Au moment même où Pichegru faisait massacrer ses divisions par les Autrichiens, avaient eu lieu les nouvelles élections ; bientôt après, les gazettes nous apprirent que la Convention venait de déclarer sa mission terminée, et que les nouveaux représentants élus s’étaient partagés selon leur âge, pour être du conseil des Anciens ou des Cinq-Cents ; que le conseil des Cinq-Cents avait ensuite nommé cinquante membres, parmi lesquels celui des Anciens avait choisi nos cinq directeurs : Lareveillière-Lépaux, Letourneur (de la Manche), Rewbell, Barras et Carnot, en remplacement de Sieyès, qui refusait. Ces directeurs devaient être renouvelés par cinquième, d’année en année ; ils pouvaient être réélus. Les conseils devaient se renouveler par tiers, tous les ans.
La Convention, en se retirant le 26 octobre 1795, avait duré trois ans et trente-cinq jours ; elle avait rendu plus de huit mille décrets. Mais depuis le 9 thermidor et la rentrée des girondins royalistes, ce qui restait d’hommes justes et de vrais républicains dans cette assemblée, ne pouvait empêcher les autres, en majorité, de ruiner ouvertement la république. Tous les honnêtes gens furent donc heureux de la voir finir.
Le 15 novembre nous reçûmes une lettre de Chauvel, nous annonçant qu’il revenait à Phalsbourg, et le surlendemain, un mardi, pendant la grande presse du marché, nous le vîmes entrer dans notre boutique, sa petite malle de cuir à la main, au milieu de l’encombrement des hottes, des paniers et des grands chapeaux montagnards. Quel joyeux spectacle pour un homme de commerce comme Chauvel ! Nous étions sortis du comptoir et nous l’embrassions avec un bonheur qu’il est facile de se représenter.
Lui nous disait gaiement :
– C’est bien, mes enfants, c’est bien ; retournez à votre ouvrage, nous causerons plus tard ; je vais me chauffer à la bibliothèque.
Et, durant trois heures, derrière les petites vitres de l’arrière-boutique, il vit les affaires que nous faisions ; ses yeux brillaient de satisfaction. Les paysans de connaissance et des files de patriotes entraient lui serrer la main. On riait ; on se dépêchait de servir, pour avoir le temps d’échanger quelques mots, et puis on retournait à son poste.
Ce ne fut que vers une heure, quand les marchands de grains, de légumes et de volailles eurent repris le chemin de leur village, que nous pûmes enfin causer et dîner tranquillement.
Ce qui réjouissait le plus Chauvel, c’est qu’avec notre grand débit de boissons, d’épicerie et de mercerie, nous avions la facilité de répandre des journaux et des livres patriotiques en masse. Il allait et venait dans notre petite chambre, l’enfant sur les bras, et s’écriait :
– Voilà ce qu’il fallait !… Autrefois, quand je courais le pays ma hotte au dos, c’était trop fatigant ; aujourd’hui que les gens viennent chez nous, nous aurons tout sous la main. On ferme nos clubs ; nous aurons un club dans chaque baraque, jusqu’au fond de la montagne ; au lieu de lire à la veillée des histoires de bandits et de sorcières, on lira les traits héroïques, les actions généreuses des citoyens, leurs découvertes, leurs inventions, leurs entreprises utiles au pays, les progrès du commerce, de la fabrication, de la culture dans toutes les branches, enfin tout ce qui peut servir aux hommes, au lieu de leur boucher l’esprit, de les rendre superstitieux et de les aider à tuer le temps. Nous allons faire un bien immense.
Il fut aussi très heureux de voir mon ami Sôme ; du premier coup d’œil ils s’étaient jugés, et se serrèrent la main comme d’anciens camarades.
Ce même soir, après souper, Raphaël Manque, Collin, le nouveau rabbin, Gougenheim, Aron Lévy, maître Jean et mon père étant arrivés, les embrassades et les cris de joie apaisés, on se mit à parler de politique.
