CHAPITRE
XVI
– J’ai de bonnes nouvelles, annonça Anouar
Ould Haiba, dès que Malko se fut assis et qu’on leur eut apporté le
sempiternel thé.
– Lesquelles ? interrogea Malko. Vos
amis de l’AQMI ont débusqué la « taupe » qui renseigne le
colonel de la Sécurité Militaire algérienne ?
– Hélas non ! déplora le petit
Mauritanien. Cela sera difficile. Mais le Cheikh Abu Zeid a fait
savoir qu’il prolongeait l’ultimatum qui expirait ce soir. Donc,
aucun mal ne sera fait aux otages.
Malko n’avait pas osé aborder le sujet
d’emblée. Indiciblement soulagé, il se contenta de remarquer.
– C’est une décision qui l’honore.
– Le Cheikh Abu Zeid a, je crois, eu des
preuves de votre implication réelle dans la libération de nos trois
frères « mudjahiddin sur la voie de Dieu », compléta
Anouar Ould Haiba.
Ce devait être la remise du portable à
Maarouf Ould Haiba, un des trois condamnés à mort, qui avait
convaincu l’AQMI que Malko cherchait réellement à faire évader les
trois prisonniers.
– J’espère aboutir, confirma celui-ci, mais
il me faut encore du temps.
Il avait noté avec satisfaction que le Cheikh
Abu Zeid n’avait pas fixé de nouvelle échéance pour son ultimatum.
Deux heures plus tôt, il avait remis à « Papa Marseille »
deux gros sacs pleins de billets pour démarrer l’opération. Le
Français semblait avoir le diable à ses trousses et était resté à
peine deux minutes dans le Hilux, jetant à Malko.
– On fera le point ce soir ! avait-il
lancé. Venez ce soir au restaurant La Salamandre vers neuf
heures.
– Où est-ce ?
– Tout le monde connaît ! C’est le
restaurant des deux gouines.
Il s’était enfui si vite que Malko s’était
demandé s’il n’allait pas directement rejoindre sa fiancée et ses
chameaux... Et si toutes ses promesses n’étaient pas un conte de
fée. Il avait encore quelques heures à attendre pour le savoir.
Rassuré sur les intentions de l’AQMI, il se leva.
– Je vous appellerai dès que je pourrai
établir un calendrier, promit-il.
Onctueux comme du miel, Anouar Ould Haiba le
reconduisit jusqu’à la cour. Prenant congé avec une poignée de main
particulièrement moite et un regard plutôt fuyant.
À tel point que Malko se demanda s’il lui
avait bien dit la vérité sur la position de l’AQMI.
Khouri Ould Moustapha, que Malko avait
récupéré après son rendez-vous avec « Papa Marseille »,
discutait avec des gosses à l’extérieur de la mosquée. Ils
repartirent par le chemin habituel : d’abord le terrain vague, puis le passage entre deux maisons pour
regagner le « goudron ».
Au moment où ils débouchaient sur la chaussée
pour tourner à droite, un violent coup de klaxon les fit sursauter.
Un énorme semi-remorque arrivait derrière eux à toute vitesse,
visiblement peu disposé à freiner.
Khouri Ould Moustapha n’avait que quelques
secondes pour réagir et leur éviter d’être écrabouillés par les
trente tonnes du semi-remorque.
Un choix entre deux mauvaises
solutions : soit se rabattre sur la droite sur le bas-côté
sablonneux, soit traverser la chaussée en biais pour gagner le
bas-côté gauche. Problème : s’il se rabattait à droite, il
allait se jeter sur la carcasse d’un vieux camion jouxtant un
empilement de bouteilles de gaz exposées à côté.
Et, en se rabattant vers la gauche, il allait
se jeter sur une Mercedes, elle aussi lancée à toute vitesse, qui
allait les emboutir de plein fouet...
Khouri Ould Moustapha choisit la seconde
solution, accélérant à mort sous le nez de la Mercedes. Son
conducteur, peu soucieux d’emboutir le Hilux dans un pays où
l’assurance était inconnue, freina à mort.
L’arrière du Hilux passa à quelques
centimètres de l’avant gauche de la Mercedes qui salua l’exploit
d’un sérieux coup de klaxon, continuant sa route.
