Chapitre 17

 

Après avoir établi cette magnifique organisation, balayé quelques poignées de Bretons révoltés et fusillé leurs chefs, Bonaparte, tranquille sur ses derrières, donna le commandement des armées du Danube et du Rhin à Moreau.

Il rassemblait en même temps près de Dijon une armée dans le plus grand secret. Les Autrichiens, alors maîtres de l’Italie, assiégeaient Gênes, près de nos frontières ; et tout à coup le premier consul, ayant assez réuni de troupes, courut se mettre à leur tête et passa les Alpes, comme Souvaroff l’année d’avant, mais avec beaucoup moins de peine, parce que le Saint-Gothard était défendu, qu’il avait fallu l’enlever de force, et que le passage du Saint-Bernard était libre ; il coupa la retraite des Autrichiens et perdit contre Mélas la bataille de Marengo, qui fut regagnée aussitôt par Desaix et Kellermann.

Pendant ce temps Moreau battait l’ennemi, les 5, 6, 7 et 8 mai à Engen, à Stokach, à Mœskirsch, et lui faisait dix mille prisonniers ; il s’emparait de Memmingen, culbutait les Autrichiens à Biberach le 9, et passait le Danube seulement le 22 juin, parce qu’il avait ordre du premier consul de ne pas s’avancer trop vite, pour lui laisser le temps de descendre en Italie et de tomber sur les derrières des Autrichiens. Moreau suivit son ordre. Ensuite il battit Kray à Hochstaedt, Neresheim et Nordlingen, tandis que Lecourbe commandant son aile droite, envahissait le Vorarlberg, et se rendait maître de Feldkirch et de toute la haute montagne jusqu’en Valteline ; mais toutes ces victoires furent encore arrêtées par la nouvelle des préliminaires d’Alexandrie, comme les succès de Hoche en 97, par la nouvelle des préliminaires de Léoben. Bonaparte, le seul grand homme de France, le seul général hors ligne, revint en triomphe. Tout ce qu’on avait vu jusqu’alors d’adoration, de ravissement et d’enthousiasme, de platitude, soit en actions, soit en paroles, pour flagorner un homme et pour exalter son orgueil, n’était pas même comparable à ce que l’on fit, à ce que l’on vit, à ce qu’on lut dans les gazettes.

Eh bien, tout cela ne suffisait plus au premier consul. En voyant les hommes se courber à ses pieds et chercher tous les moyens de se rendre méprisables, l’idée des anciens chambellans, des anciens maîtres de cérémonies, des dames d’honneur pour son épouse, des costumes brodés d’or, des valets en rouge, en bleu, en vert, avec des galons, toute cette mascarade lui parut convenable ; d’ailleurs il avait les émigrés sous la main, – le peuple qui travaille et sue ne sent pas toujours bon ; – mais ces émigrés, pressés dans les corridors et les antichambres, sentaient bon ; ils avaient rapporté de leurs voyages l’eau de Cologne de Jean-Joseph Farina tout exprès. Il fit rayer de la liste par milliers ces gens qui n’avaient pas cessé de combattre la patrie ; il fit aussi rayer les prêtres réfractaires, et ne se gêna plus de dire, même en plein conseil d’État :

– Avec mes préfets, mes gendarmes et mes prêtres, je ferai tout ce que je voudrai.

C’était juste, il pouvait tout faire !

Mais ces choses ne me regardent plus ; l’égoïsme d’un homme qui tue toutes les grandes idées de liberté, d’égalité, d’humanité ; qui pompe le sang de ma patrie, pour se grandir lui et sa famille sur les ossements de deux millions cinq cent mille Français ; qui veut faire rétablir chez nous les coutumes et les distinctions barbares d’il y a mille ans ; qui veut faire reculer le progrès et qui finit par nous attirer deux fois l’invasion des Cosaques, des Anglais et des Allemands, la vie et la gloire de cet homme n’est pas un sujet qui me plaise ; j’en détourne les yeux avec tristesse, et s’il m’arrive d’en parler encore par la suite, ce sera malgré moi.

Chauvel avait vu ces choses froidement ; il se penchait, ses lèvres se tiraient ; il regardait presque toujours à terre, comme dans un mauvais rêve. Quelquefois il criait :

– Ah ! quel malheur de vivre trop longtemps !… Si j’avais pu mourir à Landau, quand le canon tonnait et que l’on chantait : « Allons, enfants de la patrie ! »

Il se plaisait aussi dans ces derniers temps à porter les enfants ; nous en avions alors trois, Jean-Pierre, Annette et Michel. C’était sa joie d’interroger Jean-Pierre sur les droits de l’homme.

– Qu’est-ce que l’homme, Jean-Pierre ?

– Un être libre et raisonnable fait pour la vertu.

– C’est cela ; viens que je t’embrasse.

Il se penchait et puis reprenait sa marche rêveuse.

