L’année suivante devait être bien autrement rude, on le sentait d’avance, car déjà Paul Ier, empereur de Russie, que sa mère Catherine et son père Pierre III avaient rendu fou furieux, en le faisant enfermer durant des années, cet être maniaque, qui venait de monter sur le trône, armait à force, prenait nos émigrés à son service et se déclarait l’ami de Louis XVIII. Il se regardait comme offensé gravement de ce que Bonaparte avait enlevé Malte, et se proclamait grand maître de l’ordre des chevaliers de Saint-Jean, une vieillerie qui n’avait plus l’ombre du sens commun, puisque ces chevaliers, à deux ou trois cents, faisaient vœu de défendre la chrétienté contre les Turcs. On avait vu leur belle résistance ; vingt-cinq volontaires de 92, des fils de paysans, auraient mieux soutenu leur honneur et leurs droits. N’importe, le maniaque commandait à des millions d’hommes, et personne n’aurait osé lui parler raison. Il allait faire hacher et massacrer des milliers de soldats, pour une lubie qui lui passait par la tête ; cela montre la beauté du gouvernement despotique. S’il n’existait que des êtres de cette espèce, le genre humain serait bientôt fini. Heureusement, pendant que les despotes ne songent qu’à détruire leurs semblables, des hommes simples, sans orgueil, sans dire qu’ils sont les envoyés de Dieu, font autant de bien que les autres font de mal.
Je vous ai déjà parlé du docteur Schwân, qui voulait s’embarquer pour l’Égypte. Ce brave homme avait eu la chance d’arriver trop tard ; toutes les bonnes places étaient prises. En revenant de Paris, au bout de quelques mois, il s’arrêta de nouveau chez nous et nous parla d’une découverte extraordinaire, d’un bienfait unique pour les hommes. Mais vous ne comprendrez la grandeur de ce bienfait, qu’en vous faisant une idée de tous les ravages de la petite vérole avant 1798. C’était affreux ! Tantôt cette maladie se déclarait dans un village, tantôt dans un autre ; cela s’étendait comme le feu ; tout le monde, mais surtout les pères et mères frémissaient. On disait :
– Elle est ici !… Elle avance… Tant de personnes l’ont eue… telle femme… telle fille ont surtout été maltraitées… Un tel est devenu borgne… tel autre n’est plus reconnaissable… Il y a tant de morts, tant de sourds, tant d’aveugles !…
Ah ! quelle épouvante !
Et puis, après quelques semaines, les pauvres filles, les pauvres femmes qu’on avait vues si fraîches, si blanches, revenaient, un mouchoir sur la figure, toutes honteuses et désolées. On ne les reconnaissait plus qu’à la voix :
– Ah ! mon Dieu ! c’est Catherine… c’est la belle Louise… c’est Jacob, de tel endroit… Mon Dieu ! est-ce possible ?
Combien de ces désolations j’ai vues dans notre boutique ! les promesses de mariage tenaient bien peu, croyez-moi.
Mais le plus terrible c’étaient les enfants. On parlait bien de l’inoculation ; on disait, quand la petite vérole arrivait dans un endroit :
« Il faut aller là, coucher votre enfant avec le malade… ce ne sera pas aussi fort… Et puis il vaut mieux les perdre jeunes !… la peau des enfants est aussi plus tendre, ils ont plus de chance d’en réchapper ! »
On m’avait dit cela cent fois pour le moins. C’était juste, plein de bon sens. Mais représentez-vous un pauvre père qui s’en va là, son enfant sur le bras ; représentez-vous comme ce petit être lui tient dans les mains ; comme il le serre, comme il crie en lui-même :
« Non !… pas encore !… Plus tard… il sera temps ! »
Et comme il revient, en disant aux anciens qui l’attendent tout tremblants :
« Ma foi ! grand-père ou grand-mère, je n’ai pas eu le courage. Allez-y vous-même. »
Et les vieux qui pensent :
« Il a bien fait… nous aimons mieux attendre ! »
Et l’on attendait. Et tout à coup la petite vérole était en ville ; les vôtres ou ceux du voisin l’avaient… C’est ce que je me rappelle de plus abominable de ce temps, après la famine. Les trois quarts des gens, surtout à la campagne, où l’on s’expose au froid, restaient défigurés.
