CHAPITRE XV
« Papa Marseille » venait de terminer sa troisième bière. Le temps qu’il avait fallu à Malko pour expliquer son projet.
Le vieux Blanc remarqua.
– Je les ai croisés à la prison, ces Salafistes ; ils ont l’air gentils, polis, ils saluent la main sur le cœur, ils ne fument pas, ne boivent pas, mais ce sont des fous furieux. Ils ne pensent qu’à égorger. Le reste du temps, ils prient, repliés sur eux-mêmes. Ils font peur, même à leur famille.
Malko l’arrêta.
– Pensez-vous que mon plan soit réalisable ?
– Ce n’est pas irréalisable, nuança « Papa Marseille  ». Il va falloir que j’aille à la prison. Justement, j’ai un lavabo à livrer. À mon avis, c’est une question d’argent.
– Pour vous ?
– Oui, bien sûr. Mais aussi à cause des gardiens. On ne peut rien faire si on ne les achète pas.
– C’est faisable ?
– Ils gagnent 70 000 ouguiyas1 par mois... Si vous arrivez avec assez d’argent, ça devrait les intéresser.
– J’ai examiné les lieux de l’extérieur, expliqua Malko. Je pense qu’il faudrait creuser à partir de la prison un tunnel en direction du bâtiment des douanes, qui aboutirait dans le grand hangar qui jouxte le mur de la prison. J’y ai été : le sol est en terre. La seule méthode est de creuser à partir d’une des cellules. J’espère que les Salafistes ne sont pas au premier étage.
– Toutes les cellules sont au rez-de-chaussée, affirma « Papa Marseille ».
Enfin une bonne nouvelle.
Il lissa sa petite moustache et demanda.
– Et moi ?
– Je vous l’ai dit, vous aurez vos chameaux.
Le vieil homme eut un sourire malin.
– C’est un peu court. Voilà ce que je veux. Moi, je vais risquer beaucoup... Pour repartir dans la vie, il me faut cinquante chameaux.
– Quel est le prix d’un chameau ?
– Autour de 150 000 ouguiyas. C’est-à-dire 400 euros. Avec la sécheresse, les prix ont baissé. En plus, j’ai besoin d’un peu d’argent pour la petite que j’ai en vue. Son père ne me la laissera pas à moins de 500000 ouguiyas. Elle n’a que seize ans, mais elle est très douée.
Décidément, il n’avait pas changé de distraction.
– Donc, voilà ma proposition. Si je vous dis OK, vous me donnez tout de suite trente millions d’ouguiyas. Ensuite, le jour où ils s’évadent ou ils sont en situation de s’évader, je touche le reste.
– Vous allez rester à Nouakchott, ensuite ?
– Non, je filerai sur Atar, je connais le coin par cœur. D’ailleurs, la petite que j’ai en vue est de là-bas. Ensuite, je m’installe dans le désert avec elle et mes chameaux. Personne ne viendra me chercher, parce que je me mettrai sous la protection d’un chef de tribu local.
» Cela vous va ?
– Pas de problème, assura Malko qui aurait été prêt à payer deux fois plus.
« Papa Marseille » se retourna vers le bar.
– Moussa !
Le barman accourut, une boîte de bière à la main. Mais le nouvel associé de Malko lui lança.
– Dis-moi, tu as encore du champagne français ?
– Oui, monsieur Marseille. Les Zaïrois en ont livré.
– Eh bien, apportes-en une bouteille. C’est mon ami qui régale. Tourné vers Malko, il enchaîna : Ça fait des années que je n’en ai pas bu ! Forcément, avec mes ennuis. Avant, j’en avais toujours à la maison.
Moussa était déjà de retour avec une bouteille de Taittinger Brut dans un seau à glace qu’il déboucha avec componction. « Papa Marseille » vida sa coupe avec une lenteur extasiée, les yeux clos, et la tendit à nouveau pour que Moussa la remplisse.