Ma femme souffrait de voir son père malade. La plus grande souffrance humaine c’est de se demander :

« Est-ce que Dieu existe ? »

Eh bien, nous pensions à cela. Pendant quinze ans tous les honnêtes gens ont pu se demander : « Est-ce que Dieu existe ? » d’autant plus que le clergé, le pape, tous ceux qu’on disait établis depuis le Christ, pour garder et défendre la justice contre la barbarie, venaient s’agenouiller devant Bonaparte. Il avait rétabli leur culte : ils se prosternaient devant César !

Ainsi les peuples ont vu de mon temps ce que c’était qu’un César, et ce que c’était qu’une religion représentée par des prêtres qui ne songent qu’aux biens de la terre, et leur sacrifient sans pudeur jusqu’aux apparences de la foi.

Mais l’Être suprême est toujours là. Comme le soleil nous éclaire toujours, l’Être suprême regarde toujours ses enfants ; il leur sourit en disant :

« N’ayez pas peur… Que ces choses ne vous effrayent pas… Je suis l’Éternel ; la liberté, l’égalité, la fraternité sont ma loi, et même quand vos os seront tombés en poussière, mon souffle vous rendra la vie. Ne craignez donc rien, ceux qui vous font peur expieront bientôt leurs crimes ; je les vois, je les juge, et c’est fini de leur toute-puissance. »

Tout le monde désirait la paix, les Autrichiens peut-être encore plus que nous, car nos avant-postes s’étendaient jusqu’à Lintz, et rien ne pouvait plus empêcher Moreau de marcher sur Vienne, c’est là qu’il aurait dicté la paix aux ennemis, mais l’entrée de Moreau à Vienne, aurait effacé la gloire de Marengo : le premier consul signa les préliminaires le 28 juillet. Il s’était trop dépêché ; l’empereur François II avait un traité secret de subsides avec l’Angleterre, et, malgré le danger de sa position, il ne voulut pas ratifier les préliminaires et désavoua même son agent à Paris, comme ayant dépassé ses pouvoirs.

Nos généraux reçurent aussitôt l’ordre de dénoncer l’armistice et la guerre allait recommencer, quand les Autrichiens demandèrent une prolongation de quarante-cinq jours, ce qui leur fut accordé, moyennant la cession d’Ingolstadt, d’Ulm et de Philipsbourg. En même temps la France et l’Autriche envoyèrent à Lunéville leurs plénipotentiaires, Cobentzel et Joseph Bonaparte, pour tâcher de s’entendre et d’arrêter le traité définitif. Quelques Anglais s’y trouvaient aussi, mais seulement pour écouter.

Cela fit rouler le commerce dans nos environs, car cette espèce de gens vivent bien ; ils ont bonne table, chevaux, valets, et ne se refusent rien dans aucun genre de contentement et de satisfaction.

Ce congrès traîna pendant tout le mois de septembre, celui d’octobre et la meilleure partie de novembre. On ne savait ce qui s’y passait. C’est là qu’on envoyait les plus belles truites de nos rivières, le gibier, le meilleur vin d’Alsace, jusqu’au moment où les Autrichiens eurent refait leurs armées. Alors les Anglais s’en allèrent ; Cobentzel, Joseph Bonaparte et leurs gens restèrent seuls, et l’on apprit que nous étions encore une fois en campagne : Macdonald dans les Grisons, Brune en Italie, Augereau sur le Mein, Moreau en Bavière.

Il faisait un froid extraordinaire, un temps de neige qui me rappelait la Vendée et notre marche de Savenay en 93. C’était en novembre ; quinze jours après, l’archiduc Jean et Moreau se rencontraient à Hohenlinden, aux sources de l’Isaar, dans les Alpes tyroliennes, au milieu des tourbillons de neige chassés par le vent. Sôme s’y trouvait ; il m’écrivit quelques jours après une lettre que j’ai perdue, mais qui nous représenta ce pays et cette bataille comme si nous les avions eus sous les yeux.

Moreau tourna l’ennemi dans une immense forêt de hêtres et de sapins ; il le prit en tête et en queue, et l’anéantit. C’est la dernière grande victoire de la république gagnée par des républicains, et celle peut-être où le génie de la guerre se montra le mieux dans son horrible grandeur. Bonaparte en était tellement jaloux, qu’il a toujours dit que Moreau ne savait pas ce qu’il faisait ; qu’il n’avait pas donné l’ordre à Richepanse de tourner l’ennemi et que tout était arrivé par hasard. Si le hasard gagne les batailles, son génie à lui était bien peu de chose, car il n’a jamais montré que celui-là. Ses découvertes ne l’ont pas fait nommer à l’Institut, je pense ; son idée de nous ramener au temps de Charlemagne et à la monarchie universelle n’avait pas le sens commun, ni ses inventions de comtes, de ducs, de barons, de chambellans, de majorats : toutes ces vieilleries, contraires à l’égalité, – qu’il voulait donner pour du neuf, et que les flagorneurs nous représentent comme des inventions sublimes, – sont tombés à plat aussitôt que ses sabres et ses baïonnettes n’étaient plus là pour les soutenir.