Chauvel raconta l’état de nos affaires ; il dit que dans notre position actuelle, au milieu des divisions qui nous déchiraient, de la ruine qui nous menaçait, du découragement qui gagnait le peuple, les patriotes devaient redoubler de prudence. Maître Jean Leroux ayant alors fait observer que, la constitution de l’an III assurant à chacun ce qu’il avait gagné, la révolution était en quelque sorte finie, Chauvel lui répondit avec vivacité :
– Vous êtes dans une grande erreur, maître Jean, cette constitution ne finit rien du tout ; elle remet au contraire tout en question. C’est l’œuvre des royalistes constitutionnels et de la bourgeoisie, pour écarter le peuple du gouvernement, et le priver de sa part légitime dans les conquêtes de la république sur le despotisme. Quand je dis que la bourgeoisie est complice des royalistes dans cette abomination, il faut distinguer entre l’honnête bourgeoisie, et l’intrigante qui l’entraîne dans ses manœuvres ; les vrais bourgeois sont les enfants du peuple, élevés par leur instruction, leur intelligence et leur courage ; ce sont les commerçants, les fabricants, les entrepreneurs, les avocats, les gens de loi, les médecins, les écrivains honnêtes, les artistes de toute sorte, tous ceux qui font avec les ouvriers et les paysans la richesse d’un pays.
» Ceux-là ne veulent que la liberté ; c’est leur force, leur avenir ; sans liberté, toute cette bourgeoisie, la vraie, – celle qui dans le temps a demandé l’abolition des jurandes et des communautés, qui plus tard a rédigé les cahiers du tiers dans toute la province, et qui par sa fermeté, par son bon sens, a forcé la main du roi, de la noblesse et du clergé – sans la liberté, cette brave et solide bourgeoisie, l’honneur et la gloire de la France depuis des siècles, est perdue !… Mais à côté de celle-là, malheureusement, il en existe une autre, qui n’a jamais vécu que de places du gouvernement, de pensions sur la cassette, de monopoles et de privilèges, qui donnait tout au roi, pour recevoir de sa main sacrée les dépouilles de la nation.
» Celle-là ne veut pas de la liberté ; la liberté, c’est la supériorité du travail, de l’intelligence et de la probité sur l’intrigue ; elle aime mieux tout obtenir de la munificence d’un prince ou d’un stathouder, cela coûte moins de peine ; les enfants sont recommandés ; on leur apprend à plier l’échine, à traîner le chapeau jusqu’à terre devant les grands, et les voilà lotis, leur avenir est assuré. C’est cette bourgeoisie-là qui vient de faire la constitution de l’an III, malgré nous ; avec les soixante-treize girondins rentrés à la Convention après thermidor et tous les autres royalistes, ils ont eu la majorité. Le coup, prévenu par Danton le 31 mai 93, devenait facile ; nous n’avions plus rien à dire !… Ces messieurs ont établi leurs élections à deux degrés, leurs deux conseils et leur directoire ; comme ils avaient besoin d’un appui, les malheureux ont entraîné la vraie bourgeoisie dans leur iniquité, en lui faisant peur du peuple et en lui donnant part aux bénéfices. »
Chauvel parlait si clairement, que personne n’avait rien à répondre.
– Eh bien, dit-il, en déclarant que pour être député il faudrait avoir la propriété ou l’usufruit d’un bien payant une contribution de la valeur de deux cents journées de travail, qu’ont-ils fait, ces honnêtes gens ? ils ont séparé les bourgeois du peuple, ils les ont rendus ennemis. Ils se figurent que le peuple, après la révolution comme avant, va donner son sang et le fruit de son travail pour des bourgeois de leur espèce, qui gouverneront au moyen d’un roi constitutionnel, un gros homme chargé de bien boire et de bien manger, pendant qu’ils exploiteront le pays. La place de ce roi constitutionnel est marquée dans leur constitution ; c’est le Directoire qui la remplit provisoirement ; plusieurs même avaient proposé d’appeler le roi tout de suite ; malheureusement Louis XVIII espère mieux, il n’accepte pas de constitution ; il est de droit divin comme Louis XVI et Louis XVII ; il veut rester maître absolu, et s’entourer de noblesse au lieu de bourgeoisie. Cela les embarrasse !… Mais le peuple dépouillé de ses droits ne les embarrasse pas ; ils sont bien sûrs qu’il va se soumettre : – Imbéciles !
