CHAPITRE XXII
– Vos amis sont arrivés, annonça Ira Medavoy, dès que Malko pénétra dans le bureau.
Décidément, c’était une journée faste.
Il suivit l’Américain à travers les couloirs jusqu’à un bungalow réservé aux hôtes de passage.
Chris Jones et Milton Brabeck eurent tout juste la force de se lever... Ils paraissaient vraiment « froissés  », le visage légèrement hagard, le regard éteint.
Chris eut finalement le courage de se mettre sur ses pieds et broya les phalanges de Malko dans son énorme patte.
– My God ! c’est l’équateur, ici ! fit-il. À Washington il neige...
– Ici, il ne neige jamais, le rassura Malko. Mais, rassurez-vous, si tout se passe bien, votre séjour ne se prolongera pas...
– Les choses ne se passent jamais bien, fit d’une voix sépulcrale Milton Brabeck. Il va faire encore plus chaud ?
– Pas tout de suite, jura Malko.
Bien que toujours aussi impressionnants avec leurs mensurations de gorilles, les deux Américains semblaient avoir perdu une grande partie de leurs moyens.
– Il y a beaucoup de maladies, ici ? demanda Chris Jones.
– Quelques-unes, avoua pudiquement Malko, mais en faisant très attention, c’est-à-dire en ne buvant pas d’eau et en ne mangeant pas de légumes, on peut passer à travers. Venez, je vais vous briefer.
La secrétaire les conduisit jusqu’à la cafeteria de l’ambassade, déserte à cette heure-là.
En voyant du café américain, des muffins et des viennoiseries, les deux « gorilles » faillirent pleurer de bonheur. Malko dut attendre qu’ils soient rassasiés pour leur détailler leur mission. Chris Jones était outré.
– Vous voulez dire qu’on va aider à s’évader des putains de terroristes ! C’est dégueulasse.
– Je suis entièrement d’accord, renchérit Malko. Seulement, c’est le seul moyen d’éviter que cinq membres de l’Agence soient décapités. Comme la sixième l’a été.
Le meurtre sauvage de Judith Thomson avait été soigneusement caché aux membres de la CIA non connectés au dossier.
Milton Brabeck reprit son sang-froid.
– Je comprends, dit-il, mais on est venus sans artillerie. Sur des putains de vols commerciaux où on ne peut même pas prendre une lime à ongle.
– C’est prévu, assura Malko. On va vous fournir ce qu’il faut, pris sur les stocks de l’ambassade. En plus, vous ne serez pas seuls. Quatre membres des « Spécial Forces » sont déjà arrivés.
– Ah, c’est les quatre Iroquois qui sont dans le gymnase, fit Chris Jones. Ils ne passent pas inaperçus, avec leurs crânes rasés...
– On peut avoir besoin d’eux, assura Malko. Je ne vous ai pas encore tout dit : si tout se passe bien, il faudra aller procéder à l’échange en plein désert, à plusieurs centaines de kilomètres de Nouakchott. Et là, on sera tout seuls. Les « Iroquois » seront peut-être utiles...
» Bon, je vais vous emmener faire connaissance avec cette ravissante capitale, pour un repérage...
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Les deux Américains ouvraient de grands yeux devant cette ville plate, aux maisons plates, toutes semblables, et au flot de Mercedes.
– Les gens ont du pognon, ici ! remarqua Milton Brabeck, il y a plus de Mercedes qu’à New York.
– Non, ils sont très pauvres, corrigea Malko, et ces Mercedes sont très vieilles. Elles ont en moyenne un million de kilomètres...
– My God ! fit Chris Jones qui avait le sens de la mécanique.
Ils remontaient Nasser avenue, zigzaguant entre les Mercedes et les charrettes à âne.
– Tiens, ils livrent la bière à domicile, remarqua Chris Jones.
– Ce n’est pas de la bière, mais de l’eau, corrigea Malko. Ici, il y a très peu d’eau potable et l’alcool est interdit, sauf dans les restaurants pour les étrangers. OK, nous approchons de la prison. Regardez bien. C’est juste en face de la mosquée.
Il ralentit et les deux « gorilles » collèrent leurs visages aux glaces fumées.
– Dites donc, c’est bien défendu ! remarqua Milton Brabeck, en découvrant les deux postes de garde extérieurs, avec leurs mitrailleuses légères. On va les neutraliser au RPG ?
– On n’en aura pas besoin, assura Malko. Ils ont creusé un tunnel et ils sortiront dans cette zone.
Il venait de stopper devant le bâtiment des Douanes, suscitant la curiosité suspicieuse des sentinelles. Désignant le bas-côté sablonneux de la route, il expliqua.
– Ils vont sortir par ici. Nous les attendrons et on les emmènera directement dans notre planque.
