CHAPITRE XXI
Malko trépignait, en nage, progressant centimètre par centimètre, englué dans le plus bel embouteillage qu’il ait jamais vu à Nouakchott. Essayant de contourner l’avenue Nasser, interdite à la circulation par des rubans jaunes. En prévision de la Fête Nationale célébrant les cinquante ans d’existence de la République Mauritanienne, les autorités avaient décidé de repeindre les bandes blanches de la chaussée, afin de permettre un défilé militaire au cordeau...
Au lieu de faire ça la nuit, ils avaient froidement interrompu la circulation dans la plus grande avenue de la ville sur plus d’un kilomètre, incluant le Marché Central... D’où un magma monstrueux de véhicules divers, coincés dans de petites rues adjacentes, cherchant désespérément à rejoindre leur destination finale.
Il baissa les yeux sur sa montre : midi vingt. Il avait plus d’une heure de retard alors que ce rendez-vous avec « Papa Marseille » était crucial.
Complétement noué, Malko força le passage pour atteindre enfin un espace libre et s’engagea dans une petite voie débouchant non loin de l’hôtel El Amane. Il se gara sur le large bas-côté sablonneux et regarda autour de lui.
Pas de « Papa Marseille ».
L’estomac noué, la chemise plaquée à son dos par la chaleur, il essaya de mettre de l’ordre dans ses idées.
Une des causes de l’absence du Français pouvait signifier la catastrophe absolue : la découverte du projet d’évasion.
Il aurait dû attendre, à cause des 100 000 ouguiyas que lui apportait Malko. Il regarda l’entrée de l’hôtel El Amane, se dit que le Français était peut-être là. En débouchant dans le patio, ses nerfs se dénouèrent d’un coup. « Papa Marseille » était assis à l’ombre, devant une bière bien entamée.
– Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda-t-il quand Malko vint s’asseoir en face de lui.
– Tout est bloqué, à cause de la réfection de la chaussée.
Le Français hocha la tête, amusé.
– Et ces connards ne savent pas que le défilé est annulé ! Mon copain de la Garde Présidentielle me l’a dit : ils ont peur de provoquer les Salafistes...
– Vous avez eu des nouvelles de la prison ? coupa Malko.
« Papa Marseille » arbora un large sourire.
– Vous vous êtes fait du mauvais sang pour rien. Il n’y a pas de lézard, c’est juste une mesure de routine, qui aurait dû entrer en vigueur depuis longtemps ; seulement, les gardiens avaient freiné des quatre fers.
– Pourquoi ?
– Ils taxaient les types qui avaient des portables. Cela leur fait un gros manque à gagner.
Malko était tellement soulagé, qu’il éclata d’un rire nerveux. Vite calmé.
– Comment va-t-on faire, dans ce cas, pour me prévenir de leur sortie imminente ?
« Papa Marseille » ricana.
– Comme ce sont des gens très religieux, ils ont eu une idée : même s’ils sont prêts avant, ils ne commenceront leur voyage dans le tunnel qu’au début de la Prière du matin. Vous ne pouvez pas la louper, la mosquée est juste en face.
» En plus, en agissant à ce moment-là, cela diminue les risques : tous les bons croyants seront agenouillés en direction de La Mecque.
– Et s’ils ne sont pas prêts ?
– Ils le seront : on a fait les derniers calculs. À mon avis, ils pourraient même sortir deux ou trois heures plus tôt. Donc, c’est pour dans deux jours. Je vous retrouverai la nuit tombée, ici, et vous me donnerez ce que vous me devez encore.
– Vous ne surveillez pas la fin de l’opération ?
– Cela ne servirait à rien. On ne peut plus communiquer à cause de l’histoire des portables.
» Vous n’avez pas confiance ?
Malko se força à dire « oui » et sortit de sa sacoche l’enveloppe quotidienne que « Papa Marseille » empocha aussitôt. Avant de commander une nouvelle bière.
– On a eu beaucoup de chance ! conclut-il. Pas d’éboulement et pas de « balance ». Si un jour vous passez par Atar, venez me voir. OK, je vous dis à demain. Même heure. Ici, c’est plus agréable. La circulation risque d’être aussi bordélique.
