Quelques jours après on sut que Bonaparte avait quitté le congrès de Rastadt, où les plénipotentiaires ne pouvaient s’entendre sur rien, et qu’il était à Paris. On voyait à la tête de tous les journaux :
« République française, 16 frimaire.
» Le général Bonaparte est arrivé à Paris, sur les cinq heures du soir. Il recevra son audience solennelle du Directoire exécutif, décadi prochain, dans la cour du Luxembourg, que l’on décore à cet effet. Il y aura un repas de quatre-vingts couverts, etc. »
Et puis le lendemain :
« Le général est descendu et loge dans la maison de son épouse, rue Chantereine, Chaussée d’Antin. Cette maison est simple, petite et sans luxe. »
Et puis :
« Les administrateurs du département de la Seine ayant annoncé l’intention d’aller voir le général Bonaparte, il s’est rendu lui-même au département, accompagné du général Berthier. L’ex-conventionnel Mathieu l’a salué ; le général a répondu avec modestie et dignité.
» Le tribunal de cassation a député plusieurs de ses membres auprès de Bonaparte ; ils ont été accueillis avec égards.
» Le juge de paix de l’arrondissement est allé présenter ses compliments au général Bonaparte ; le général lui a rendu sa visite.
» Bonaparte sort rarement, et dans une simple voiture à deux chevaux. »
Ainsi de suite.
Un jour, on voyait que Bonaparte avait dîné chez François de Neufchâteau ; qu’il avait étonné tout le monde en parlant de mathématiques avec Lagrange et Laplace, de métaphysique avec Sieyès, de poésie avec Chénier, de politique avec Galois, de législation et de droit public avec Daunou ; que c’était merveilleux, qu’il en savait plus qu’eux tous ensemble.
Le lendemain, Bonaparte avait rendu sa visite au tribunal de cassation. Il était arrivé à onze heures, avec un seul aide de camp. Tous les juges réunis, en costume, l’avaient reçu dans la chambre du conseil. Il en savait aussi plus qu’eux tous sur les lois.
Après cela venait la grande réception du Luxembourg. Les coups de canon ouvraient la fête. Le cortège des commissaires de police, des tribunaux de paix, des douze administrations municipales, de l’administration centrale du département et de cinquante autres administrations, se mettait en route pour aller le prendre et l’escorter : commissaires de la trésorerie, commissaires de la comptabilité, tribunaux criminels, institut national des sciences et des arts, états-majors, qu’est-ce que je sais encore ? La musique exécutait les airs de la république.
Et puis la peinture du cortège en marche, de sa route, de son arrivée, de l’autel en demi-cercle sur un vaste amphithéâtre, des drapeaux et des trophées, des cris d’enthousiasme ; le discours du ministre des relations extérieures Talleyrand-Périgord, le ci-devant évêque d’Autun, membre de la Constituante, qui, dans le temps, avait dit la messe au Champ de Mars et sacré les évêques assermentés, malgré le pape ; enfin un vrai farceur ! Ensuite le discours de Barras, qui parlait de Caton, de Socrate et d’autres anciens patriotes qui lui servaient de modèles ; la réponse de Bonaparte, les chants guerriers, etc., etc.
Pauvres diables de Mayençais ! pauvres généraux des armées du Nord, de Sambre-et-Meuse, de Rhin-et-Moselle, des Pyrénées, de la Vendée, de partout, quelle quantité de combats, de batailles vous aviez livrés en 92, 93, 94, 95, dans des occasions terriblement plus graves, plus dangereuses que celles d’Italie ! C’était vous pourtant, oui, c’était nous tous qui pouvions nous glorifier d’avoir vingt fois sauvé la patrie, et de l’avoir sauvée au milieu des plus grandes souffrances, sans habits, sans souliers, presque sans pain… Et pas un seul d’entre nous, pas un seul de nos chefs, si braves, si fermes, si honnêtes, n’avait reçu la millième partie des honneurs de Bonaparte. Le pays n’avait plus d’enthousiasme et de génuflexions que pour cet homme. Ah ! ce n’est pas tout de remplir son devoir, la grande affaire c’est de crier et de faire crier par cent gazettes : « J’ai fait ci ! J’ai dit ça ! Je suis un tel ! J’ai du génie ! J’envoie des drapeaux, des millions, des tableaux. » Et de dresser la liste de ce qu’on envoie, des canons, des trophées ; de répéter à ses soldats : « Vous êtes les premiers soldats du monde ! » Ce qui fait penser aux gens : « Et lui le premier général ! » Ah ! la comédie, la grosse caisse, le fifre, les galons, les plumets, quelle belle chose pour entortiller les Français !