Enfin tout cela ne l’empêcha pas de s’attirer le bénéfice de la victoire, comme à l’ordinaire.

Après ce coup terrible, Moreau passa l’Inn, la Salza, l’Ens, ramassant les canons, les caissons, les drapeaux et les traînards par milliers ; il fit quatre-vingts lieues en douze jours, et se trouvait aux portes de Vienne, lorsque l’archiduc Charles, qui remplaçait au commandement son pauvre frère Jean, demanda un armistice. Moreau ne parlait pas sans cesse des malheurs du genre humain, mais il avait des entrailles pour ses soldats ; il ne mettait pas son orgueil, – que les imbéciles appellent la gloire, – avant tout ; il ne pensait pas à poser le pied sur la gorge d’un prince ou d’un empereur, pour lui faire crier grâce. Sa campagne était complète ; elle dégageait tout le monde, en Italie, dans les Alpes, en Allemagne. Au lieu d’entrer à Vienne, il accorda l’armistice, qui fut signé le 25 décembre à Steyer, à condition que l’Autriche traiterait séparément de l’Angleterre, que les places du Tyrol et de la Bavière seraient livrées aux Français ; et c’est de Moreau que nous eûmes la paix, cette paix tant promise !… que ni les ronflantes batailles d’Italie, ni le passage du Saint-Bernard, ni la victoire de Marengo, racontée de vingt manières différentes par Bonaparte, n’avaient pu nous assurer. Moreau montra que les batailles décisives frappent l’ennemi sur son propre terrain, comme un coup de tonnerre dans sa maison, et non pas au loin, derrière des fleuves et des lignes de montagnes qui lui permettent de se remettre, de se réunir et de recevoir des secours.

Hohenlinden est le modèle de toutes les grandes batailles qu’on a vues depuis ; je ne dis pas dans les détails mais dans le plan général, dans l’ensemble, dans la première idée, et c’est le principal. Moreau faisait la grande guerre, que d’autres ont voulu pousser jusqu’à Moscou ; mais dans les meilleures choses il faut toujours conserver une certaine mesure ; la vraie règle du génie, sa limite, c’est le bon sens ; quand on la dépasse, il ne peut arriver que des malheurs.

Après Hohenlinden, Cobentzel et Joseph Bonaparte, restés à Lunéville, n’avaient plus grand-chose à se dire ; le premier consul leur signifia que la France garderait la rive gauche du Rhin ; que l’Autriche conserverait l’Adige ; qu’elle renoncerait pour toujours à la Toscane, et qu’elle indemniserait les princes dépossédés sur la rive gauche, aux dépens des princes ecclésiastiques d’Allemagne.

Quand on est le plus faible, on plie les épaules, c’est ce que fit Cobentzel ; d’autant plus que l’empereur Paul Ier venait de se déclarer pour Bonaparte, qui lui rendait son île de Malte, et que ce dangereux maniaque pouvait tomber sur l’Autriche d’un moment à l’autre.

Mais il faut que je vous raconte maintenant une chose épouvantable, qui me touche, moi, ma famille et mes amis, plus que toutes ces vieilles histoires de guerres et de traités, dont il ne reste plus même l’ombre en ce monde ; une chose dont on trouve à peine quelques exemples chez les peuples des temps barbares où le droit, la justice, les tribunaux, les juges, n’existaient pas même encore en rêve.

Depuis le 18 brumaire et la proclamation de la constitution de l’an VIII, qui donnait au premier consul toutes les forces et tous les droits de la nation, Chauvel, voyant la république perdue, restait tranquille. Nous vivions entre nous sans parler de politique ; notre petit commerce allait très bien et nous occupait tous, en nous détournant des tristes pensées. Maître Jean s’était déclaré pour la nouvelle constitution ; il disait que du moment qu’on garantissait au peuple les biens nationaux, nous n’avions plus rien à réclamer ; qu’il fallait d’abord rétablir l’ordre après cette terrible révolution ; que les Droits de l’homme viendraient ensuite. Il se faisait vieux ! Et comme Chauvel s’était permis un soir dans notre bibliothèque de lui lancer quelques traits mordants sur les satisfaits, il ne venait plus nous voir.

– Je n’en veux pas à ton beau-père, me disait-il quelquefois, en me rencontrant dehors, sur le chemin des Baraques ou dans les champs, mais c’est un homme avec lequel on ne peut plus causer ; il devient aigre et ne se gêne pas pour vous faire de la peine.

Je pensais :

– Non ; il vous a dit vos vérités, cela ne plaît pas aux gens qui n’ont rien à lui répondre.

Mon père venait toujours les dimanches dîner avec nous ; mais le pauvre nomme, lui, trouvait tout bien du moment que ses enfants étaient heureux. Chauvel l’aimait et l’estimait beaucoup, sans lui parler jamais de politique. Étienne était employé depuis quelques mois dans la maison de Simonis, à Strasbourg. Nous vivions donc seuls, occupés de notre commerce ; nos anciens amis du club de l’Égalité ne venaient même plus causer à la nuit derrière notre petit poêle ; chacun se tenait dans son coin ; les plus hardis, comme Élof Collin, se montraient encore plus prudents que les autres.