– Putain ! que c’est bon !
Malko le laissa profiter de ce retour à la vie civilisée avant de demander.
– Combien de temps cela peut-il prendre de creuser ce tunnel ?
– Ça dépend. De l’état du sol, du nombre de gardiens qu’on pourra convaincre. Moi, je dirai entre trois semaines et un mois.
Malko demeura silencieux : son enthousiasme sérieusement douché : il allait devoir convaincre Abu Zeid d’attendre et ce n’était pas gagné.
– Bon, conclut « Papa Marseille », vous m’apportez l’argent quand ?
– Demain, ici à la même heure.
– Ça marche.
Il se leva et empoigna le Taittinger Brut.
– Je l’emmène, ce serait dommage de la laisser perdre.
Malko le regarda sortir. Ce n’était pas un velléitaire. Un homme qui étrangle sa femme pour obtenir sa liberté a de la ressource.
Un seul point continuait à le mettre mal à l’aise : aider à remettre trois criminels en liberté. Il chassa cette idée désagréable de son esprit pour se concentrer sur la mécanique de l’opération. Son interlocuteur n’avait pas eu l’air de trouver son projet impossible. C’était plutôt bon signe.
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Anouar Ould Haiba, après avoir mûrement réfléchi, avait pris un taxi collectif pour gagner le centre de Nouakchott. Se faisant déposer sur la place ombragée où s’activaient les laveurs de voitures. Il avança jusqu’à ce qu’il trouve le 4 × 4 du colonel Abu Khader. Ce dernier fumait à côté de son véhicule, tandis que trois Mauritaniens faméliques le briquaient comme des fous. Il aperçut Anouar Ould Haiba et se dirigea vers lui sans se presser, achetant un journal au passage. Ici, les gens bavardaient entre eux, même sans se connaître.
Les deux hommes ne se serrèrent même pas la main.
– Il y a du nouveau ? demanda le colonel algérien, d’une voix égale.
Il y en avait forcément puisque son informateur l’avait appelé.
Le petit barbu grassouillet regarda autour de lui, visiblement inquiet.
– J’ai reçu une mauvaise visite, hier, fit-il à mi-voix.
Il relata avec précision ce que lui avait dit l’agent de la CIA. Le colonel Abu Khader sentit le sang se retirer de son visage : partagé entre la panique et la fureur. Pourquoi cet imbécile de Salam el Barka avait-il gardé son portable ! C’est vrai que les Mauritaniens ne se séparaient jamais de ce « status symbol »
– Cet agent américain est très actif, continua Anouar Ould Haiba et maintenant, il sait que vous avez voulu le tuer. Il va peut-être se plaindre aux autorités.
Le colonel algérien esquissa un sourire mauvais.
– Ça m’étonnerait. Mais tu as raison, cet homme est trop actif. Il faut l’éliminer.
– J’ai l’impression qu’il est armé, objecta Anouar Ould Haiba qui n’était pas un foudre de guerre, mais un intellectuel.
Smain Abu Khader se rapprocha de sa voiture qui, maintenant, brillait sous le soleil, puis se retourna vers le Mauritanien avec un mauvais sourire.
– Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ! fit-il d’une voix sentencieuse. Je vais éliminer cet homme et tu vas m’y aider.
Le professeur sentit ses jambes se dérober sous lui.
– Moi ! fit-il d’une voix chevrotante.
Devant sa panique visible, Abu Khader élargit son mauvais sourire.
– Ne crains rien, je ne vais pas te demander de l’égorger.
Il lui expliqua posément ce qu’il attendait de lui et Anouar Ould Haiba reconnut que c’était dans ses cordes.
– Je te rappelle dès que je suis prêt, conclut le colonel. En attendant, qu’Allah veille sur toi.
Il y avait une certaine ironie dans sa voix : pendant toute sa carrière, il avait lutté férocement contre les Islamistes et n’avait pas mis les pieds dans une mosquée depuis des lustres. C’est lui qui avait mis au point une méthode pour décourager les islamistes infiltrés dans les forces de Sécurité.
