vie, tant pour les risques, et nous sommes quittes ! Quant à ton dévouement, à tes sacrifices, ne m’en parle pas. Tout ce qui se paye et s’achète est de la marchandise ; laissons donc de côté la gloire. La gloire existait sous la république, quand les Jourdan, les Hoche, les Kléber, les Marceau se sacrifiaient avec des milliers d’autres pour la liberté, l’égalité et la fraternité ; oui, la gloire était leur seule récompense ; ils ne voulaient ni titres, ni décorations, ni grosses pensions, ni gratifications ! Mais chaque fois qu’on me parle de la gloire avec de gros profits, l’idée me vient de proposer au conseil municipal de m’élever une statue sur la place d’armes de Phalsbourg, pour avoir pendant quinze ans fourni mes compatriotes, contre beaux deniers comptants, de poivre, de gingembre, de clous de girofle et autres denrées coloniales. Les gens m’ont payé, c’est vrai ; je me suis fait épicier dans mon intérêt, c’est encore vrai ; mais du moment que l’état militaire rapporte autant et plus de bénéfices en tous genres que l’épicerie, je ne vois pas pourquoi Michel Bastien, premier épicier de la commune, n’aurait pas sa statue aussi bien que Georges Mouton.

Tout cela, vous le voyez bien, c’est une plaisanterie : la gloire vient du dévouement ! Et Bonaparte comptait si peu sur le dévouement, qu’il n’avait jamais parlé que d’intérêt à ses soldats : « Soldats, je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ! » – « Soldats, au retour de cette expédition, chacun de vous aura de quoi acheter six arpents de terre. » Maintenant ils n’avaient besoin de rien acheter, ils étaient dans les plus fertiles plaines du monde : la France ! riche en grains, riche en fourrages, riche en fruits, riche en bons vins, riche en denrées de toute sorte, et surtout riche en conscrits. Ils avaient gagné tous les droits que la nation avait perdus.

Après avoir joué contre nous, Bonaparte allait jouer contre l’Europe, pour donner des trônes à ses frères, la nation allait être forcée de lui fournir tous les enjeux, mais comme il avait promis la paix au pays, et que cette promesse avait fait deux fois son élévation, il écrivit familièrement au roi d’Angleterre George III, que les Anglais et les Français pourraient fort bien s’entendre, dans l’intérêt de leur commerce, de leur prospérité intérieure et du bonheur des familles ; et qu’il s’adressait tout bonnement à lui, sans s’inquiéter de ses ministres, ni de ses chambres, ni de ses autres conseillers, parce que ces choses-là se traitent beaucoup mieux de camarade à camarade, comme on s’offre une prise de tabac.

Le roi George fut très étonné de voir un petit gentilhomme corse lui frapper sur l’épaule. Il refusa de répondre, disant que la Constitution anglaise s’y opposait. Mais son premier ministre Pitt, qui nous avait déjà fait tant de mal, en payant les deux premières coalitions contre nous et débarquant des armées entières sur nos côtes, comprit très bien que Bonaparte voulait rire, en flattant le peuple français de cette paix ; seulement, lui-même désirait la continuation de la guerre ; il répondit donc par une note, qui fut affichée dans les derniers villages : « Que notre révolution attaquait tout l’univers ; qu’elle était contraire aux propriétés, à la liberté des personnes, à l’ordre social et à la liberté de la religion ; que Sa Majesté George III ne pouvait avoir confiance dans nos traités de paix et nos promesses ; qu’il lui fallait d’autres garanties ; et que la meilleure garantie pour lui, serait le rétablissement de cette race de princes qui, durant tant de siècles, avaient su maintenir au-dedans la prospérité de la nation française, et lui assurer de la considération et du respect au-dehors ; qu’un tel événement écarterait à l’instant et dans tous les temps les obstacles qui s’opposaient aux négociations de paix ; qu’il assurerait à la France la jouissance incontestée de son ancien territoire, et donnerait à toutes les autres nations de l’Europe, par des moyens tranquilles et paisibles, la sécurité qu’elles étaient actuellement forcées de chercher par d’autres moyens, etc., etc. »

Cela signifiait que le roi George et son ministre regardaient l’existence de notre république, comme le plus grand danger que pussent courir toutes les familles de nobles, de princes et de rois, qui subsistent aux dépens des peuples en Europe. Ils s’étaient dit :

« Cette république périra, ou nous périrons ! La souveraineté d’un peuple ne peut exister à côté du droit divin des autres. »

Et c’était vrai. Bonaparte le savait bien ; – si les rois avaient voulu le recevoir dans leur famille, la paix et la fin de notre république ne se seraient pas fait attendre longtemps ; mais ni le roi George, ni François II, ni l’empereur Paul ne voulaient de lui ; la guerre était donc inévitable.

La république avait repoussé toutes les attaques des rois et tendu la main aux peuples ; elle avait répandu la connaissance des droits de l’homme jusqu’en Russie et fait trembler les despotes chez eux. Je suis sûr que les peuples auraient fini par la comprendre et l’aimer. Nos dernières victoires, pendant que notre meilleure armée et presque tous nos meilleurs généraux étaient en Égypte, prouvaient que nous avions de la force encore pour vingt ans, et dans ces vingt ans l’esprit de liberté, de justice et de dévouement au genre humain aurait marché toujours.