Et, dans le temps même où nous recevions la lettre de Sôme, était arrivée la nouvelle de cette fameuse machine infernale, qui manqua de faire sauter Bonaparte le 24 décembre 1800, à huit heures du soir, dans la rue Saint-Nicaise. Le premier consul allait des Tuileries à l’Opéra ; une charrette chargée d’un tonneau s’était rencontrée sur son passage, et le cocher venait à peine de l’éviter au tournant de la rue, que le tonneau, plein de poudre, éclatait, tuant et blessant cinquante-deux personnes.

Tous les treize journaux criaient ensemble que les jacobins avaient fait le coup, et l’on pense bien que c’était une raison de plus pour se tenir tranquille.

Un soir, le 17 janvier, oui, c’est bien ce jour-là… comme tout vous revient quand on a souffert : ces choses se sont passées depuis soixante-huit ans et je les ai encore sous les yeux !… C’était au temps des grandes neiges. Après le travail de la journée, nous étions occupés de nos petits ouvrages dans la bibliothèque. Marguerite avait porté les deux enfants Annette et Michel dans leur lit, et le petit Jean-Pierre dormait sur sa chaise, car il voulait entendre causer et finissait toujours par dormir, sa grosse joue rouge sur la table. Il faisait grand vent dehors ; c’est à peine si de temps en temps le bruit de la sonnette nous éveillait de nos rêveries, en forçant l’un ou l’autre d’aller servir deux sous d’huile, une chopine d’eau-de-vie, une chandelle de six liards. Le père Chauvel collait le papier, Marguerite et moi nous faisions les cornets, et les minutes se suivaient lentement. Sur le coup de dix heures, Marguerite, craignant de voir l’enfant tomber de sa chaise, le prit et l’emporta, la tête sur son épaule ; il dormait comme un bienheureux.

À peine était-elle montée, que la porte de la boutique s’ouvrit au large, et que plusieurs individus se précipitèrent de notre côté. Nous les voyions par les petites vitres, c’étaient des étrangers, de grands gaillards en demi-manteau et chapeau à cornes, selon le temps : de mauvaises figures. Nous étions tout saisis, l’un d’entre eux, le chef (il avait des moustaches et portait l’épée) entra, et, montrant Chauvel, il dit aux autres :

– Voilà notre homme… je le reconnais… Qu’on l’arrête !

Chauvel, tout pâle, mais ferme, lui dit :

– Qu’on m’arrête ! Pourquoi ? Vous avez votre mandat d’amener ? Vous connaissez l’article 76 de la constitution, l’article 81…

– Hé ! cria l’autre en levant les épaules, assez d’avocasseries, le temps des avocasseries est passé ! Qu’on l’empoigne et en route !

Et comme je me réveillais de ma surprise, comme j’allais sauter sur mon sabre, pendu au mur, il le vit et me dit :

– Toi, mon garçon, tâche de rester tranquille, ou bien il t’arrivera malheur. Canez, enlevez ce sabre ! Les clefs, voyons les clefs ! procédons vivement !

Deux de ces brigands m’empoignèrent ; pendant que je les soulevais, un troisième me prit par derrière à la gorge, et j’entendis dehors Chauvel, qu’on entraînait, me crier :

– Michel, ne te défends pas, ils te tueraient !

Ce sont les dernières paroles de ce brave homme que j’ai entendues. On me tordait les bras, on me donnait des coups de genoux dans les reins, on me fouillait, et l’on finit par m’écraser dans le vieux fauteuil.

– C’est bien, je tiens les clefs, dit l’officier de police, qu’on le laisse. – Mais, si tu bouges, gare !…

Alors j’étais comme brisé, je n’entendais plus rien ; je voyais qu’ils ouvraient les tiroirs du bureau, de l’armoire ; qu’ils répandaient les papiers, qu’ils les choisissaient. Le chef, sur notre propre table, écrivait ; deux autres ouvraient les lettres, les lisaient et les lui passaient. Les portes de la bibliothèque et de la boutique étaient restées ouvertes, la chaleur s’en allait, il faisait froid. Ces gens travaillaient toujours. Dehors, dans la boutique, on allait, on venait, on bouleversait tout. Je vomissais le sang, mes crachements m’avaient repris : la rage, la douleur, le chagrin, le désespoir m’étouffaient. Je ne pensais à rien, j’étais abruti. L’officier parlait et donnait ses ordres comme chez lui :

– Voyez cette caisse… Ouvrez ce tiroir… Fermez cette porte… Il ne reste plus de feu au poêle… Non… Tant pis !… Allons, continuons… Oui, je crois que c’est tout.

