Chacun doit comprendre qu’avec l’économie, le bon sens et le bon ordre que Marguerite avait établis dans notre commerce, tout allait bien ; je ne vais donc pas vous raconter semaine par semaine les bénéfices que nous faisions, les articles que nous vendions, et tous les autres détails de l’existence. Quand on reste chez soi ; quand on ne va pas au cabaret dépenser ce qu’on gagne ; quand on se plaît avec sa femme et qu’on surveille ses affaires, alors tous les jours se ressemblent, ils sont tous heureux, surtout pendant la jeunesse.
Malgré cela nous traversions une bien vilaine année ; je me souviens que jamais on ne vit de plus grande confusion dans le pays, de plus grande inquiétude et de plus profonde misère qu’après la mort de Robespierre. Les journaux étant pleins de fêtes, de danses, de nouvelles modes, de réjouissances ; on ne parlait que de la Cabarrus, de la veuve Beauharnais et de cinq ou six autres femmes en train de festoyer et de ressusciter, comme on disait, les mœurs élégantes d’autrefois. Pendant ce temps le peuple, par l’accaparement des grains, l’abolition du maximum, la chute des assignats, la prospérité des filous, la rentrée des girondins, des fédéralistes et des émigrés ; par la condamnation des patriotes, rendus responsables de l’exécution des ordres du Comité de salut public ; par l’envahissement des capucins, des moines, qui réclamaient leurs chapelles, et des curés qui redemandaient leurs églises ; la fermeture de tous les clubs, après celui des Jacobins de Paris, enfin par le triomphe de la mauvaise race, – qui se remettait à crier, à clabauder, à menacer, – et mille autres choses pareilles, le peuple était si misérable, que les gens mouraient de faim comme des animaux. Et là-dessus l’hiver arriva ! Moi je n’ai jamais pu comprendre comment cette famine d’hiver fut si grande, car en traversant la France, dix mois avant, j’avais vu que tout se présentait bien ; les récoltes, les moissons de toute sorte n’avaient pas manqué ; peut-être les avait-on mangées à mesure, comme il arrive lorsqu’on a longtemps souffert et qu’on ne peut plus attendre, c’est possible ! D’autres disent que le bouleversement des lois et l’abolition du maximum en furent principalement cause ; que c’était arrangé d’avance entre les royalistes et les thermidoriens, pour soulever le peuple contre la république et le forcer à redemander des rois, des princes, des ducs, qui font la pluie et le beau temps, avec le secours des évêques et la grâce de Dieu, comme chacun sait.
Tout ce que je peux dire, c’est que les thermidoriens, en rappelant les girondins, sur la proposition de Sieyès, en s’associant avec les royalistes, en menant la vie avec des femmes et s’en glorifiant eux-mêmes dans leurs gazettes, avaient fini par vous décourager et que, dans ce temps de terrible misère, on apprit qu’une partie du peuple de Paris demandait à la Convention de rétablir des rois, déclarant qu’il se repentait d’avoir soutenu la révolution. Voilà comment par la ruse, la débauche, l’invention des modes honteuses et d’autres ordures que les imbéciles imitent, les filous arrivent toujours à faire passer leurs vices pour des vertus, à décourager les honnêtes gens, et finalement à remettre la main dans le sac de la nation, ce qu’ils désirent le plus, car alors ils sont au pinacle et payent leurs débauches avec notre argent.
Des quantités de gueux firent leur fortune en 94 ; ils achetaient des assignats de vingt francs pour dix sous, et payaient avec cela les biens nationaux, et leurs anciennes dettes, reçues en beaux deniers comptants. Tout était perdu si l’armée avait suivi ces exemples abominables ; mais c’est alors qu’on reconnut dans l’armée les vertus républicaines. Les thermidoriens et leurs amis s’étaient dépêchés de remplacer les montagnards au Comité de salut public ; mais un Carnot, un Prieur, de la Côte-d’Or, un Robert Lindet, – des travailleurs terribles, capables d’organiser, de nourrir et de diriger des armées ; des patriotes qui ne pensent qu’à leur devoir jour et nuit, – ne sont pas faciles à remplacer par des braillards et des intrigants ; il avait bien fallu les laisser en place encore quelque temps, et ceux-là nos armées les connaissaient, elles pensaient comme eux.