Deux ou trois fois Chauvel m’avait prévenu de faire inoculer la petite Annette, mais je n’avais pas voulu, ni Marguerite non plus.
Quant au petit Jean-Pierre, je me disais bien :
« Il ne faut pas tenir à la beauté des hommes… Allons à Saint-Jean, à Henridorf, la petite vérole y est ; elle est bénigne… »
Mais, au moment de partir, le cœur me manquait toujours.
Enfin, avec la quantité d’autres inquiétudes, avec les lois sur l’enlèvement de nos droits, et les craintes de voir revenir la guerre, je vous en réponds, la petite vérole était de trop.
L’inoculation ne donnait confiance qu’à ceux qui n’avaient pas beaucoup de cœur. Nos enfants avaient déjà trois et quatre ans, que, pour mon compte, j’aimais encore mieux attendre à la grâce de Dieu, et toutes les raisons de Chauvel ne me paraissaient pas bonnes.
Dans ce temps donc, comme je viens de vous le dire, le docteur Schwân arriva de Paris. Je vivrais deux cents ans, que je l’entendrais toujours nous parler de la nouvelle découverte, le cow-pox, venue d’Angleterre, contre la petite vérole, et nous expliquer que c’était une sorte d’humeur du pis des vaches ; que cette humeur, étant inoculée aux enfants par une simple piqûre, les préservait de la maladie ; qu’un médecin anglais, Jenner, avait fait cette découverte et l’avait essayée depuis quinze ans sur des quantités de personnes ; qu’il avait toujours parfaitement réussi ; et que généralement tous ceux qui vivent autour des vaches, les femmes qui traient ces animaux, celles qui les soignent et gagnent des boutons aux mains, sont absolument préservés de la petite vérole.
Le grand désir de croire ce qu’il nous racontait me gonflait le cœur. Je regardais les enfants et je m’écriais en moi-même :
« Ah ! si c’était vrai !… ah ! si c’était possible !… Vous resteriez toujours comme vous êtes, mes pauvres petits enfants, avec vos joues roses, vos yeux bleus et vos bonnes lèvres, sans aucune marque. »
Marguerite me regardait, et je voyais qu’elle pensait les mêmes choses que moi.
Chauvel voulait tout savoir dans les moindres détails. Schwân, naturellement causeur, comme tous les vieux savants, aimait à s’étendre sur la découverte ; il avait lu toutes les expériences faites jusqu’alors, les attestations, les certificats ; enfin il croyait la chose sûre, et tout à coup Chauvel s’écria :
– Mais je connais cette maladie du bétail, elle n’est pas dangereuse. Je l’ai vue bien des fois dans les fermes des Vosges, au fond des étables humides, le long des rivières : ce sont de gros boutons blancs.
– Oui, dit Schwân, qui se mit à faire la description des boutons, si bien que Chauvel s’écriait :
– C’est ça, c’est bien ça ! l’humeur est transparente comme de l’eau. Ma foi ! si je n’avais pas eu la petite vérole, d’après tout ce que tu me racontes, Schwân, toutes ces expériences et ces preuves, je n’attendrais pas pour me faire inoculer le cow-pox.
– Ni moi, dit Marguerite.
Je dis aussi que j’étais plein de confiance ; mais nous avions tous eu la petite vérole dans la famille : j’en étais moi-même assez marqué ; Marguerite en avait seulement quelques signes ; Chauvel et Schwân en étaient criblés.
Nous pensions tous aux enfants, et personne n’osait entamer ce chapitre, lorsque Schwân commença, et dit qu’il avait trois petits-enfants de sa fille, et qu’aussitôt à Strasbourg il allait les vacciner lui-même, car ce cow-pox n’était que la vaccine.
– Si tu m’en donnes ta parole de patriote, s’écria Chauvel, je vaccine aussi les nôtres, et puis je vaccine tous ceux que je rencontre.
Schwân jura qu’il le ferait, et qu’il répondait de tout ; mais il fallait d’abord trouver du vaccin. Le docteur, en repartant vers cinq heures, par le courrier, nous promit de s’en occuper et de nous donner avis des résultats.