Les misérables avaient pris une bouteille d’eau-de-vie et des verres dans l’armoire ; ils buvaient en travaillant ; ils prenaient du tabac dans la tabatière de Chauvel, restée sur la table… Que voulez-vous ? Schinderhannnes ! la bande de Schinderhannnes, sans foi ni loi, sans cœur ni honneur.

Tout à coup ils partirent, me laissant là. Il pouvait être une heure du matin. J’essayai de me lever, mes genoux tremblaient ; je me levai pourtant, et, comme j’arrivais à la porte de la bibliothèque, je vis le plancher de la boutique tout blanc de neige, l’autre porte ouverte sur la rue. En trébuchant, je sentis quelque chose contre mes pieds ; je me baissai… C’était Marguerite ! Je la crus morte, et toutes mes forces me revinrent.

Je la levai en poussant un gémissement terrible, et je la portai dans notre lit. Elle avait entendu le cri de son père. Elle m’a toujours dit depuis :

– Je l’ai entendu crier : « Adieu !… adieu, mes enfants ! » et puis la voiture rouler ; alors je suis tombée.

Voilà ce qu’elle m’a dit plus tard, car longtemps ma femme est restée comme folle, entre la vie et la mort. Le docteur, que je courus chercher la même nuit, en la voyant hochait la tête et disait :

– Ah ! quel malheur, mon pauvre Bastien, quel malheur ! Ce sont des scélérats !

Il était pourtant maire de la ville, mais la force de la conscience l’emportait ! Oui, c’étaient de vrais scélérats !

Enfin c’est tout ce que j’avais à vous dire ; depuis, je n’ai jamais entendu parler de Chauvel : c’était fini pour toujours.

Les enfants criaient et pleuraient cette nuit-là ; et les gens, le matin, les bonnes femmes venaient nous voir comme on va dans une maison mortuaire, consoler les survivants ; mais personne n’osait parler du sort de Chauvel, tout le monde frémissait. On avait raison, car Bonaparte avait dit en son conseil d’État, où l’on parlait de tribunal et de justice, et même de tribunal spécial, il avait dit :

« L’action du tribunal serait trop lente, trop circonscrite. Il faut une vengeance plus éclatante pour un crime aussi atroce ; il faut qu’elle soit rapide comme la foudre ! il faut du sang ; il faut fusiller autant de coupables qu’il y a eu de victimes, quinze ou vingt, en déporter deux cents, et profiter de cette circonstance pour purger la république.

» Cet attentat est l’œuvre d’une bande de scélérats, de septembriseurs, qu’on retrouve dans tous les crimes de la révolution. Lorsque le parti verra son quartier général frappé et que la fortune abandonne ses chefs, tout rentrera dans l’ordre, les ouvriers reprendront leurs travaux, et dix mille hommes qui dans la France tiennent à ce parti et sont susceptibles de repentir, l’abandonneront entièrement. Je serais indigne de la grande tâche que j’ai entreprise et de ma mission, si je ne me montrais pas sévère dans une telle occurrence. La France et l’Europe se moqueraient d’un gouvernement qui laisserait impunément miner un quartier de Paris, ou qui ne ferait de ce crime qu’un procès ordinaire. Il faut conduire cette affaire en hommes d’État ; je suis tellement convaincu de la nécessité d’un grand exemple, que je suis prêt à faire comparaître devant moi les scélérats, à les juger, et à signer leur condamnation. »

Ainsi Bonaparte nous traitait de scélérats, de brigands, nous qu’il savait innocents de la machine infernale, puisqu’il fit bientôt après condamner les vrais coupables, qui étaient tous des royalistes à la solde de l’Angleterre. Chauvel était le scélérat et Bonaparte l’honnête homme ! Il l’avait dit aussi des Cinq-Cents, du Directoire et de tous ceux dont il voulait se débarrasser : c’étaient tous des scélérats qui conspiraient contre la république ; lui seul voulait la sauver. Il le dit aussi plus tard du duc d’Enghien : le duc d’Enghien, en Allemagne, voulait l’assassiner !

Cent trente-trois patriotes disparurent en vertu du sénatus-consulte de l’an IX, le premier du consulat ! Bonaparte disait plus tard, en riant que ce sénatus-consulte avait sauvé la république, que personne depuis n’avait plus bougé ! Non, personne n’a plus bougé, même quand les Russes, les Allemands, les Anglais marchaient sur Paris. – Tout ce qui fait une nation, l’amour de la justice, de la liberté, de la patrie, était mort.

Mais il est temps que je finisse cette longue histoire.