Chauvel avait bien raison de dire en lisant tout cela :
– Pauvre, pauvre peuple ! Le plus courageux et le plus dévoué de tous à la justice, eh bien, quand on joue la comédie devant lui, la tête lui tourne ; il n’a plus de bon sens, il ne voit plus où l’on veut le mener. Robespierre avec son air sombre et ses grands mots de vertu, et celui-ci avec sa gloire, sont les deux plus grands comédiens que j’aie rencontrés. Dieu veuille que la comédie ne nous coûte pas trop cher !
Chauvel comptait sur Kléber, sur Augereau, sur Bernadotte et Jourdan pour sauver la république. La mort de Hoche le désolait, souvent il répétait ces belles paroles du pacificateur de la Vendée à ses troupes :
« Amis, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles, avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire. De perfides ennemis, sans songer à vous, méditent de rendre la France à l’esclavage dont vous l’avez affranchie pour toujours. Le fanatisme, l’intrigue, la corruption, le désordre dans les finances, l’avilissement des institutions républicaines et des hommes qui ont rendu de grands services, voilà les armes qu’ils emploient pour arriver à une dissolution sociale, qu’ils disent être l’effet des circonstances. Nous leur opposerons la loyauté, le courage, le désintéressement, l’amour des vertus dont ils ne connaissent que le nom, et ils seront vaincus ! »
Oui, mais à cette heure, Hoche dormait à côté de son ami Marceau, dans un petit fort près de Coblentz, et le désintéressement, l’amour de la vertu, la loyauté ne réveillent pas les morts.
Enfin ceux d’Italie eurent tous les honneurs et les profits de notre révolution. Cette paix, que la nation estimait si haut, venait de nos campagnes du Rhin, bien plus que de celles d’Italie, et le peuple en donnait toute la gloire à Bonaparte. Il a payé cher son injustice !
C’est au milieu de ces histoires de fêtes, de dîners et de glorification d’un seul homme, que se passa l’hiver. Augereau, bien ennuyé de voir qu’on le mettait dans l’ombre, cria tant qu’on lui retira le commandement de l’armée d’Allemagne, pour l’envoyer commander à Perpignan. Berthier reçut le commandement de l’armée d’Italie, et Bonaparte se fit nommer membre de l’Institut à la place de Carnot, son ancien ami, celui qui deux ans avant avait approuvé ses plans de campagne, lorsqu’il n’était rien et qu’il frappait à la porte de tous ceux qui pouvaient l’aider à devenir quelque chose.
On parlait alors d’une grande expédition en Angleterre, que Bonaparte devait commander en chef. Mais pour faire cette expédition, pour équiper les vaisseaux, réunir les munitions, il fallait beaucoup d’argent ; le bruit courait que ceux de Berne, en Suisse, avaient un gros trésor ; on les appelait « Les messieurs de Berne. » Ces messieurs ne nous avaient pas fait de mal, seulement les citoyens du canton de Vaud se plaignaient d’être sous leur domination, de cultiver leurs terres et de leur payer des impôts.
Ces citoyens du canton de Vaud pouvaient avoir raison, mais leurs affaires ne nous regardaient pas, et sans le gros trésor des messieurs de Berne, je crois aussi que le Directoire ne s’en serait jamais mêlé. Malheureusement il fallait de l’argent pour l’expédition d’Angleterre, le trésor de ces messieurs donnait dans l’œil de Barras, de Rewbell et des autres directeurs, les millions d’Italie leur avaient ouvert l’appétit : c’était grave.