Alors, pendant qu’à l’intérieur, sous la direction des Tallien, des Fréron, des Barras, tout s’en allait en pourriture, que les muscadins avaient la permission d’assassiner les patriotes avec leurs cannes plombées ; qu’ils donnaient des bals à la victime ; qu’ils faisaient des saluts à la victime ; qu’ils s’habillaient à la justice, à l’humanité, en se livrant aux plus sales débauches, nos armées républicaines continuaient à remporter de grandes victoires.
Dans cet hiver épouvantable de 1794 à 1795, l’armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan, et celle du Nord sous la conduite de Pichegru, rejetaient les Allemands et les Anglais hors de chez nous ; elles envahissaient la Hollande et se rendaient maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, depuis Bâle en Suisse jusqu’à la mer. C’est une des plus magnifiques campagnes de la république ; il gelait à pierres fendre ; nos hussards, au galop sur la glace, s’emparèrent même de la flotte ennemie, chose qu’on n’avait jamais vue et qu’on ne reverra sans doute jamais.
Combien de fois, les mardis et vendredis, jours de marché, quand la foule des pauvres gens remplissait notre petite boutique, ouverte sur la place des Halles, demandant du sel, du tabac, et que le vent chassait la neige jusque derrière nos comptoirs, que la glace montait par-dessus les marches au niveau du plancher, combien de fois je me suis dit, en regardant cette grande rue blanche en face, et les arbres secoués sur les remparts :
« Il ne fait pas chaud !… Non !… Mais c’est égal, nos braves camarades, pieds nus et les jambes entourées de paille, sur les grands chemins, ne doivent pas être à leur aise autant que nous ! »
Tout en servant, en répondant aux uns et aux autres, ces idées me travaillaient ; je me rappelais Mayence, Le Mans, Savenay ; ce n’était pourtant rien auprès de cet hiver de 94, où le vin et même l’eau-de-vie gelaient dans les caves.
Et, le soir, les volets fermés, quand le feu bourdonnait dans notre petit poêle, que Marguerite comptait les gros sous, que je les mettais en rouleaux, et que mon frère Étienne lisait notre entrée à Utrecht, à Arnheim, Amersdorf, Amsterdam, le passage des digues et des canaux, la sommation des hussards à la flotte du Texel, ou d’autres choses aussi merveilleuses, combien de fois mes yeux sont-ils devenus troubles ! et Marguerite, s’arrêtant tout à coup, combien de fois s’est-elle écriée :
– Ah ! les royalistes à Paris ont beau demander l’abolition des droits de l’homme et du citoyen, la république remporte des victoires, les despotes se sauvent.
Et tous ensemble nous criions :
– Vive la république une et indivisible !
Tous les principaux jacobins de la ville, même Élof Collin, qui s’était remis avec moi, sachant que j’avais parlé selon mon cœur, tous prirent alors l’habitude de venir causer derrière notre petit poêle, après souper. Notre bibliothèque devint la réunion des patriotes ; c’est chez nous qu’on apprenait d’abord les grandes nouvelles, qu’on s’indignait contre les tyrans, et qu’on célébrait les victoires de la nation en chantant la Marseillaise. Que voulez-vous ? c’était dans le sang de la famille ; même vingt-cinq ans après, on ne connaissait que cette musique chez Bastien-Chauvel, et quand on ne chantait plus à la maison, toute la ville savait que les royalistes avaient le dessus.
À la fin de ce rude hiver, nous tenions déjà tous les articles d’épicerie, et l’on nous devait à Phalsbourg et dans les environs plus de neuf cents livres ; lorsque les gens sont si malheureux, et qu’on les sait honnêtes, laborieux, économes, il n’est pas possible de leur refuser à crédit les premières nécessités de la vie ; non, ce n’est pas possible. Nous devions à Simonis au moins autant qu’on nous devait ; mais il nous écrivit lui-même de ne pas nous gêner pour le payer, qu’il attendrait trois mois de plus s’il le fallait ; que c’était une année difficile pour tout le monde ; en même temps il nous engageait à prendre de nouvelles marchandises.
Le 1er mars 1795, nous fîmes notre premier inventaire, chose indispensable pour tout commerçant qui veut connaître l’état de ses affaires, savoir ce qu’il a vendu, ce qui lui reste, s’il a perdu, s’il a gagné ; s’il peut s’étendre ou s’il doit s’arrêter ; les gueux seuls aiment à vivre dans le désordre, jusqu’à ce que l’huissier vienne faire leur inventaire pour eux.
Nous reconnûmes avec joie que, Simonis et nos libraires payés, il nous resterait encore quinze cents livres de bénéfice net ; après une si rude campagne, c’était magnifique.