Je passe sur la paix d’Amiens, qui ne fut qu’une suspension d’armes, comme toutes les paix de Bonaparte ; sur le concordat, où le premier consul rétablit chez nous les évêques, les ordres religieux, les impôts pour l’Église, tout ce que la révolution avait aboli, ce qui lui valut le bonheur d’être couronné par Pie VII, à Paris. Alors il se crut Charlemagne ! Je ne vous parlerai pas non plus de cette lutte terrible de la France contre l’Angleterre, où Bonaparte, voulant ruiner les Anglais, nous réduisit tous, nous et nos alliés, à la plus grande misère ; ni des batailles qui se suivaient de semaine en semaine, de mois en mois, sans jamais rien finir ; ni des Te Deum pour Austerlitz, Iéna, Wagram, la Moskowa, etc. Napoléon Bonaparte était le maître, il prenait des deux, des trois cent mille hommes tous les ans ; il revenait sur les anciennes conscriptions ; il établissait les impôts, les monopoles, il faisait des proclamations, nous appelant « ses peuples ! » Il écrivait les articles des gazettes, lançait des décrets du fond de la Russie, pour organiser le Théâtre-Français ; enfin, la comédie, toujours la comédie !…

Ces torrents d’hommes qu’il levait, passaient chez nous. Il fallait les voir, les entendre, après leurs batailles, leurs campagnes ; quels héros !… Comme ils vous traitaient les bourgeois ! On aurait dit qu’ils étaient d’une autre race, qu’ils nous avaient conquis ; le dernier d’entre eux se regardait comme bien au-dessus d’un ouvrier, d’un paysan, ou d’un marchand qui vivaient de leur travail. Ces vainqueurs des vainqueurs, ces bourreaux des crânes, à force de rouler le monde, de batailler, de marauder, de piller, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, n’avaient pour ainsi dire plus de patrie ; cela ne connaissait plus sa province, son village ; cela vous regardait père et mère, frères et sœurs d’un œil farouche, et ne pensait plus qu’à l’avancement, à son petit verre, à son tabac et à l’empereur.

Je pourrais vous dire comment il fallait se battre, s’empoigner tous les jours, s’allonger des coups de torchon avec ces défenseurs de la patrie. À chaque instant, dans notre boutique, malgré ma patience et les recommandations de ma femme, j’avais des affaires désagréables ; il fallait décrocher le sabre et faire un tour au fond de Fiquet, pour montrer à cette race insolente que ceux de 92 ne tremblaient pas devant ceux de 1808. J’en conserve encore deux petites balafres que j’ai bien rendues ! Quant à réclamer chez les supérieurs, il vous riaient au nez, et vous répondaient en clignant de l’œil :

– Ah ! c’est encore un tour de la Fougère ou de La Tulipe ; il n’en fera pas d’autre !

Voilà tout.

Ceux qui survivent de mon temps, vous répéteront ces choses honteuses pour une nation comme la nôtre. Les barbares de la Russie, les cosaques du Don, que nous avons vus arriver à leurs trousses, n’étaient pas aussi effrontés envers les honnêtes femmes, aussi insolents avec les bourgeois paisibles. On avait commencé par le pillage, on continuait par le pillage. On n’avait parlé que de bien boire, de bien manger, de happer des richesses, et cinq ou six ans après les campagnes d’Italie, quand la bonne semence avait levé, quand elle s’était étendue, figurez-vous ce que cela devait être.

Ce qui m’a toujours fait de la peine, c’est la facilité du peuple à suivre le mauvais exemple. La France est un pays riche en vins, en grains, en produits de toute sorte, grand par son commerce, par ses fabrications, par sa marine. Rien ne nous manque ; avec le travail et l’économie, nous pouvons être la plus heureuse nation du monde. Eh bien, cela ne suffisait plus, on voulait dépouiller les autres, on ne parlait que de bonnes prises. À l’ouverture de chaque campagne, on calculait d’avance ce que cela rapporterait, les grandes villes où l’on passerait, les contributions forcées que l’on frapperait.

Pendant que Bonaparte trafiquait des provinces, donnait à celui-ci la Toscane, à celui-là le royaume de Naples ou la Hollande, ou la Westphalie ; qu’il promettait et se rétractait ; qu’il ajoutait, retranchait, retenait ; qu’il se faisait nommer protecteur des uns, roi des autres, et puis adjugeait des couronnes à ses frères, à ses beaux-frères ; attirait les gens sur notre territoire, sous prétexte d’amitié, pour arranger leurs affaires, comme ce malheureux roi d’Espagne, et les empoignait ensuite au collet et les jetait en prison, ou bien demandait des armées à ses alliés, et puis les faisait prisonnières, en se déclarant ennemi ! Quand il se livrait à ces abominations, les inférieurs du haut en bas, riaient, se réjouissaient, trouvaient que c’était bien joué, et s’adjugeaient des tableaux, des candélabres, des saints-sacrements, etc.

Les fourgons défilaient et l’on disait :

« Ce sont les fourgons de tel maréchal, de tel général, de tel diplomate ; c’est sacré ! »

Les soldats arrivaient ensuite, leurs poches pleines de frédérics, de souverains, de ducats ; l’or roulait !… Oh ! le triste souvenir ! Après avoir tant parlé de justice et de vertu, nous finissions comme des bandits.

