CHAPITRE XI
Malko médita quelques instants la révélation
du journaliste mauritanien. L’homme qu’il avait entraperçu pouvait
être ce mort. Mais pourquoi un gendarme ?
– Vous pensez qu’il y a un lien entre
l’attentat et le gendarme ? demanda-t-il.
Ouma sourit.
– Bien sûr. Avez-vous tiré sur
lui ?
– Oui.
– Il n’est pas mort sur le coup, il a été se
cacher dans un coin, mais n’a pas pu aller plus loin.
– Comment interprétez-vous cela ?
– Je ne sais pas, avoua le journaliste
mauritanien. Il agissait sûrement pour le compte de quelqu’un. On a
retrouvé l’arme dont il s’est servi. Un pistolet automatique
Makarov fabriqué sous licence en Chine. C’est son arme de dotation
dans la gendarmerie.
– Vous pensez qu’il agit pour le compte du
gouvernement ?
– Pourquoi l’aurait-il fait ?
– Je ne sais pas, avoua Malko, qui ne pouvait
pas révéler la véritable raison de son séjour
à Nouakchott.
Le Mauritanien caressa ses cheveux ras,
visiblement perplexe.
– Je ne crois pas. Ce n’est pas leur façon de
procéder. Ils n’avaient aucune raison de liquider cet Américain, et
vous, encore moins. Ils auraient pu l’expulser, au pire.
– Alors, qui ?
– Les Salafistes... Ils ont toujours voulu
éliminer Brian Kennedy. Et ils n’ont pas voulu utiliser quelqu’un
qui fréquente la mosquée Budah, pour ne pas avoir de
problème.
– Ce gendarme n’était pas un jeune
homme.
– Cela ne veut rien dire... Les Salafistes
ont aussi des membres plus âgés...
Malko ne comprenait pas. Pourquoi les
Salafistes qui savaient, eux, la raison de sa présence à
Nouakchott, auraient-ils voulu l’éliminer ?
– Moi, je pense que cela n’a rien à voir avec
vous, conclut le Mauritanien. Brian Kennedy était menacé depuis
longtemps. C’est juste une coïncidence qu’il ait été assassiné
lorsqu’il était avec vous.
– C’est vrai, reconnut Malko, sa compagne,
Fatimata, m’a dit qu’on les avait menacés...
Le journaliste regarda sa montre.
– Je vais y aller, j’ai un article à
faire.
Pris d’une inspiration subite, Malko demanda
soudain.
– Vous savez où on a trouvé le
cadavre ?
– Pas exactement, mais je peux le savoir.
Pourquoi ?
– J’aimerais le voir. Pour vérifier s’il a pu
s’enfuir jusque-là.
– Bien, fit le journaliste, déjà debout. Je
peux vous y conduire. Je vous retrouve devant la concession Toyota
du quartier Ksar. À neuf heures. Tout le monde connaît.
À peine fut-il parti que Malko alla retrouver
Fatimata, en grande conversation avec Marina, qui s’éloigna
discrètement.
Fatimata coula un regard humide à Malko.
Rassurée sur son sort immédiat.
– Brian m’avait dit qu’il connaissait un
garçon, membre de son club de sport, qui est le cousin d’un des
trois condamnés à mort. Il ne m’a pas donné son nom. Vous pourriez
essayer de le retrouver ?
– Oui, dit-elle sans enthousiasme. Je dois
aller là-bas demain matin pour vendre des meubles dont je n’ai plus
besoin.
– Parfait, approuva Malko. Je viendrai vous
chercher pour déjeuner.
Il s’éclipsa et, à peine sorti, il prit le
petit Colt dont il avait regarni le chargeur dans sa sacoche, et le
garda dans sa main droite, le bras le long du corps. Invisible dans
l’obscurité.
En cas d’attaque, il pourrait riposter
instantanément. Heureusement il arriva sans encombre au
Tfeila.
Pour s’endormir d’un bloc : la journée
avait été longue. Et chargée d’adrénaline.