Il va sans dire que mon père et maître Jean venaient nous voir au moins une fois par semaine, et que mon père dînait avec nous tous les dimanches. Marguerite n’oubliait jamais, pendant la grande disette, de lui glisser un bon morceau de pain et de viande dans la poche, au moment du départ ; elle nous aurait plutôt fait jeûner le soir que d’y manquer ; je l’en aimais d’autant plus. Nous savions l’heure où cet excellent père arrivait, c’était toujours le matin ; de notre porte nous le voyions déjà sourire au bout de la rue ; il se redressait joyeusement et saluait tous les passants, même les enfants, qui lui criaient :
– Bonjour, père Bastien.
Il riait et puis ouvrait la porte en demandant :
– Eh bien, Michel, eh bien, mes enfants, ça va… ça va bien, n’est-ce pas ?
– Oui, mon père.
Nous nous embrassions. Alors, sur le seuil, après avoir secoué la neige de ses pieds, il disait :
– Entrons !… entrons !…
Et nous entrions dans la bibliothèque ; il se chauffait les mains au poêle en regardant Marguerite d’un air attendri. C’est que nous espérions quelque chose, la plus grande joie qu’un homme puisse avoir sur la terre ; le bon père le savait. Je ne crois pas que jamais un être ait été plus heureux que lui dans ce temps ; il aurait voulu chanter, mais sa joie tournait en attendrissement ; il finissait toujours par s’essuyer les yeux et s’écrier :
– Mon Dieu ! quelle chance j’ai toujours eue dans ma vie ! Je suis un homme plein de chance !…
Et l’usurier, les corvées, la misère de cinquante ans, Nicolas, la mère, mon départ en 92, tout était oublié ; il ne voyait plus que nous : Étienne, déjà presque un homme, moi de retour, Marguerite devenue ma femme ; le reste, il n’y pensait plus.
Nous recevions aussi de temps en temps des lettres du père Chauvel, et c’étaient les beaux jours de Marguerite ; mais ces lettres étaient courtes ; il ne parlait plus comme autrefois avec abondance ; quatre mots : « Mes enfants, je vous embrasse. Les nouvelles que vous me donnez m’ont fait plaisir. J’espère que nous serons encore ensemble. Le temps presse, les circonstances sont graves. Mes amitiés à maître Jean, à Collin, etc. » On voyait qu’il avait de la méfiance, qu’il n’osait pas tout écrire. Enfin nous savions qu’il se portait bien, c’était déjà quelque chose ; et comme, après sa mission à l’armée des Alpes, Chauvel devait retourner à Paris, nous espérions aussi le voir en passant.
C’est le dernier jour de mars 1795 que notre premier enfant vint au monde, un gros garçon joufflu, les bras, les cuisses et le corps tout ronds, un solide gaillard. Après la grande inquiétude et la grande souffrance, en le voyant dans les bras de sa mère, sous la couverture blanche et les rideaux, je sentis quelque chose de fort et presque de terrible m’élever le cœur ; il me semblait que l’Être suprême était autour de nous et qu’il me disait :
« Je te donne cet enfant pour en faire un citoyen, un défenseur de la justice et de la liberté. »
L’attendrissement m’étouffait, je jurais en moi-même d’en faire un homme, selon mes forces et mes moyens. Marguerite le regardait en souriant, elle ne disait rien ; la vieille Horson et d’autres bonnes femmes riaient et criaient :
– Quel bel enfant, il est énorme !
Et déjà deux citoyens dans la boutique, ayant appris la nouvelle, demandaient si l’on pouvait entrer, lorsque le vieux père et maître Jean arrivèrent.
– À la bonne heure, Michel, à la bonne heure ! s’écriait maître Jean.
Mon père ayant vu le petit, gras et rose, sanglotait tout bas, et puis il se mit à rire et me serra dans ses bras longtemps. Il embrassa Marguerite en lui disant :
– Nous allons être tout à fait heureux, maintenant ; et, quand il sera grand, je le mènerai promener au bois.
Enfin chacun se représente cela !
Le premier enfant qu’on a vous embellit tout. Marguerite ne pouvait pas me parler à force de bonheur ; elle me regardait, et nous souriions ensemble ; le premier mot qu’elle me dit, ce fut :
– Il te ressemble, Michel ! Ah ! que mon père sera content !
J’aurais encore bien des choses à raconter sur ce jour, mais comment les faire comprendre à ceux qui n’ont pas eu d’enfants d’une brave femme ? et ceux qui en ont eus, qu’est-ce que je leur apprendrais de nouveau ?