Aussi vous connaissez la vraie fin de tout cela ; vous savez que les peuples, indignés d’être au pillage, tombèrent sur nous tous ensemble, Russes, Allemands, Anglais, Suédois, Italiens, Espagnols, et qu’il fallut rendre tableaux, provinces, couronnes, avec une indemnité d’un milliard, ce qui fait mille millions. Ces peuples mirent garnison chez nous, ils restèrent dans nos places fortes, jusqu’à ce qu’on leur eût remboursé le dernier centime ; ils nous reprirent aussi les conquêtes de la république, de vraies conquêtes celles-là : l’Autriche et la Prusse nous avaient attaqués injustement, nous les avions vaincues, et les possessions de l’Autriche dans les Pays-Bas, toute la rive gauche du Rhin, étaient devenues françaises par les traités. Eh bien, ils nous reprirent aussi ces conquêtes, les meilleures : c’est ce que nous a valu le génie de Bonaparte.

Mais une fois sur ce chapitre, on n’en finit plus. Revenons à mon histoire.

Je n’ai pas besoin de vous dire ce que Marguerite et moi nous pensions du premier consul après l’enlèvement de notre père, ni ce que nous en disions à nos enfants, le soir entre nous, en leur rappelant le brave homme qui les avait tant aimés ! Ces douleurs-là, chacun peut s’en faire une idée ; ma femme en resta pâle et souffrante pendant quinze ans, jusqu’à la fin de l’empire.

Alors elle fut un peu consolée, sachant Bonaparte à Sainte-Hélène, sur un rocher sans mousse ni verdure, au milieu de l’Océan, avec sir Hudson Lowe. Elle reprit un peu de couleurs ; mais en attendant quel chagrin ! Et malheureusement ce n’était pas le seul ; malgré la prospérité de notre commerce, nous recevions chaque jour de nouveaux coups.

En 1802, l’ancien conventionnel Jean-Bon-Saint-André, ci-devant membre du Comité de Salut public, fut envoyé par Bonaparte à Mayence, pour arrêter, juger et vivement expédier une quantité prodigieuse de bandits, qui désolaient les deux rives du Rhin. Il avait l’habitude de ces choses, et bientôt une liste de soixante à soixante-dix coquins, leur capitaine Schinderhannes en tête, fut affichée à la porte de notre mairie, avec leur signalement. Dans le nombre se trouvait Nicolas Bastien ! Pour mon compte, cela m’était bien égal ; j’ai toujours pensé que chacun n’est responsable que de ses propres actions, et j’ai vu cent fois que dans les mêmes familles se trouvent d’honnêtes gens et de mauvais gueux, des êtres intelligents et des crétins, des hommes sobres et des ivrognes ; cela se voit plus souvent que le contraire.

J’étais donc tout consolé et ma femme aussi.

Mais mon pauvre père en reçut un coup terrible ; dès le premier moment, il fut obligé de se coucher, et chaque fois que j’allais le voir aux Baraques il me répétait :

– Ah ! mon bon Michel, que Dieu lui pardonne ! mais cette fois Nicolas ne m’a pas manqué !

Il pleurait comme un enfant et mourut tout à coup en 1803. Ma mère alors, au lieu de venir chez nous vivre tranquillement avec ses petits-enfants, se mit en route, et ne cessa plus de faire des pèlerinages pour l’âme de Nicolas, soit à Marienthal, soit ailleurs. Quelques mois après une vieille Alsacienne de sa société vint nous dire, en récitant son chapelet, que ma mère s’était éteinte à Sainte-Odile, sur une botte de paille ; que le curé l’avait enterrée chrétiennement, et que les cierges et l’eau bénite n’avaient pas manqué. Je payai les cierges et l’eau bénite, bien désolé d’une mort si triste, car ma mère aurait pu vivre encore dix ans, en suivant mes conseils.

Ainsi la famille se resserrait de plus en plus, et les amis aussi s’en allaient. Après Hohenlinden nous ne reçûmes plus aucune nouvelle de mon vieux camarade Sôme ; il était sans doute mort des fatigues de la campagne. Longtemps nous attendîmes une lettre de lui ; mais au bout de cinq ou six ans, n’ayant rien reçu, nous comprimes que c’était aussi fini de ce côté. Marescot et Lisbeth, élevés dans les honneurs, ne pensaient plus à nous ; ils étaient devenus plus bonapartistes que Bonaparte, et nous étions restés républicains. De temps en temps les gazettes nous donnaient de leurs nouvelles : « Madame la baronne Marescot avait fait des achats dans tel magasin !… Elle avait assisté au bal de la cour, avec M. le baron Marescot… Ils étaient partis pour l’Espagne, etc. » Enfin, ils étaient du grand monde.