C’est la sonnerie du portable qui le
réveilla ; le local. Une voix d’homme dont il eut du mal à
comprendre le nom.
– C’est pour la Land-Cruiser, je voudrais
vous rencontrer... Aman Ould Bija, le contact de l’AQMI.
Le pouls au plafond, Malko demanda
aussitôt.
– Où ?
– Dans le quartier Arafat. Vous prenez la
route de Atar. Au rond-point de la deuxième Centrale Électrique,
vous verrez un « goudron » qui part sur la gauche. Il
faut le suivre jusqu’au poteau 18. Là, quelqu’un vous attendra.
Venez dans une heure.
– Impossible, refusa Malko, j’ai déjà un
rendez-vous.
– Alors, dans deux heures, conclut son
interlocuteur, avant de raccrocher.

La concession Toyota était cachée au fond
d’une voie sablonneuse et défoncée. Malko aperçut une Toyota
Corolla arrêtée en face d’où Ouma émergea.
– Je sais où c’est, annonça le Mauritanien.
Ce n’est pas loin.
Malko monta à côté de lui et ils
s’enfoncèrent dans les ruelles du quartier Ksar, débouchant en face
de la mosquée Budah, puis continuant derrière, pour s’arrêter une
centaine de mètres plus loin, en face d’une maison écroulée donnant
sur un petit terrain vague.
– C’est là ! annonça le
journaliste.
À peine étaient-ils descendus de la Toyota
que plusieurs gamins les entourèrent, morts de curiosité.
Ouma leur jeta une question et le plus
audacieux s’avança vers le terrain vague et s’y allongea, mimant le
cadavre. Malko avait rapidement évalué la distance : c’était
très possible qu’avec une balle dans la poitrine, le meurtrier de
Brian Kennedy ait pu parcourir une centaine de mètres...
– Bien, conclut-il, ce doit être lui...
Au moment où ils regagnaient la voiture, un
des gamins jeta une phrase brève à Ouma, qui se retourna vers
Malko.
– Il prétend qu’il a ramassé un portable que
le mort était en train d’utiliser.
Le gosse avait sorti de sa poche un petit
Nokia qu’il dissimulait dans le creux de sa main... Le pouls de
Malko s’envola.
– Il faut le récupérer !
Ouma était plus réservé.
– C’est peut-être tout simplement un portable
qu’il a volé quelque part, objecta-t-il. Ils sont malins.
– Combien veut-il ?
Le gosse jeta un chiffre et le journaliste
esquissa le geste d’une torgnole.
– Il est fou. Il demande 10000
ouguiyas !
Le prix d’un repas à deux dans un bon
restaurant de Nouakchott. Malko était sur des charbons ardents et
plongeait déjà la main dans sa poche. Ouma se pencha vers
lui.
– Donnez-moi 2000 ouguiyas.
Malko lui tendit le billet bleu.
Le gosse s’en empara comme un lézard gobe une
mouche et s’enfuit, poursuivi par ses copains
qui voulaient une part du gâteau.
Ouma tendit le Nokia à Malko.
– Vous avez peut-être perdu 2 000 ouguiyas,
fit-il avec philosophie.
C’était peut-être un bon investissement, se
dit Malko. Il vérifia le Nokia : il ne s’alluma pas. Le
Mauritanien avait peut-être raison : le gosse lui avait refilé
un vieux truc sans valeur.
Il n’avait plus qu’à se rendre à son second
rendez-vous. Cette fois, il avait besoin de Khouri Ould
Moustapha.

Le ruban d’asphalte s’enfonçait vers l’est,
desservant des dizaines de rues sablonneuses bordées de petites
maisons au toit plat. Le quartier Arafat grandissait tous les
jours, nourri par le flux constant des Mauritaniens attirés par la
ville ou ruinés par la sécheresse.
Quelques boutiques, les éternels marchands de
pièces détachées de voiture. Un paysage plat, poussiéreux, sans un
étranger. Ici, même si le centre n’était qu’à une dizaine de
kilomètres, on était dans un autre monde.