– Et les Iroquois ?
– Ils resteront en support dans un autre véhicule, un peu plus loin. Au cas où il y aurait une complication.
Il repartit et remonta ensuite vers le nord, par le rond-point Nouadibhou, jusqu’à la villa repérée la veille avec le chef de Station.
Il s’arrêta quelques instants devant.
– Tout de suite après l’évasion, expliqua-t-il, on vient ici et on ne bouge plus jusqu’à la phase finale, quelques jours plus tard, où il faudra quitter Nouakchott pour procéder à l’échange.
» Vous avez compris ?
– Hélas oui ! soupira Milton Brabeck. Les gens d’ici, ils nous aiment ?
– Pas vraiment, dut avouer Malko, mais ce sont des pacifiques. En plus, nous avons des ordres stricts pour éviter les dégâts collatéraux. N’oubliez pas que nous sommes des N.O.C. Ce que je sais de la prison ne donne pas envie de l’essayer.
– Moi, je préférerais me flinguer, soupira Chris Jones, dans une poussée d’héroïsme. Ça doit être plein de bêtes là-dedans.
– On n’en viendra pas là ! affirma Malko. Maintenant, on rentre à la maison... Et vous n’en bougez plus jusqu’au jour J
– On va se goinfrer de hamburgers ! assura Milton Brabeck.
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Anouar Ould Haiba sursauta en voyant la porte de son bureau s’ouvrir sans même qu’on ait frappé. Un inconnu se tenait dans l’embrasure, un visage qui faisait peur, avec un nez écrasé, déformé, où courait une cicatrice en zigzag, et un regard froid comme la mort. Il pénétra dans la pièce et demanda en arabe, avec un fort accent algérien.
– Tu es Anouar Ould Haiba ?
– Oui.
– Je viens de la part de ton ami, Smain.
Le Mauritanien sentit ses jambes se dérober sous lui. C’était impossible, Smain Abu Khader était mort... Son interlocuteur gagna le bureau et précisa.
– C’est une façon de parler. Je sais ce qui lui est arrivé, mais je crois que vous étiez très proches...
Affolé, Anouar Ould Haiba n’avait même pas pensé à lui proposer de s’asseoir. Ce que le colonel algérien fit de lui-même, entrant dans le vif du sujet.
– Je reprends la mission de mon collègue, dit-il, et j’ai besoin de toi. Que sais-tu des plans des Américains ?
Le petit Mauritanien faillit dire « rien », puis l’instinct de survie le ramena à la réalité : il avait devant lui un tueur. Cela suintait par tous les pores de sa peau.
– Ils sont dans la phase finale de leur entreprise, annonça-t-il. L’agent qui est en charge, m’a rendu visite. Il voulait connaître les modalités de la rencontre avec les gens d’Abu Zeid... Je lui ai transmis un numéro de Thuraya qu’il doit contacter lorsque l’évasion aura réussi. Pour moi, mon rôle est terminé. Je ne le reverrai plus.
Il essayait de transpirer la sincérité, priant Allah pour que cet homme sorte de son bureau.
Le colonel lui lança un long regard inquisiteur.
– Ils vont aller à la rencontre de tes amis tout de suite après l’évasion ?
Anouar Ould Haiba serra ses petites mains grassouillettes.
– Je ne sais pas, il ne m’a rien dit. Il n’a pas confiance en moi.
Le colonel Ramtane Amari ne répondit pas. Dès son arrivée à Nouakchott, il s’était plongé dans le dossier de son prédécesseur, à la recherche d’éléments lui permettant de faire échouer cette évasion. Il n’en avait pas beaucoup : l’adresse de cet agent de la CIA, Malko Linge, sa description, le nom de sa présumée maîtresse, Fatimata, l’ex de Brian Kennedy. Celle-ci semblait vivre dans une « guest-house  » non loin de l’hôtel Tfeila.
Parmi les gens du réseau du colonel Abu Khader, Anouar Ould Haiba était le premier qu’il voyait.
Son instinct lui disait qu’il ne mentait pas...
– Donne-moi le numéro de Thuraya, dit-il.
Les mains d’Anouar Ould Haiba tremblaient tellement qu’il se cassa un ongle en ouvrant le tiroir.
Le colonel Amari nota soigneusement le numéro, se leva et lui tendit une carte.
– Voilà mon portable. Si tu apprends quelque chose, appelle-moi.
Il lui restait à « réactiver » le réseau de « petites mains » monté par le colonel. Il en avait absolument besoin pour établir une surveillance étroite autour de sa cible... Sa seule chance de se mettre en travers du projet américain.
Sa prochaine visite était pour un « chouf » utilisé souvent par Abu Khader. Capable de surveiller les gens sans se faire remarquer.