Dans ce mois de janvier, la 75e demi-brigade, sous les ordres du général Rampon, traversa le lac de Genève, pour s’établir à Lausanne ; le général Ménard la suivit avec toute une division, et les gazettes nous apprirent aussitôt que ses proclamations produisaient un bon effet :
« Braves soldats, la liberté, dont vous êtes les apôtres, vous appelle dans le pays de Vaud. La république française veut que le peuple vaudois, qui a secoué le joug de ses oppresseurs, soit libre, etc. »
Toute la Suisse fut en l’air. Les messieurs de Berne, de Fribourg, de Soleure, qui se doutaient bien qu’on en voulait à leurs écus, au lieu de renoncer à de vieux privilèges sur d’autres cantons, firent marcher des troupes contre nous. Ceux de Bâle, de Lucerne, de Zurich eurent plus de bon sens ; ils accordèrent à leurs sujets tous les droits qu’ils demandaient. Mais cela ne faisait pas le compte du Directoire ; on voulait soi-disant à Paris, une république comme la nôtre, une et indivisible, sans cantons séparés. Le général Brune, connu par ses actions d’éclat en Italie, remplaça Ménard au commandement, et se mit à marcher. Alors tous les cantons, excepté celui de Bâle, se réunirent pour arrêter notre invasion. Les commissaires du Directoire, les réquisitionneurs, les fournisseurs, passaient à la file chez nous, avec des troupes en masse. Cela donnait au pays un mouvement extraordinaire, le commerce n’avait jamais si bien été. Les Suisses se défendaient comme de véritables enragés, surtout les insurgés des petits cantons, tous fameux tireurs et connaissant leur pays à fond. Mais on entrait chez eux de deux côtés à la fois, par Bâle et Genève, et tous les jours le trésor était en plus grand danger.
Je ne peux pas vous raconter les mille nouvelles de rencontres, d’escarmouches, de surprises dans les défilés, qui nous venaient jour par jour de là-bas. Le général Nicolas Jordy, notre ancien commandant à Mayence, fit plusieurs beaux coups de filet ; il enleva des canons, des drapeaux, des masses de prisonniers.
Malgré l’injustice abominable de cette guerre, j’apprenais toujours avec plaisir que nos anciens se distinguaient.
Finalement Soleure et puis Berne capitulèrent, le Directoire eut ce qu’il voulait : des convois sans fin roulaient sur la route de Paris. On amena même les ours de Berne, et c’est depuis ce temps que l’on parle de l’ours Martin du jardin des plantes ; toute sa famille d’ours passa chez nous dans cinq caisses, avec des quantités de voitures chargées d’autres caisses, qui ne contenaient pas des ours, je pense. On disait que c’était le citoyen Rapinat, beau-frère de notre directeur Rewbell, qui les expédiait.
Ces choses se passaient en février et mars 1798.
Nous avions appris quelque temps avant l’assassinat du général Duphot à Rome, aux environs du palais de notre ambassadeur, Joseph Bonaparte. Le pape avait aussi de l’argent ! Berthier marcha sur Rome ; on comprit que l’expédition d’Angleterre n’allait plus manquer de rien, que la flotte serait magnifique, et que les troupes auraient de tout en abondance.
Mais ce que je ne veux pas oublier, c’est la grande joie que j’eus en ce temps de revoir ma sœur Lisbeth et son petit Cassius. Marescot était alors capitaine dans la 51e demi-brigade, où l’ancienne 13e légère avait été fondue le 11 prairial an IV. Il se trouvait encore en Italie quand, un bataillon de la 51e ayant été détaché à l’armée de Batavie, Lisbeth profita de l’occasion pour venir nous montrer ses lauriers.
Un matin que je garnissais ma devanture de brosses, de faux, de gros rouleaux de molleton et de flanelle, car alors, outre les articles de mercerie et d’épicerie, nous commencions à tenir aussi les étoffes, pendant que j’étais à cet ouvrage, regardant par hasard du côté de la place, je vis une grande dame, toute chamarrée de breloques et couverte de falbalas, qui descendait la rue du Cœur-Rouge, un petit garçon habillé en hussard à la main. Bien des gens regardaient aux fenêtres, et je me demandais qui pouvait être cette grande dame, avec ses boucles d’oreilles en anneaux et ses chaînes d’or ; il me semblait que je l’avais déjà vue. Elle arrivait ainsi, se balançant et faisant des grâces ; et tout à coup, au coin de la halle, elle se mit à courir, allongeant ses grandes jambes et criant :
– Michel, c’est moi !