Depuis l’arrivée de Bonaparte, l’intérêt seul avait pris le dessus ; il voulait une place parmi les rois, et c’est nous qui devions la gagner. La guerre devint alors forcée. Seulement, comme Bonaparte était un homme très fin, il sentait que la lutte serait longue, et voulut d’abord tout préparer, mettre de l’ordre non seulement dans ses troupes, mais encore dans le pays, pour avoir tout sous la main, tirer ses ressources sans encombre des moindres hameaux, ne rencontrer d’obstacles et de résistance nulle part, et pouvoir pomper l’argent, le sang, la vie, jusque sur le roc vif de la nation. C’est de là que nous est venue la fameuse organisation territoriale du 28 pluviôse an VIII (11 février 1800), et l’établissement des préfectures et sous-préfectures, que tant d’écrivains ont admirés, sachant bien pourtant qu’ils ne peuvent s’accorder avec la justice et la liberté de notre pays.

Avant la révolution, nous avions eu les assemblées provinciales, composées de prêtres et de nobles, pour régler les intérêts de la province et les impôts de chacun ; plus tard sous la Constituante et la Convention, nous avions eu des assemblées municipales, nommées par tous les citoyens sans exception, pour régler les affaires de la commune, et des assemblées primaires au chef-lieu du district, pour l’élection des députés, des juges, des administrateurs, etc. Tout le monde était content ; on vivait, on prenait part aux affaires de son canton, de sa ville, de son village, du département et du pays tout entier. Les citoyens pauvres recevaient même une indemnité pour se rendre aux assemblées de district.

Ensuite, par la constitution de l’an III, nous avions eu des assemblées primaires composées seulement de tous ceux qui payaient des contributions directes ! Mais c’est égal, on était toujours attaché aux intérêts de son pays, et puis on avait des affaires municipales ; c’est dans les assemblées municipales qu’on apprenait à défendre ses intérêts ; tous ceux qui se trouvaient nommés de ces assemblées, soit comme simples membres, soit comme officiers municipaux chargés de fonctions particulières, pouvaient dire : « Je représente mes concitoyens. Ce que je fais, c’est pour moi-même, mes amis, ma ville, mon village. » Nul étranger n’avait le droit de se mêler des affaires municipales ou commmunales. Robespierre, le premier, avait envoyé des agents municipaux dans les chefs-lieux de département, des surveillants, mais pas de gens ayant mission de se mêler de ce qui ne les regardait pas ; pourvu que la république eût son compte en argent et en hommes, il n’en demandait pas davantage.

Eh bien, cela ne suffisait pas à Bonaparte : il trouvait que les gens étaient encore trop libres ; qu’il n’étaient pas assez sous sa poigne ; qu’ils s’occupaient encore trop de leurs propres affaires ; que leur propre commune les regardait moins que lui, et qu’il devait leur nommer, non seulement un surveillant, mais un maire chargé de tout faire chez eux à leur place, de recevoir ses ordres et de forcer les citoyens à les remplir. On continuait de nommer des conseillers municipaux, mais quand le conseil municipal ne s’accordait pas avec le maire, représentant du premier consul, le conseil municipal était dissous et le maire avait raison quand même.

C’est ce que la nouvelle organisation appelait « l’administration proprement dite. » Au-dessus du maire était le sous-préfet, au chef-lieu d’arrondissement, car l’organisation territoriale créait trois cent quatre-vingt-dix-huit arrondissements, au-dessus des six à sept mille cantons de la république ; et au-dessus du sous-préfet était le préfet, au chef-lieu du département, tous chargés de procurer l’exécution de ce que voulait le premier consul, d’être les premiers consuls de la commune, de l’arrondissement et du département : de nommer à toutes les fonctions, qui bon leur semblait, et de plier quiconque résisterait.

Quand un citoyen avait à se plaindre du dernier de leurs agents, il ne pouvait pas lui demander réparation en justice (article 75 de la constitution de l’an VIII) et devait s’adresser d’abord au conseil d’État, pour en obtenir l’autorisation ; et comme le premier consul nommait aussi les préfets, les sous-préfets et les maires, lesquels nommaient, eux, leurs agents de police, leurs gardes champêtres, etc., le conseil d’État, nommé par le premier consul, ne donnait jamais ou presque jamais l’autorisation de les poursuivre ; de sorte qu’il fallait rester chez soi, ne pas bouger, et, quand on sortait, tirer le chapeau jusqu’au dernier mouchard, dans la crainte perpétuelle de recevoir des soufflets, et d’aller en prison si l’on avait le malheur d’y répondre, sans aucun espoir d’obtenir réparation.

Tout le reste de cette organisation, que des écrivains célèbrent comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain, était dans le même genre. Tout revenait au premier consul ; il avait la gloire et la responsabilité de tout, et sa responsabilité devait se réclamer au conseil d’État, dont chaque membre était nommé par lui et révocable à volonté.

La nation n’existait plus donc que pour fournir des soldats et de l’argent à Bonaparte. Jamais aucun peuple n’était tombé plus bas.