Lorsqu’il en prenait un, au lieu de l’égorger avec quelques fioritures, il lui administrait un « traitement spécial » ...
On remplissait d’eau aux trois quarts un fût de deux cents litres et on la chauffait jusqu’à ce qu’on la fasse bouillir. Ensuite, grâce à un palan, on soulevait le coupable et on le laissait retomber dans le fût, ce qui l’ébouillantait vivant. Cependant, on ne l’y laissait pas assez longtemps pour qu’il meure.
Une fois remonté, un assistant enlevait avec un poignard les morceaux de chair bouillie qui se détachaient facilement. Un médecin administrait au torturé un toni-cardiaque et on le replongeait dans l’eau bouillante.
Les sujets les plus solides ne résistaient pas à plus de trois passages.
Du coup, les « taupes » du GIA s’étaient raréfiées et le colonel Abu Khader avait gagné le surnom de « colonel bouilloire ». Évidemment, il n’avait pas intérêt à tomber entre les mains des Islamistes.
En Mauritanie, le risque était limité.
Cette initiative lui avait permis de passer très vite du rang de lieutenant-colonel à celui de colonel plein.
Il monta dans son 4 × 4, adressa un petit signe de main à Anouar Ould Haiba et s’éloigna.
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Malko trouva Fatimata dans le hall du Tfeila. Maquillée, moulée dans un boubou noir, le caraco éclatant sous la pression de sa poitrine.
– Je suis venue à pied de chez Marina, dit-elle. J’ai eu un message du garçon que j’ai vu hier.
– Il t’a appelée ?
– Non, il m’a envoyé son petit frère de onze ans. Pour me dire que son cousin avait reçu le Nokia et qu’il te remerciait. Il ne s’en servira pas, il attend que tu l’appelles.
C’étaient des gens sérieux. Dommage que ce soient des assassins.
– Je peux aller à la piscine ? demanda timidement Fatimata.
– Bien sûr.
– Il faut que je me change dans ta chambre.
Ils montèrent ensemble et, en un clin d’œil, elle fut nue.
Avant de passer son maillot, elle glissa un regard caressant à Malko.
– Tu as beaucoup de travail ?
– Oui, je repars.
Direction l’ambassade américaine. Pour la première fois depuis son arrivée, il avait une vraie bonne nouvelle à annoncer à Ira Medavoy.
Peut-être une chance de sauver les cinq otages.
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Rick Samson essaya de se lever et dut s’agenouiller pour y parvenir : ses mains liées dans son dos rendaient tout mouvement pénible. Il était en nage, sous la petite tente où il devait régner une chaleur de 40°. Et, les premiers jours, cela avait été pire...
Grâce à son entraînement physique, l’agent de la CIA n’avait pas trop souffert, mais son corps amaigri parlait pour lui : il avait dû perdre six ou sept kilos.
Certes, on ne les laissait pas mourir de faim. Un régime à base de dattes, de riz, de poisson séché et de pois chiche. De l’eau toujours tiède, souvent malsaine qui provoquait des diarrhées brutales et dévastatrices.
Entendant du bruit, son gardien passa la tête sous la tente, braquant sa Kalach sur le prisonnier.
Leur hantise, c’était une évasion : pourtant, quasiment impossible.
Il était à peine six heures du matin, mais il faisait déjà une chaleur d’enfer. Bien entendu, dès le premier jour de leur capture, ils s’étaient approprié leurs montres et leur argent.
Du canon de sa Kalach, le jeune Arabe au visage en partie masqué par son chèche, fit signe à Rick Samson de sortir. L’Américain émergea, respirant un air relativement frais après l’atmosphère empuantie de la tente.
D’autres membres de la katiba s’affairaient un peu plus loin, autour des Toyota soigneusement camouflées et de tentes plus grandes.