Alors me rappelant Mayence, la retraite d’Entrames et le reste, je fus tout secoué. Lisbeth était déjà dans mes bras, et je ne pouvais rien dire, à force d’étonnement ; jamais l’idée ne me serait venue que j’aimais autant Lisbeth et son petit Cassius.
Marguerite venait de sortir et puis le père Chauvel. Lisbeth disait à Cassius :
– Embrasse-le, c’est ton oncle !… Ah ! Michel, te rappelles-tu le jour du bombardement ? il n’était pas si gros, n’est-ce pas ? Et à la retraite de Laval !
Elle embrassa Marguerite, et puis en riant le père Chauvel, qui paraissait de bonne humeur. Le petit, tout crépu comme son père, me regardait avec de bons yeux, son petit bras sur mon épaule. Nous traversâmes la boutique, riant et criant comme des bienheureux. Une fois dans la bibliothèque, Lisbeth, que son grand châle et son chapeau gênaient, les jeta sur une chaise et se mit à rire en disant :
– Toutes ces fanfreluches-là, voyez-vous, je m’en moque ! J’en ai cinq grandes caisses à l’auberge de Bâle ; des bagues, des chaînes, des boucles d’oreilles ! j’ai tout apporté, pour faire enrager les dames d’ici. Mais pour mon compte je m’en moque pas mal ; un bon mouchoir autour de la tête, une bonne jupe chaude, c’est tout ce qu’il me faut en hiver. Ah ! par exemple, il me faut mon petit verre d’eau-de-vie.
Et voyant arriver Étienne, qui travaillait derrière, au magasin, elle se remit à crier et à s’attendrir. Enfin c’était une bonne créature, je le vis bien alors, et je fus content de reconnaître qu’elle ne ressemblait pas à Nicolas.
Étienne pleurait de joie. Il voulait courir tout de suite chercher le père et prévenir la mère ; mais Lisbeth dit qu’après le dîner, elle irait elle-même aux Baraques. Elle voulut voir et embrasser mes enfants, et disait en parlant de Jean-Pierre :
– Celui-ci, c’est le citoyen Chauvel, je l’aurais reconnu entre mille ; et celle-ci c’est je crois, la tante Lisbeth, car elle est forte, grande et blonde. Ah ! les cœurs d’ange !
Ces propos nous réjouissaient. Et puis on revint dans la bibliothèque ; et comme le bruit de cette visite courait déjà la ville, et que beaucoup d’amis et connaissances venaient nous voir, chaque fois qu’un patriote entrait, jeune ou vieux, Lisbeth se mettait à le tutoyer :
– Hé ! c’est Collin ; ça va-t-il, Collin ? – Tiens, le père Raphaël !
Naturellement cela les étonnait ; mais en la voyant si magnifique, chacun pensait qu’elle avait en quelque sorte le droit d’être sans gêne.
Le dîner, où l’on vida quelques bouteilles de bon vin, se passa gaiement. Lisbeth nous racontait ses bonnes prises à Pavie, à Plaisance, à Milan, à Vérone, à Venise. Elle éclatait de rire en peignant la mine de ceux qu’on pillait ; et comme Chauvel disait :
– Diable !… diable !… citoyenne Lisbeth, vous faisiez une guerre de bandits…
– Bah ! bah ! laissez donc, criait-elle, un tas d’aristocrates et de calotins ! Est-ce qu’on doit ménager ces gens-là ? Ils nous en voulaient tous à mort, les gueux ! À chaque instant ils se soulevaient sur nos derrières… Ah ! mauvaise race !… Nous en avons fusillé des moines, des capucins… Aussitôt pris, aussitôt passés par les armes… Bonaparte ne connaît que ça. Pas de réflexions inutiles : « On te pince avec les insurgés, ton affaire est claire, un piquet de huit hommes, un pan de mur au milieu des champs, et bonsoir ! » Ça leur coupait drôlement le nerf de la guerre, citoyen Chauvel !
– Oui, oui, tout allait rondement.