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Malko se détendait, allongé au bord de la piscine du Tfeila. Les dernières trente-six heures s’étaient écoulées dans un calme trompeur. Avant le déjeuner, il avait été remettre son dernier viatique à « Papa Marseille » destiné à acheter les gardiens et se préparait à le rencontrer une ultime fois vers sept heures du soir, pour lui remettre la seconde partie de la somme promise.
Ce serait, en principe, leur dernière rencontre. Ira Medavoy avait donné des instructions pour qu’il puisse entrer sa vieille Land Cruiser dans l’enceinte de l’ambassade, pour y charger discrètement la masse de billets de 2 000 ouguiyas.
Ensuite, il n’aurait plus qu’à prier, pour que tout cela ne soit pas une gigantesque arnaque montée par le Français. En effet, il n’avait aucune preuve de ce qui se passait réellement à l’intérieur de la prison.
Au pire, il aurait fait le bonheur d’un retraité et perdu sa réputation.
Cinq heures : il se leva. Fatimata lui jeta aussitôt :
– Tu peux me déposer à la Maison d’Hôtes ? On doit aller acheter des boubous avec Marina...
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Ould Meydda avait « loué » le taxi de son cousin avec les subsides remis par le colonel Amari afin de pouvoir suivre l’agent de la CIA. Il s’était garé sur le bas-côté, en face de l’hôtel Tfeila, là où quelquefois des taxis attendaient.
Totalement insoupçonné.
Dès qu’il vit sortir la Land Cruiser, il démarra mais dut rester à bonne distance, car elle s’engagea dans le chemin menant à la Maison d’Hôtes. Il la dépassa et fit demi-tour plus loin : c’était une impasse.
Quelques instants plus tard, la Land Cruiser repartait vers l’avenue Charles de Gaulle.
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Malko était le premier arrivé. Il avait laissé le sac de cuir contenant l’argent dans la Land Cruiser garée dans le El Amane.
Mamadou, le barman, un Sénégalais noir comme du charbon, se précipita.
– Chef, j’ai du nouveau champagne zaïrois !
Malko déclina : le moment n’était pas encore venu de se réjouir.
Il devait retrouver Fatimata pour dîner. Ils ne parlaient plus de l’évasion et Malko n’avait pas mentionné la Villa du quartier Las Brisas. La jeune femme était toujours persuadée que les trois évadés seraient « stockés » dans l’hôtel en ruines de la plage.
Il avait eu le temps de boire sa bière lorsque les cheveux blancs de « Papa Marseille » apparurent à l’entrée du patio. Le Français le rejoignit et s’assit avec un grand sourire.
– Je crois que nous sommes bons !
– C’est sûr ?
– Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ? Cette nuit, ils ont travaillé comme des brutes. Il y en a un qui s’est même évanoui. En plus, ils ont dû dégager un petit éboulement. Il est temps qu’on finisse : on ne sait plus où stocker la terre ! La pièce prévue déborde.
Il baissa la voix.
– Vous avez l’argent ?
– Oui.
– Où ?
– Dans la voiture.
– Allez le chercher. C’est pas prudent.
Malko obéit et revint avec le sac de cuir contenant les trente millions d’ouguiyas. Le Français y jeta un regard caressant.
– Je peux regarder ?
– Ici ?
– Non.
Il lança quelques mots au barman, qui l’emmena dans une chambre inoccupée. Lorsqu’il revint, il rayonnait.
– Aujourd’hui, c’est moi qui vous offre le champagne ! Mamadou, amène le zaïrois !
Le barman avait dû se préparer. Il déboula avec une bouteille de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs 1999 et précisa.
– Celui-là, chef, c’est celui de l’ambassadeur !
Il ouvrit la bouteille religieusement et « Papa Marseille  » vida sa coupe, les yeux clos.
– Putain que c’est bon ! Je crois que je vais en apporter un peu à Atar. Je suis content de vous avoir connu.
Il se resservit du Comtes de Champagne 1999. Malko l’observait : ou il avait vraiment réussi un coup de maître, ou c’était un immense comédien.
– Cela fait une semaine qu’ils creusent, remarqua-t-il, personne, dans la prison, ne s’est aperçu de rien ?
– Tout le monde est au courant, fit « Papa Marseille  », hilare. Sauf les « mauvais » gardiens, bien sûr. Ça va se vider sérieusement, demain matin. Moi, je serai déjà à Atar, mais je penserai à vous.
Malko s’aperçut qu’il avait la bouche sèche. L’angoisse. Il se resservit de Taittinger.
« Papa Marseille » émit un rot de satisfaction et lança :
– Il y a un petit problème qui vient de surgir, mais je pense qu’on pourra vivre avec.
Malko sentit son sang se liquéfier. Il attendit, la gorge serrée, que le Français lui révèle ce qu’était ce « petit » problème.