C’est après son départ que l’inquiétude, la crainte et le désir de recevoir bientôt de ses nouvelles nous tourmentèrent. Nous en parlions tous les soirs, mais durant cinq ou six semaines, n’ayant pas reçu de lui le moindre billet, nous croyions l’affaire manquée. Chauvel disait que Schwân avait sans doute reconnu que le cow-pox ne signifiait rien ; j’en étais presque content, car, dans des occasions pareilles, on aime mieux voir les autres commencer, que d’exposer les siens.
En ce mois de février 1799, la petite vérole se déclara chez nous d’une façon épouvantable ; on n’entendait plus que les cloches aux environs de la ville ; cela gagnait, gagnait… de Véchem à Mittelbronn, de Mittelbronn à Lixheim. Un matin, Jean Bonhomme, le mari de Christine Létumier, mon ancienne commère, arriva dans notre boutique sans chapeau, sans cravate, à moitié mort de chagrin ; il pleurait et criait :
– Ma femme et mes enfants sont perdus !
Bonhomme avait deux petits garçons, jolis, riants, et qui jouaient avec nos enfants pendant les marchés. Cette bonne Christine conservait encore pour moi de l’amitié ; elle se rappelait toujours les bonnes valses que nous avions faites à Lutzelbourg ; la petite forge où chaque matin, les bras nus, elle venait prendre de l’eau à la pompe, en me disant avec douceur : « Bonjour, monsieur Michel. » Et puis son mariage, où j’avais été garçon d’honneur, avec Marguerite. Nos enfants s’aimaient ; son aîné, le petit Jean, tout rond et tout joufflu, les cheveux frisés comme un petit mouton, embrassait ma petite Annette et roulait de gros yeux bleus en disant :
– C’est ma femme, je n’en veux pas d’autre.
Ce qui nous faisait bien rire.
Figurez-vous d’après cela notre chagrin ; ces gens étaient presque de la famille, ils étaient nos plus vieux amis et nos premières pratiques. J’essayais de rendre courage à ce pauvre Bonhomme, en lui disant que tout se remettrait, qu’on ne doit jamais désespérer ; mais il perdait la tête, et me répondait :
– Ah ! Michel ! Michel ! si tu les voyais !… Ils sont comme rôtis à la broche, on ne reconnaît plus leur figure, et Christine, qui les soigne, vient de se coucher aussi. Mon Dieu ! mon Dieu ! je voudrais être mort avec eux tous.
Il courut chez l’apothicaire Tribolin et repartit aussitôt. Deux jours après, nous sûmes que les enfants étaient morts, et que leur mère avait l’épouvantable maladie dans toute sa force.
Le père Létumier vint en ville après l’enterrement ; il était comme fou ; et cet homme sobre entra boire du vin blanc à l’auberge du Cheval brun. Nous l’entendions crier d’une voix terrible :
– Il n’y a pas d’Être suprême !… Il n’y a rien… rien ! Les scélérats gardent leurs enfants et nous perdons les nôtres.
Il vint chez nous et tomba dans les bras de Chauvel en gémissant. Voilà ce que faisait cette maladie, dont personne n’était exempt ; il fallait s’y attendre jusqu’à cent ans, quand par hasard on ne l’avait pas encore eue.
Et maintenant songez à notre désolation de ne plus entendre parler du cow-pox ; elle était d’autant plus grande, que la petite vérole s’approchait de Phalsbourg. C’était vers le printemps. Un matin, comme j’allais prendre le courrier pour régler mes comptes avec Simonis à Strasbourg, au moment de sortir avec la petite malle de Chauvel, je vois entrer le docteur Schwân et deux autres respectables bourgeois, qui nous saluent en souriant. Chauvel avait reconnu la voix de son vieux camarade ; il ouvrit la bibliothèque et Schwân s’écria :
– Eh bien ! l’expérience est faite sur les miens ; êtes-vous prêts pour les vôtres ?
– Où donc est le cow-pox ? demanda Chauvel.
– Le voici dans ma trousse !