Il partit le premier, laissant l’addition à Malko. Il ne restait plus qu’à annoncer la bonne nouvelle à Ira Medavoy.
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Si Dieu est avec nous, conclut Malko à la fin de son exposé à Ira Medavoy, nous aurons récupéré ces trois salopards dans trois jours.
» Il est temps d’affiner la phase finale.
– J’y ai déjà pensé, avoua le chef de Station. Il faut sécuriser au maximum l’échange. Pour cela nous avons un avantage sur eux.
– Lequel ?
– Je suppose que vous allez correspondre par Thuraya pour fixer le lieu de rendez-vous.
– Oui. Je pense.
– Grâce à nos écoutes, dès qu’un de leurs Thurayas émet, nous pouvons le localiser.
– Et ensuite ?
– Je vous ai dit que nous avons fait modifier l’orbite d’un de nos satellites militaires. Désormais, il couvre la zone. À Tamanrasset, nous avons des drones. Des Predator. Le matin de l’échange, on en lancera un qui pourra surveiller en temps réel la progression des gens de l’AQMI qui vont venir à votre rencontre. Ensuite...
Il laissa sa phrase en suspens, mais Malko avait compris.
– Vous pourriez les « taper » lorsque nous aurions récupéré nos otages et qu’ils reviendront vers leur base, avec les trois hommes que nous aurons fait évader.
– Ça me ferait un plaisir immense de me faire Abu Zeid !, avoua l’Américain, mais il est trop prudent pour s’aventurer si loin de sa base. Il va envoyer un de ses lieutenants.
– C’est mieux que rien. Je vais aller voir Anouar Ould Haiba, afin de mettre au point avec lui les détails de l’opération.
» À propos, on n’a toujours pas parlé de la mort du colonel Abu Khader ?
– Non, mes homologues sont muets et la presse aussi...
Il brandit une pile de journaux posés sur son bureau : l’Horizon, Nouakchott Info, La Tribune, l’Éveil.
– Les Services mauritaniens sont sûrement au courant, mais ne veulent pas faire de vagues.
– Et les Algériens ?
– Eux, ils savent. Mais, à moins de monter une nouvelle opération contre vous... Ils ne savent pas si vous n’êtes pas protégé par les Mauritaniens.
– Pourvu que cela dure. Et la « Cavalerie » ?
– Les quatre « Spécial Forces » arrivent ce soir de Bamako, via Dakar. Pour vos deux amis, je serai prévenu. C’est probablement pour demain.
– Bien, conclut Malko, je vais aller voir Anouar Ould Haiba.
– Attendez ! Nous allons d’abord aller repérer la ville de Las Palmas, là où vous allez planquer vos « protégés ». Dans un van Mercedes avec des glaces fumées. Très anonyme.
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Le quartier Las Palmas se trouvait au nord-ouest de Nouakchott, à l’est de la route menant à Nouadibhou, la grande ville du nord. Ira Medavoy conduisait lui-même, Malko à côté de lui.
Ils arrivèrent à un grand rond-point, là où la route croisait l’avenue Nasser.
– C’est le rond-point Nouadibhou, expliqua l’Américain. Vous ne pouvez pas le rater en arrivant de Nasser. Voilà, on continue. Vous voyez sur la droite « Salam Transport ».
Cela non plus, on ne pouvait pas le rater : un immense entrepôt portant une inscription en rouge avec des lettres d’un mètre de haut.
– Dans cinquante mètres, nous tournons à droite, annonça l’Américain.
C’était un chemin sablonneux, bordé de quelques maisons et de terrains vagues. Ira Medavoy désigna à Malko, sur leur gauche, une grande villa entourée d’un mur assez bas. Un seul étage, des barreaux aux fenêtres, le toit plat, avec une sorte de tour rectangulaire, sur sa gauche.
Ils ralentirent, passant devant un portail peint en vert.
– On entre par là, expliqua le chef de Station. On peut garer les voitures derrière la maison, là où elles ne sont pas visibles du chemin.
Ils continuèrent, passant ensuite devant un terrain vague puis deux autres maisons plus petites. En face, un vieux berger faisait paître des moutons sous l’œil avachi d’un chameau agenouillé. Il ne leva même pas la tête lorsqu’ils passèrent devant lui.