Khouri Ould Moustapha zigzaguait entre les
charrettes de fûts d’eau potable tirés par les petits ânes
résignés. Ici, il n’y avait ni eau potable, ni tout à l’égout et
très peu d’électricité...
Malko comptait les poteaux électriques. Au
dix-septième, il demanda au chauffeur de ralentir puis il s’arrêta
en face du dix-huitième poteau. La route continuait encore sur plusieurs kilomètres, se
terminant en plein désert.
Malko descendit du Hilux sur le bas-côté
poussiéreux, en face d’une pile de bouteilles de Butagaz offertes à
la vente. Une Mercedes de l’âge de pierre était sur des cales, à
côté, en train de retrouver une nouvelle jeunesse sous les doigts
habiles de trois mécanos.
Khouri Ould Moustapha alla se garer un peu
plus loin à l’ombre. Malko commençait à cuire sous le soleil
brûlant lorsqu’un jeune homme, en dharaa
beige s’approcha, appuya la main droite sur son cœur, avant de la
lui tendre pour la serrer entre ses mains.
– Salamaleikoun.
– Aleykoun salam, répondit Malko.
Quand même sur ses gardes, le zip de sa
sacoche ouvert afin de pouvoir saisir rapidement son Colt Deux
Pouces.
Avec un sourire engageant, le jeune homme lui
fit signe de le suivre. D’abord un passage entre deux maisons, puis
un terrain vague au sol inégal qu’ils traversèrent en biais,
débouchant sur un groupe de constructions.
Malko aperçut le minaret d’une mosquée
dépassant d’un mur d’enceinte.
Son « guide » poussa une porte de
fer et ils débouchèrent sur une cour en travaux.
Un peu plus loin, des jeunes enturbannés
lisaient debout dans la petite cour : des étudiants.
Apparemment, la mosquée comportait aussi une école coranique.
Son « guide » le mena jusqu’à un
bâtiment moderne, plutôt froid, et s’engagea dans l’escalier.
Il frappa à une porte du premier étage,
l’entr’ouvrit et s’éclipsa. Le battant fut ouvert par un homme de
très petite taille, une allure d’intellectuel, drapé dans une
dharaa, avec une barbe noire fournie et bien coupée.
Il tendit la main à Malko et annonça d’une
voix onctueuse :
– Je m’appelle Anouar Ould Haiba. Je suis
professeur dans notre école d’oulemas.
– Ce n’est pas une mosquée ?
– Si, c’est la mosquée de notre Mufti Dadew,
qu’Allah veille sur lui. Il est en ce moment à l’étranger et se
rend ensuite à notre saint pèlerinage du Hadj, à La Mecque.
Asseyez-vous.
Malko était à peine dans son fauteuil que le
jeune homme qui l’avait amené entra avec un plateau sur lequel se
trouvaient des verres et une théière.
Inévitable cérémonial.
L’atmosphère était confite en dévotion, un
peu comme dans un couvent. Malko vida son verre de thé et
demanda.
– C’est vous qui avez demandé à me
voir ?
– Non, non, celui qui veut vous voir va
venir. Voulez-vous visiter l’école des oulemas, en
attendant ?
Malko déclina poliment.
Au troisième verre de thé, la porte s’ouvrit
sur un colosse barbu avec des lunettes métalliques, dans la même
tenue qu’Anouar Ould Haiba, qui fit les présentations.
– Le frère Moktar désirait vous rencontrer.
Vous parlez anglais ?
– Oui, pourquoi ?
– Le frère Moktar ne parle qu’hassaniya et
anglais ; il vient de Malaisie.
Le nouveau venu fixait Malko d’un regard à la
fois bienveillant et dominant. Il s’assit en face de lui et croisa
les mains sur ses genoux.
Anouar Ould Haiba enchaîna : il arrive
de Tombouctou. Il a rencontré là-bas certains de nos frères
« égarés » qu’il tente de faire revenir à une notion plus
juste de l’Islam.
– Des gens de l’AQMI ?
Le sourire onctueux du professeur
s’élargit.
– Il va vous le dire. Je crois qu’il a un
message très important pour vous.