Et tout de suite le docteur nous montra du vaccin encore frais, dans une petite bouteille. Nous étions comme saisis ; les gens de la boutique, penchés tout autour de nous, regardaient étonnés.
Nous entrâmes dans la bibliothèque avec ces étrangers. Les deux autres étaient aussi des médecins. Ils nous racontèrent comment venaient les boutons, comment ils s’ouvraient et se séchaient, que cela ne donnait qu’un peu de fièvre, et que les enfants déjà vaccinés dans leurs propres familles se portaient très bien ; que tout s’était passé chez eux comme Jenner, le médecin anglais, l’avait dit. Malgré cela, ni Marguerite ni moi nous n’aurions osé tenir parole au docteur Schwân, si le père Chauvel ne s’était écrié :
– Cela suffit. Du moment que tu l’as éprouvé, Schwân, et ces deux citoyens aussi, moi j’ai pleine confiance. Essayons sur les nôtres ; qu’en pensez-vous ?
Il nous regardait. Marguerite était devenue toute pâle ; moi je baissais la tête sans répondre. Au bout d’un instant, Marguerite dit :
– Est-ce que cela leur fera du mal ?
– Non, répondit le docteur Schwân, une simple égratignure sur le bras, un peu de cow-pox ; les enfants le sentent à peine.
Aussitôt elle alla chercher la petite, qui dormait dans son berceau ; elle l’embrassa et la remit à Chauvel en lui disant :
– Voilà, mon père… Tu as confiance.
Alors reprenant courage, parce que je pensais à la petite vérole, qui s’étendait déjà de Mittelbronn aux Maisons-Rouges, je partis chercher le petit, qui courait sous la halle ; mon cœur était bien serré.
– Arrive, Jean-Pierre, lui dis-je en le prenant par la main.
Je me sentais hors de moi. En bas, dans la bibliothèque, Annette pleurait et criait sur les genoux de sa mère. En entrant, je vis qu’elle avait les épaules nues et une goutte de sang sur le bras. Elle me tendait ses petites mains ; je la pris en demandant :
– Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux attendre pour Jean-Pierre, qu’on ait vu ?
– Non, dit Chauvel, il ne peut rien arriver de pire que la petite vérole.
– Hé ! criait le père Schwân, en riant, soyez donc tranquilles, je réponds de tout.
Le petit regardait et dit :
– Qu’est-ce que c’est, grand-père ?
– Rien ! Ote ta veste ; tu n’as pas peur, j’espère ?
Notre petit Jean-Pierre avait le caractère de Chauvel ; il ôta sa veste, sans même répondre, et fut vacciné. Il regardait lui-même, à ce que m’a dit Marguerite, car moi, j’étais sorti furieux contre moi-même, de ne pas m’opposer à cette épreuve ; je me traitais de sans-cœur, et durant plus de huit jours je me repentis de ce que j’avais fait ; j’en voulais à Chauvel, à ma femme, à tout le monde, sans rien dire. Tant que les boutons durèrent, j’eus peur. Marguerite avait peur aussi, mais elle n’en laissait rien voir, dans la crainte de m’effrayer encore plus. Enfin les boutons séchèrent. Alors je ne pensais plus qu’une chose :
« Dieu veuille maintenant que ça serve ! »
Je pouvais bien faire ce souhait, car déjà la petite vérole était en ville ; à chaque instant les gens disaient à la boutique :
« Elle est dans la rue… Elle est sur la place… Tant de soldats sont entrés hier à l’hôpital… Tant d’autres sont pris… Tel enfant passera ce soir… »
Ainsi de suite.
Moi, je regardais les nôtres ; ils se portaient toujours bien, jouant et riant. La petite vérole fit le tour du quartier, elle n’entra pas chez nous. En même temps Schwân nous écrivit de Strasbourg que, de tous les enfants vaccinés, pas un n’avait eu la maladie. Alors notre joie, notre bonheur ne peut se peindre. Le père Chauvel surtout n’avait plus de cesse ni de repos ; il voulait vacciner tous les enfants du district, et se rendit exprès à Strasbourg, chercher du vaccin.