Chauvel, penché sur notre petite table, se mit à rire ; et, comme nous l’écoutions en silence :
– Tout cela savez-vous ce que c’est ? dit-il, c’est la révolution qui ne finit jamais, la révolution en permanence ; il faut être aveugle pour ne pas le voir. Qu’il arrive un Danton, dans trois, quatre, dix ou vingt ans, il a son armée préparée d’avance : c’est le peuple dépouillé qui réclame la justice ! Danton parle, la révolution recommence ; on chasse le roi, les princes et les intrigants ; l’honnête bourgeoisie est ruinée, son commerce est ébranlé, son industrie à bas ; elle paye pendant que les coureurs de places se sauvent avec la caisse jusqu’à la fin de l’orage. Ils reviennent avec le prince et refourrent dans leur constitution de nouveaux bourgeois, parce que les anciens n’ont plus le sou ; eux, ils se portent toujours bien avec Sa Majesté. Les affaires reprennent, mais la question n’est toujours pas résolue ; après Danton, c’est un général heureux qui marche sur Paris en criant : « Je viens défendre les droits du peuple. »
» Le peuple serait bien bête de s’opposer à ce général ; c’est encore la révolution qui recommence ! Et cette révolution recommencera, jusqu’à ce que les bourgeois se séparent des aristocrates et des intrigants qui prennent leur nom, et se réunissent franchement au peuple, pour réclamer avec lui la liberté, l’égalité, la justice, et reconnaître la république comme le seul gouvernement possible avec le suffrage universel. Alors la révolution sera finie. – Qu’est-ce qui pourra troubler l’ordre, quand le peuple et la bourgeoisie ne feront qu’un ? – Chaque citoyen aura le rang qu’il mérite par son travail, son intelligence et sa vertu ; on pourra vivre sans craindre de tout perdre du jour au lendemain. Je vous en préviens, les jeunes gens comme Michel verront les révolutions se suivre à la file, tant que la séparation du peuple et de la bourgeoisie ne sera pas effacée, tant qu’un ouvrier pourra dire en parlant d’un bourgeois : « C’est un privilégié. » La constitution de l’an III causera les plus grands malheurs. Bien loin de tout finir, comme pense maître Jean, c’est elle qui met la guerre civile en train pour des années.
Tous les amis présents écoutaient Chauvel avec plaisir, et mon camarade Sôme se levait de temps en temps pour aller lui serrer la main en disant :
– C’est ça ! Je pense comme vous, citoyen ; la révolution ne peut finir que si les bourgeois instruits se mettent à la tête et soutiennent la république. La bourgeoisie est l’état-major du peuple. Malheureusement nous n’avons plus de bourgeois comme Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just, Camille Desmoulins, – car c’étaient tous des bourgeois, des avocats, des médecins, des savants, capables de faire sonner le tocsin, de soulever les sections et de marcher à la tête du peuple.
– Non, lui répondit Chauvel, la révolution les a tous consommés ; aussi les aristocrates ne craignent plus le peuple des faubourgs, depuis qu’il n’a plus de chefs ; le peuple lui-même est las de troubles à l’intérieur, la dernière famine surtout, avant l’insurrection de prairial, l’a complètement épuisé. Maintenant les royalistes cherchent un général capable d’entraîner son armée contre la république ; s’ils le trouvent, les bourgeois sont perdus ; ils auront beau crier au secours ! le peuple, qu’ils ont trahi, laissera faire. Et voilà comme la partie instruite de la nation, la bourgeoisie laborieuse, sera paralysée, faute d’avoir le courage d’être juste avec le peuple, de l’élever, de l’instruire, de lui donner sa part dans le gouvernement, de le pousser aux premières places, s’il en est digne. Que les fainéants descendent et disparaissent ; que les travailleurs montent ; que les œuvres de chacun marquent sa place dans la nation et non pas ses écus. Notre révolution c’est cela ; si les bourgeois ne veulent pas le comprendre, tant pis pour eux ; s’ils s’attachent aux royalistes, tous seront emportés ensemble, car la république finira par triompher dans toute l’Europe.