Maître Jean nous restait encore en 1809. Il avait abandonné depuis longtemps sa petite forge des Baraques, et demeurait à sa belle ferme de Pickeholtz, avec dame Catherine, Nicole, mon frère Claude et ma sœur Mathurine. Tous les jours de marché il arrivait sur son char-à-bancs, faire chez nous ses provisions de sucre, d’huile, de vinaigre, après la vente des grains. L’enlèvement de Chauvel l’avait d’autant plus frappé, qu’il s’était d’abord déclaré pour Bonaparte, à cause de son amour de l’ordre et de la garantie des biens nationaux. Il n’était plus venu nous voir. Mais, à la nouvelle du malheur, malgré sa grande prudence, c’est lui que nous avions vu le premier accourir, en gémissant. Il n’osait parler de Chauvel devant Marguerite, mais chaque fois qu’elle sortait, il me disait :

– Et pas de nouvelles ? toujours pas de nouvelles ?

– Non !

– Ah ! mon Dieu ! quel malheur pour moi de n’avoir pas cru ton beau-père, lorsqu’il criait contre ce despote !

Maître Jean aimait nos enfants, et nous demandait chaque fois de lui en laisser un. Comme alors nous avions trois garçons et deux filles, dans l’intérêt de l’enfant nous étions presque décidés, sachant que maître Jean l’élèverait bien, qu’il l’instruirait et nous en ferait un bon cultivateur.

– Eh bien, me dit un jour Marguerite, qu’il prenne Michel, c’est le plus fort.

Mais je lui répondis :

– Ce n’est pas celui-là qu’il voudrait ; sans qu’il me l’ait dit, je suis sûr qu’il voudrait Jean-Pierre.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ressemble à ton père.

Marguerite, pour cette raison, aurait aussi voulu le conserver ; elle pleura, mais finit pourtant par se décider. Alors tous les mardis maître Jean nous amenait Jean-Pierre en char-à-bancs ; nous dînions ensemble et nous faisions en quelque sorte une seule famille. Marguerite allait aussi quelquefois à Pickeholtz.

En 1809, maître Jean tomba malade sur la fin de l’automne ; Jean-Pierre lui-même, alors âgé de quatorze ans, vint me chercher de grand matin, disant que maître Jean voulait me parler ; qu’il était bien malade. Je partis aussitôt. En arrivant à Pickeholtz, je trouvai mon ancien maître dans l’alcôve à grands rideaux de serge, et du premier coup d’œil je compris qu’il était très mal, et même qu’il y avait danger de mort. Le médecin de Sarrebourg, M. Bouregard, était venu cinq fois. C’était le troisième jour de la maladie ; et voyant dame Catherine pleurer, je compris ce que le médecin avait dit.

Maître Jean ne pouvait plus parler ; en me voyant, il me montra le tiroir de sa table de nuit :

– Ouvre ! dit-il des lèvres.

J’ouvris. Dans le tiroir se trouvait un papier écrit tout entier de sa main :

– Pour les petits-enfants de Chauvel, fit-il avec effort.

Et je vis que des larmes lui coulaient sur les joues. Il n’avait plus la force de respirer et voulut encore dire quelque chose, mais il ne put que me serrer la main. J’étais dans le plus grand trouble, et comme sa respiration allait toujours plus vite, en s’embarrassant, je compris que l’agonie commençait. Il m’avait attendu, chose qui se présente très souvent. Il se retourna ; dix minutes après, comme je m’étais assis près du lit, n’entendant plus rien, je l’appelai :

– Maître Jean !

Mais il ne répondit pas ; ses bonnes grosses joues commençaient à pâlir, et ses lèvres se relevaient tout doucement en souriant ; on aurait cru le voir à la petite forge, lorsque Valentin disait une bêtise, et qu’il le regardait de haut en bas, en levant les épaules.

Ai-je besoin de vous peindre notre désolation ? Non ! ces choses-là sont trop ordinaires dans la vie ; que chacun se rappelle la mort de ceux qu’il a le plus aimés ! Pour moi c’étaient tous mes souvenirs de jeunesse, représentés par mon second père, qui s’en allaient ; pour dame Catherine, c’était le meilleur des hommes, cinquante ans de paix intérieure et d’amour ; pour toute la ferme, c’était un bon maître, un ami de la justice et de l’humanité.

Je m’arrête… Ici finit mon histoire ; bientôt mon tour viendra ; je dois un peu me reposer et me recueillir, avant d’aller rejoindre tous ces anciens dont je vous ai parlé.

Maître Jean Leroux nous léguait à Marguerite et à moi, « pour les petits-enfants de son ami Chauvel », sa ferme de Pickeholtz, à la condition de regarder dame Catherine comme notre mère, de garder Nicole, Claude et Mathurine jusqu’à la fin de leurs jours, et de penser quelquefois à lui.

Ces conditions n’étaient pas difficiles à remplir : elles étaient écrites d’avance dans notre cœur.

Peu de temps après, Marguerite, nos enfants et moi, nous allâmes vivre à la ferme, après avoir cédé notre commerce à mon frère Étienne. Depuis, je n’ai pas cessé de cultiver nos champs, d’en acheter de nouveaux et de prospérer. Voyez ce que j’ai dit au premier chapitre.

Et sur ce, je prie Dieu de nous accorder à tous encore quelques années de calme et de santé. Si nous avions les Droits de l’homme en plus, je mourrais content.