– Je crois bien, disait Lisbeth en riant ; et puis, voyez-vous ? (elle faisait le signe d’empoigner et de fourrer dans ses poches), j’avais des poches qui me traînaient jusque sur les talons. Quelquefois Marescot avait l’air de se fâcher ; il me criait « Mauvaise pillarde, je te fais fusiller à la tête de la compagnie, pour l’exemple ! » Mais tout le monde riait ; il finissait par rire aussi. Tiens, est-ce que nous n’aurions pas été bien bêtes d’attendre les fourgons des commissaires, des généraux, des colonels ? Est-ce que nous ne risquions pas notre peau comme eux ?
– Sans doute, disait Chauvel ; mais le trésor public…
– Le trésor public ? …Ah ! quelle farce !… Le trésor public c’est la poche des réquisitionneurs. Et d’ailleurs les drapeaux, les chefs-d’œuvre, les millions en tas partaient pour le Directoire ; c’était la part du général en chef. Vous avez vu les listes ?
– Oui, nous les avons vues.
– Eh bien, est-ce que les guerres de Mayence, de Belgique, de Hollande, ont rapporté le quart autant ?
Lisbeth, après le dîner et le petit verre, ramassa toutes ses fanfreluches et partit avec Étienne et Cassius pour les Baraques. Nous les regardions s’en aller de notre porte, et le père Chauvel disait :
– Ah ! la grande voleuse !… Mon pauvre Michel, tu peux te vanter d’avoir une drôle de famille !
Il souriait tout de même, car Lisbeth racontait ses rapines si naturellement, qu’on voyait tout de suite que ça lui paraissait aussi juste que d’avaler un verre d’eau-de-vie ; elle s’en faisait honneur et gloire ! Et, chose extraordinaire, toutes les dames de la ville, qui savaient pourtant bien que c’était la fille du père Bastien des Baraques, et qui se rappelaient aussi qu’elle avait couru les grands chemins, presque sans chemise et les pieds nus, toutes étaient dans l’admiration de ses robes, de ses chapeaux, de ses bagues et de son air distingué. Durant les huit jours qu’elle resta chez nous, elle changeait matin et soir, mettant tantôt des robes en soie, tantôt en velours, avec de nouveaux ornements à l’italienne. Quelques-unes de ces robes étaient aussi raides que du carton, à force de broderies ; elle les avait bien sûr happées dans quelque chapelle de sainte, ou dans de vieux châteaux, où l’on conservait des habits de noce du temps des anciens papes. Que peut-on savoir ! Plusieurs dames, les plus considérées de Phalsbourg, en la voyant passer, s’écriaient tout bas :
– Oh ! regardez ! regardez !… Oh ! la malheureuse ! est-elle bien !…
Elles n’avaient pas honte d’envoyer leurs domestiques à l’auberge de Bâle, emprunter à Mme Marescot tel falbalas ou telle coiffure, pour avoir la dernière coupe de la grande mode. Lisbeth recevait des invitations de M. le maire, de Madame la commandante de place, enfin on lui faisait en quelque sorte chez nous, la même réception que les Parisiens à Bonaparte.
Combien peu de gens se respectent assez pour ne pas plier le dos devant ceux qui réussissent ! J’en rougissais. Mais ce qui nous faisait plaisir, c’est qu’à la maison Lisbeth s’en moquait, et nous racontait tous ces salamalecs en levant les épaules.
– C’est la même histoire partout, disait-elle. Quand j’ai mes savates, mon mouchoir rouge autour de la tête et mon jupon, le matin, on dit : « Voici l’ancienne cantinière de la 13e légère ! » et quand j’ai mes breloques, je suis Madame la capitaine ; je pourrais passer pour une ci-devant. Ça ne m’empêche pas d’avoir autant de bon sens le matin que le soir. Ah ! que les gens sont bêtes ! ils veulent toujours qu’on leur jette de la poudre aux yeux.
Le père dînait tous les jours chez nous avec Lisbeth, le petit Cassius sur ses genoux. Jamais le pauvre homme n’avait été dans un ravissement pareil ; à chaque instant il répétait, les larmes aux yeux :
– Le Seigneur a béni mes enfants. Dans ma grande misère, je n’aurais jamais cru que ces changements étaient possibles.
Il regardait sa fille d’un air d’admiration ; tout ce qu’elle disait lui paraissait juste, et souvent il s’écriait :
– Si la grand-mère Anne et le grand-père Mathurin vous voyaient, ils vous prendraient pour les seigneurs de Dagsbourg.