Chauvel se plaisait à faire des discours. Je ne me souviens pas de tout ce qu’il dit ; mais les principales choses me sont restées, parce que si nous n’avons pas vu revenir un Danton se remettre à la tête des affaires, les généraux n’ont pas manqué, même les généraux anglais, prussiens, russes et autrichiens, qui, par la suite, sont venus nous essuyer leurs bottes sur le ventre. Cela rafraîchit les souvenirs d’un homme ; j’ai toujours pensé que la constitution de l’an III en était cause.
Enfin, ce soir-là, chacun fut content d’avoir éclairci ses idées sur notre constitution, et l’on résolut de se réunir quelquefois pour causer des affaires du pays.
Le lendemain, Chauvel ne s’occupait plus que de notre commerce ; il avait déjà vu notre inventaire en détail, nos bénéfices, notre dette, notre crédit. Je me souviens que le troisième ou quatrième jour de son arrivée, il fit des commandes de gazettes et de catéchismes républicains tellement extraordinaires, que je crus qu’il perdait la tête ; il en riait et me disait :
– Sois tranquille, Michel, ce que j’achète je suis sûr de le vendre ; j’ai déjà pris mes mesures pour cela.
Et, vers la fin de la semaine, arrivèrent des paquets de petites affiches imprimées chez Jâreis, de Sarrebourg. Ces petites affiches, grandes comme la main, portaient : « Bastien-Chauvel vend : encre, plumes, papier, fournitures de bureau ; il vend : épiceries, merceries, fournitures militaires ; il débite eau-de-vie et liqueurs ; il loue des livres à raison de trente sous par mois, etc., etc. »
– Mais, beau-père, lui dis-je, qu’est-ce que vous voulez donc faire de tout cela ? Est-ce que nous allons envoyer des gens poser ces affiches dans tous les villages ? Vous savez bien que les trois quarts et demi des paysans ne connaissent pas l’A B C ; à quoi bon faire une si grande dépense ?
– Michel, me dit-il alors, ceux qui verront ces affiches savent tous lire ; nous allons les mettre à l’intérieur de la couverture des livres que nous louons et que nous vendons ; elles iront partout, et l’on se souviendra que Bastien-Chauvel tient une quantité d’articles.
Cette idée me parut merveilleuse ; durant quinze jours, nous ne fûmes occupés, le soir, qu’à bien coller ces affiches dans les livres de notre bibliothèque, dans les catéchismes des droits de l’homme, et même sur les almanachs, qui se vendaient plus que tout le reste.
Les autres épiciers, merciers, quincailliers, marchands de vin et d’eau-de-vie, voyant notre boutique toujours pleine de monde, s’écriaient :
– Mais qu’est-ce que cette maison a donc pour attirer toute la ville ? On s’y porte comme à la foire !
Les uns se figuraient que le coin de la rue en était cause, les autres la halle en face ; mais cela venait de nos affiches, qui répandaient le nom de Bastien-Chauvel, et faisaient connaître nos articles jusqu’à trois et quatre lieues de Phalsbourg. Il arrivait alors que les autres marchands, reconnaissant notre prospérité, se mettaient à vendre les mêmes articles que nous ; je m’en indignais, mais le père Chauvel s’en faisait du bon sang et me disait :
– Hé ! c’est tant mieux, Michel ; les pauvres diables n’ont pas d’idées, ils sont forcés de suivre les nôtres, et nous avons toujours l’avance. Voilà ce qu’on appelle le progrès, la liberté du commerce ; quand on veut la liberté pour soi, il faut la vouloir pour tous. La seule chose que nous ne pourrions pas permettre, ce serait si des gueux, des filous, mettaient de nos affiches signées Bastien-Chauvel sur de mauvaises drogues ; alors la justice serait là, leur industrie ne durerait pas longtemps, parce que les honnêtes gens de tous les partis sont associés contre la canaille ; c’est ce qui fait l’institution des tribunaux, et ce qui rend la justice si respectable.
Notre petit commerce allait donc de mieux en mieux depuis le retour de Chauvel, et pourtant cet hiver de 1795 fut bien mauvais, à cause de la masse des assignats qui grandissait toujours, et que personne ne voulait plus recevoir.