Tous ceux qui étaient en contact avec les prisonniers dissimulaient leurs visages.
Rick Samson aperçut l’un d’eux en train d’orienter les panneaux solaires qui leur servaient à alimenter leurs ordinateurs et leur système de communication.
Il avait été surpris de la sophistication de leur matériel, ultramoderne. Pour la katiba, il y avait une vingtaine de Thurayas qu’ils rechargeaient grâce aux batteries des véhicules. Ils n’écoutaient jamais la radio, ne chantaient jamais, parlaient peu. Des moines soldats.
L’agent de la CIA gagna le coin où il se reposait le matin : le dos au rocher, il contempla le ciel immuablement bleu où ne volaient que de rares oiseaux. Cette région, totalement désertique, ne vivait que par ses rares points d’eau.
Depuis leur capture, Rick Samson ignorait ce qu’étaient devenus ses compagnons d’infortune. Ils avaient été séparés, très vite, après la traditionnelle photo de groupe, et il n’avait plus jamais eu de nouvelles. Il essayait de garder le compte des jours qui passaient, mais ce n’était pas facile, tant la vie était monotone.
Il regarda le ciel, se demandant comment allait se terminer leur équipée.
Certain que l’Agence remuait ciel et terre pour les sortir de là. Hélas, il savait qui était Abou Zeid. De l’argent ne suffirait pas à le satisfaire. Il essaya de ne pas penser à l’avenir.
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– Vous aurez l’argent demain matin, assura Ira Medavoy. Heureusement, ici, tout se paie en liquide. La banque ne sera pas étonnée que je sorte autant de billets. Mais ça va tenir de la place... J’espère que ce type n’est pas un escroc...
– Moi aussi ! renchérit Malko, mais c’est notre seule chance d’arriver à nos fins.
– C’est quand même tiré par les cheveux ! remarqua l’Américain. Je ne vois pas comment il peut goupiller cela.
– On verra bien, conclut Malko.
Le chef de Station de la CIA leva les yeux au ciel.
– Pourvu que personne, jamais, ne soupçonne notre implication dans cette affaire. Les Mauritaniens seraient capables de rompre les relations diplomatiques.
– Le colonel Abu Khader ne risque pas de les avertir ? Apparemment, il est prêt à aller très loin pour nous empêcher de mener à bien notre projet.
– C’est vrai, reconnut Ira Medavoy. Cependant, je ne pense pas que cela dépasse le cadre d’une opération clandestine. S’il se mouillait officiellement, nous finirions par le savoir et nous en ferions payer le prix aux Algériens. Il le sait.
– J’espère que vous avez raison, conclut Malko. Maintenant que j’ai une chance, même minime, d’aboutir, ce serait bête d’être trahi par un « allié » des États-Unis.
Visiblement, le sujet dérangeait le chef de Station. Hélas, la plupart des « alliés » des États-Unis, jouaient le double-jeu, comme le Pakistan.
– OK, conclut-il, venez demain, vers onze heures. J’aurai l’argent.
Malko était encore dans l’ambassade quand son portable sonna.
Il reconnut aussitôt la voix douce d’Anouar Ould Haiba, qui lui demanda d’une voix onctueuse s’il pourrait passer le voir le lendemain en fin de matinée.
– Plutôt vers deux heures, proposa Malko.
À midi, il avait rendez-vous avec « Papa Marseille » pour lui remettre l’argent destiné au financement de l’évasion des trois Salafistes.
– Très bien, à deux heures, accepta le petit Mauritanien. À demain, Inch Allah.
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Le colonel Smain Abu Khader se trouvait encore dans le cybercafé, à côté de l’hôtel Halima, proche de l’ambassade d’Algérie, lorsqu’il reçut le SMS d’Anouar Ould Haiba.
Ravi, il décida, du coup, de reprendre un quart d’heure de connection avec les sites pornos qu’il affectionnait.
Les choses se présentaient bien.
1. 200 euros.