– Le quartier est calme, conclut l’Américain. Vous retrouverez votre chemin ?
– Je pense que oui.
Ils firent demi-tour, au bout, sur un rond-point au sol défoncé. Malko se dit que le compte à rebours était bien entamé. Et que les plus grands risques étaient encore devant lui.
Il restait à verrouiller les modalités de l’échange des otages.
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Il connaissait le chemin. Après avoir garé sa Land Cruiser le long du mur de la mosquée, il poussa la porte de la cour et se dirigea vers le bâtiment où Anouar Ould Haiba officiait.
Sans rien demander à personne.
Une voix douce cria quelque chose en arabe lorsqu’il frappa à la porte du bureau.
Anouar Ould Haiba posa le document qu’il lisait en voyant Malko et blêmit.
Son regard dérapa et il eut un geste de défense lorsque son visiteur s’approcha du bureau.
– Vous avez peur ? demanda Malko.
Anouar Ould Haiba baissa la voix.
– Vous l’avez tué...
– Comment le savez-vous ?
– Je le sais.
– Il est mort, conclut Malko. Cela devrait vous rassurer. Il ne vous dénoncera pas. Je ne suis pas venu pour vous parler de lui.
Le petit Mauritanien se détendit d’un coup.
– Pourquoi, alors ?
– Je veux mettre au point l’échange des otages.
Anouar Ould Haiba se figea.
– Ils sont libres ?
– Non, mais si tout se passe bien, ils le seront bientôt. Je suppose que Abu Zeid a prévu un mode opératoire pour procéder à l’échange.
– Oui, confirma Anouar Ould Haiba. Il doit se faire très loin d’ici, dans la zone du parallèle zéro, en plein désert. Vous viendrez avec les trois otages Mudjahiddin et lui avec les Américains.
– Comment vais-je communiquer avec lui ?
Le Mauritanien ouvrit un tiroir et en sortit un papier.
– Vous avez de quoi noter ?
Malko sortit son pad.
– Voici le numéro du Thuraya que vous devrez joindre lorsque tout sera prêt pour l’échange. 8881650 682 505. Même si on ne vous répond pas, vous serez rappelé très vite.
– Et l’argent ?
Anouar Ould Haiba baissa modestement les yeux.
– Vous me le remettrez avant de quitter Nouakchott. Je le ferai ensuite parvenir au Cheikh Abu Zeid.
Malko eut du mal à dissimuler sa surprise : ainsi, cet onctueux petit bonhomme grassouillet à l’allure inoffensive jouait un rôle important. Et de confiance. Et, en plus, il trahissait...
Il rentra son pad et se leva.
– C’est une question de quelques jours. Ce n’est pas moi qui vous apporterai l’argent.
Le Mauritanien eut un geste signifiant que cela n’avait aucune importance.
En repartant, Malko remarqua qu’il n’y avait plus de trace de l’attentat qui avait failli lui coûter la vie. De nouvelles bouteilles de gaz étaient offertes à la vente et tous les débris avaient disparu.
Il était presque euphorique.
Même si beaucoup restait à faire.
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Le policier de la Police des Frontières examina rapidement le passeport diplomatique algérien qu’on lui présentait, au nom de Ramtane Amari, qui venait prendre ses fonctions de Second Secrétaire à l’ambassade d’Algérie à Nouakchott.
Vérifiant juste la photo. Un visage inquiétant, avec une cicatrice en zigzag courant sur le nez écrasé, au-dessous d’un regard froid.
– Bienvenue à Nouakchott, fit-il avec un sourire.
Un chauffeur attendait le diplomate avec une voiture de l’ambassade et il s’y engouffra.
Pendant le trajet, Ramtane Amari laissa son regard errer sur les rues poussiéreuses et encombrées. Il était déjà venu en Mauritanie, il y a longtemps, sous un autre nom.
Cette fois, ce déplacement était inattendu. On l’avait arraché de son bureau à l’État-Major de la Sécurité Militaire à Alger, pour l’expédier dare-dare à Nouakchott : objectif : empêcher à tout prix ce que les Américains étaient en train de manigancer. Et, accessoirement, venger son prédécesseur, le colonel Smain Abu Khader, vraisemblablement assassiné par la CIA.