Le Directoire était bien forcé d’en faire de nouveaux, puisque nous n’avions plus d’argent et qu’il fallait payer les armées, les fonctionnaires, la justice, etc. ; c’était une véritable désolation. Il fallut même décréter que la moitié des contributions seraient payées en foin, paille, grains de toutes sortes pour l’approvisionnement des troupes. Cette mesure fit jeter de grands cris ; les paysans ayant obtenu presque pour rien la meilleure part des propriétés nationales, n’y pensaient déjà plus, ou ne voulaient plus en entendre parler ; l’égoïsme et l’ingratitude s’étendaient partout ; et, quand on y regarde de près, c’était de la pure bêtise, car si les armées n’avaient pas été soutenues, la noblesse serait rentrée et les paysans n’auraient pas gardé leurs biens.
C’est aussi dans cet hiver que Hoche pacifia la Vendée, qui s’était insurgée de nouveau, pensant que le comte d’Artois allait arriver. Mais ce fils de saint Louis et de Henri IV était un lâche ! Après avoir débarqué d’abord à l’île Dieu, il refusa de descendre en Vendée, malgré les supplications de Charette, et repartit pour l’Angleterre, abandonnant les malheureux qui s’étaient soulevés pour lui.
Hoche pacifia le Bocage et le Marais, en écrasant les insurgés, en permettant aux gens paisibles de rebâtir leurs églises ; en prenant Stofflet et Charette et les faisant fusiller. Cela lui fit le plus grand honneur.
Après cette pacification, il pacifia la Bretagne, en exterminant les chouans comme les autres, et disant aux paysans :
– Restez tranquillement chez vous ; priez Dieu ; élevez vos enfants ; tout le monde est libre sous la république, excepté les bandits qui veulent tout avoir sans travailler.
La grande masse des gens était alors si lasse, si malheureuse, qu’on ne demandait plus que le repos. À Paris on s’amusait, on dansait, on donnait des fêtes, on se gobergeait de toutes les façons. Je parle des Cinq-Cents, des Anciens et du Directoire, de leurs femmes et de leurs domestiques, bien entendu. Quelquefois Chauvel, en lisant cela, hochait la tête et disait :
– Ce Directoire tournera mal, mais ce n’est pas tout à fait sa faute ; les souffrances ont été si grandes, le peuple a perdu tant de sang ; les hommes forts ont été si durs envers eux-mêmes et les autres ; ils ont rendu la vertu si lourde, si pénible, que maintenant la nation découragée ne croit plus à rien, et s’abandonne elle-même. Dieu veuille que les généraux soient patriotes et vertueux ! car aujourd’hui qui pourrait les démasquer, les traduire à la barre, les juger et les condamner ? Ce que les Lafayette et les Dumouriez n’ont pu tenter sans péril, ceux-ci le feraient sans peine.
Ce qui nous fit à tous plaisir, et surtout à Sôme, ce fut d’apprendre que Pichegru venait d’être destitué. On avait découvert à Paris, chez un nommé Lemaître, des papiers prouvant que lui, Tallien, Boissy-d’Anglas, Cambacérès, Lanjuinais, Isnard, l’organisateur des compagnons de Jéhu, et plusieurs autres étaient en correspondance avec le comte de Provence, qui s’appelait alors Louis XVIII. On aurait dû les arrêter et les juger comme autrefois ; mais, sous le Directoire, la république était si faible, si faible, que le moindre petit effort paraissait au-dessus des forces humaines. On n’avait encore de la force que pour écraser les patriotes qui réclamaient la constitution de 93 ; ceux-là, tout le monde les accablait ; on aurait dit qu’ils étaient plus criminels que les traîtres en train de vendre le pays.
Ainsi se passa cet hiver.
Les ennemis qui menaçaient l’Alsace et la Lorraine n’entreprirent rien de sérieux, pensant que la réaction marchait assez vite à l’intérieur, et qu’ils pourraient aller à Paris sans faire campagne.
Vers la fin du mois de mars, Sôme, complètement rétabli, nous quitta pour rejoindre son bataillon à l’armée du Rhin, dont Moreau venait de prendre le commandement ; et environ six semaines après, je reçus une lettre de Marescot, qui se trouvait alors, avec Lisbeth, à la 13e demi-brigade provisoire, formée le 13 ventôse des 1er et 3e bataillons de volontaires des côtes maritimes. Il m’écrivait de Cherasco, en Italie, en avril 1796.