Mais ne pensez pas que ce fût une chose facile de décider les gens à se laisser vacciner eux et leurs enfants. Autant le peuple croit facilement toutes les bêtises qu’on lui raconte, pour le tromper et lui tirer de l’argent sans aucun profit, autant il est incrédule lorsqu’on veut lui parler sérieusement dans son intérêt le plus clair.
Ce fut encore une bien autre histoire que celle des pommes de terre, car si toutes les Baraques se moquaient de maître Jean, lorsqu’il prit sur lui de planter ses grosses pelures grises, au moins cela ne dura qu’un an ; quand tout se mit à fleurir et qu’un peu plus tard, à chaque coup de pioche, on voyait sortir des tas de châtaignes d’une nouvelle espèce, grosses comme le poing, il fallut bien reconnaître que Jean Leroux n’était pas bête ! L’année suivante chacun se dépêcha de lui demander de la semence, et d’oublier qu’il avait rendu le plus grand service au pays.
Mais, pour la vaccine, c’était autre chose. On aurait cru que les gens vous faisaient des grâces en vous écoutant parler de ce bienfait, à plus forte raison de se laisser faire une égratignure, pour échapper à la plus terrible maladie.
Quant à moi, j’avoue que je ne me serais pas donné tant de peine ; du moment que les imbéciles m’auraient ri au nez, je les aurais laissés tranquilles.
Mais Chauvel, après avoir été bousculé, maltraité et gravement insulté par la mauvaise race, se contentait de dire que tout cela venait de l’ignorance, et ne pensait plus en ce temps qu’au progrès de la vaccine. Sa satisfaction de vacciner les gens était si grande, qu’il avait établi dans notre ancien cabinet littéraire un endroit pour les recevoir ; M. le Curé Christophe lui en amenait chaque jour des douzaines. Lorsque vous entriez là, c’était un véritable spectacle ; des rangées d’hommes et de femmes, de nourrices avec leurs nourrissons, criaient et parlaient ensemble. Chauvel, au milieu d’eux, leur racontait les bienfaits du cow-pox, et du moment que l’un ou l’autre se laissait convertir, sa figure s’éclairait de joie ; il allait chercher la lancette, il aidait les gens à s’ôter la blouse ou la veste, et puis il les vaccinait en disant :
– Maintenant gardez-vous d’essuyer cette petite égratignure. Mettez dessus un linge. Le bouton viendra demain, après-demain, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela n’y fait rien ; il séchera, et vous serez préservé.
Quand on avait l’air de résister, il se fâchait, il s’indignait, il flattait, il encourageait ; enfin on aurait cru que ce monde le regardait, qu’il était chargé de sauver tout notre pays de la petite vérole. Combien de fois je l’ai vu traverser tout à coup la boutique, prendre une pièce de quinze sous au comptoir et la serrer dans la main d’un malheureux en lui disant :
– Arrive, que je te vaccine.
Naturellement cet enthousiasme me fâchait, j’aurais autant aimé garder notre argent ; mais d’aller faire des observations à Chauvel, jamais je n’aurais osé ; son indignation aurait éclaté contre les égoïstes, qui ne s’inquiètent que d’eux-mêmes, et Marguerite lui aurait donné raison !
Notre boutique devint ainsi comme le bureau des nourrices du pays, le bureau de la vaccine ; et ce brave homme ne se contentait pas encore de cela, toute la sainte journée il recevait des lettres, des mémoires, des articles touchant le cow-pox ; il y réfléchissait, il y répondait. Marguerite aussi s’en mêlait, et souvent je m’écriais en moi-même :
« Est-il possible de perdre son temps, sa peine et son argent, pour des gens qui ne vous en ont pas la moindre reconnaissance, et qui même vous demanderaient des dommages et intérêts, s’il leur arrivait la moindre maladie ! »
Je trouvais cela trop fort.
Notre commerce n’en allait pourtant pas plus mal, au contraire, le nom de Chauvel se répandait, on le connaissait à dix lieues, non seulement comme épicier, mercier, marchand d’étoffes et d’eau-de-vie, mais encore comme ancien représentant du peuple et vaccinateur ; partout on disait : « le représentant, le vaccinateur, le libraire », et, jusque dans la haute montagne, on savait que c’était lui ; cela nous amenait des pratiques en foule.