– Oui, père Bastien, lui répondait Chauvel en lui tendant une prise et souriant de bonne humeur, tout cela nous le devons à la révolution ; elle a passé le niveau partout, elle a détruit toutes les barrières. Seulement il est à désirer que les corvéables de la veille ne deviennent pas les maîtres du lendemain. Que ceux d’en bas tâchent de se défendre, ça les regarde ; nous avons fait notre devoir.
La mère, elle, ne voulait plus mettre les pieds dans notre maison ; elle allait voir Lisbeth à la Ville-de-Bâle, et contempler ses trésors, levant les mains et criant :
– La bénédiction du Seigneur repose sur vous ! Tiens, donne-moi ci, donne-moi ça.
Mais Lisbeth, sachant qu’elle voulait en faire cadeau à la vierge noire de Saint-Witt, ne lui donnait que de vieilles friperies, et nous disait le soir :
– Si je l’écoutais, tout le butin de la campagne retomberait entre les mains des fanatiques.
Finalement elle partit. C’était le temps où Berthier venait d’entrer à Rome. Marescot s’y trouvait ; il avait écrit ; Lisbeth se repentait d’avoir quitté la brigade ; elle voulait retourner bien vite là-bas, soi-disant pour faire bénir Cassius par le pape. Elle avait promis des reliques à toutes les dames de Phalsbourg, à notre mère, à dame Catherine, des morceaux de la vraie croix, ou des os de saints et de saintes, car la mode de ces objets revenait.
La veille de son départ, m’ayant conduit avec Marguerite à son auberge, elle me força d’accepter une grosse montre à répétition, que j’ai encore et qui marche toujours bien. C’était un morceau magnifique, une petite couronne gravée derrière, et qui sonnait lentement, comme une cathédrale. Je n’en ai jamais eu d’autre. Comme je ne voulais pas la recevoir, Lisbeth me dit :
– C’est Marescot qui te l’envoie en souvenir de la retraite d’Entrames, où tu nous as sauvé la vie.
Elle m’embrassait avec attendrissement, et me mettait le petit Cassius dans les mains en s’écriant :
– C’est pour lui que tu dois l’accepter, Michel. Marescot m’a dit : « Celle-là, c’est pour ton frère ; je l’ai gagnée à la pointe de l’épée ; elle ne vient pas d’une misérable poignée d’or qu’on porte chez l’horloger du coin ; elle vient du champ de bataille ; on l’a payée avec le sang. Répète-lui ça, Lisbeth, et qu’il embrasse le petit.
Alors je pris la montre et je la mis dans ma poche. Ces paroles me flattaient ; que voulez-vous, on n’a pas été soldat pour rien.
Elle força Marguerite de choisir, parmi toutes ses bagues, celle qui lui plairait le plus ; Marguerite me regardait ; je lui fis signe d’accepter, pour ne pas chagriner ma sœur. Elle en choisit donc une toute petite, avec une seule petite perle, qui brillait comme une larme, mais elle ne l’a jamais portée après le départ de Lisbeth, ne sachant si c’était la bague d’une jeune fille ou d’une femme tuée pendant le pillage. Je m’en doutais et ne lui dis jamais rien sur cela.
Lisbeth me remit aussi cent francs pour le père, en me recommandant de n’en rien donner à la mère, parce qu’elle le porterait tout de suite au réfractaire de Henridorf.
Le dernier jour, à cinq heures, étant réunis à la bibliothèque, avec maître Jean, Létumier et d’autres amis, toutes les caisses étant chargées, Baptiste vint nous prévenir que le courrier était prêt. Les embrassades, les promesses de se revoir, les bonnes espérances et les bons souhaits suivirent ma sœur et Cassius jusqu’à la voiture, qui les prit devant notre porte, au milieu d’une foule de curieux. Quelques dames avec leur mari se trouvaient dans le nombre. On se salua, on se fit les derniers compliments, et Lisbeth et Cassius nous crièrent :
– Adieu, Michel ! Adieu, Marguerite ! Adieu, tous !
Le père tenait encore la main de sa fille ; elle se pencha pour l’embrasser et lui tendit l’enfant, et puis le courrier se mit à rouler vers la place d’Armes. Bien des années devaient se passer avant de se revoir, et pour plusieurs c’était fini.