Malko n’eut pas le temps d’évacuer
l’adrénaline de ses artères. Au moment où ils descendaient sur le
bas-côté gauche, le semi-remorque les frôlant à leur droite, il y
eut une formidable explosion.
Malko vit l’énorme camion se balancer comme
si la chaussée se dérobait sous ses pneus, puis basculer vers la gauche, se couchant au milieu de la
chaussée dans une gerbe d’étincelles, balayant dans sa trajectoire
une charrette à âne.
La cabine se détacha, roulant à travers la
route pour rebondir sur la gauche, continuant jusqu’à une épicerie
qu’elle réduisit en poussière.
Automatiquement, Khouri Ould Moustapha écrasa
le frein, juste avant d’arriver à la cabine déjà en train de
brûler.
Des flammes entouraient le semi-remorque et
le diesel répandu sur la chaussée commençait à s’enflammer.
Malko porta son regard sur sa droite et son
pouls grimpa brutalement. Bien que le semi-remorque n’ait pas
touché le bas-côté droit de la route, la carcasse du camion qui s’y
trouvait déjà, avait été projetée à plusieurs mètres, dans une
boulangerie, et le tas de bouteilles de gaz avait disparu, remplacé
par un trou fumant dans le sol meuble...
Il sauta à terre dès que le Hilux s’arrêta et
traversa la route en courant.
Un bourricot éventré était en train
d’agoniser, des gens gisaient sur le sol, morts ou blessés. Il
regarda le semi-remorque en train de brûler. Son flanc droit avait
été totalement déchiqueté, comme enfoncé par un coup de poing
géant.
Des gens couraient partout, avec des seaux
d’eau, tentant d’éteindre les divers incendies.
Il comprit instantanément ce qui s’était
passé. Quelqu’un avait déclenché à distance une charge explosive
dissimulée dans l’empilement des bouteilles de gaz, déclenchant la
déflagration.
Si le semi-remorque ne les avait pas forcés à
changer de trajectoire, le Hilux aurait été
pulvérisé par l’explosion des bouteilles de gaz.
C’était un attentat !
Un attentat destiné à le tuer.
Un système relativement simple. À deux
réserves près. Il fallait un dispositif de mise à feu assez
sophistiqué, même s’il était actionné par un opérateur se trouvant
à proximité, pour repérer leur passage.
Mais il fallait surtout savoir quand le Hilux
passerait devant ces bouteilles de gaz...
La fureur le submergea : une seule
personne pouvait avoir eu connaissance du moment de son départ de
la mosquée du Mufti Dadew, Anouar Ould Haiba.
Il retraversa. Khouri Ould Moustapha était
debout, à côté du Hilux, pâle comme un mort. Choqué.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
demanda-t-il d’une voix mal assurée.
– Quelqu’un a fait exploser les bouteilles de
gaz au moment où nous aurions dû passer devant. Le semi-remorque
nous a sauvé la vie.
– Ce n’était pas notre heure, conclut le
Mauritanien. Allah ne voulait pas nous rappeler à Lui.
Il semblait totalement déboussolé, comme s’il
ne réalisait pas encore qu’il s’agissait d’un acte volontaire.
Malko remonta dans le Hilux et lui lança.
– On retourne à la mosquée.
Khouri Ould Moustapha se remit à son volant
comme un automate. Il dut s’y reprendre à trois fois pour démarrer,
tant sa main tremblait. Ensuite, ils effectuèrent un long détour
pour contourner la zone de l’attentat. Désormais, la circulation
était interrompue dans les deux sens. Le
camion continuait à brûler dans une âcre fumée noire. Quelques
gamins audacieux s’approchaient des flammes pour voir ce qu’il y
avait à piller.
À peine arrivé devant le mur ocre de la
mosquée, Malko sauta du Hilux, le véhicule à peine arrêté. Il se
précipita à l’intérieur, traversa la cour et gagna le bâtiment où
il avait rencontré Anouar Ould Haiba quelques minutes plus
tôt.
Arrivé au premier, il ouvrit violemment la
porte du bureau. Anouar Ould Haiba était en train de téléphoner, le
portable collé à l’oreille.
Malko vit une lueur de panique incrédule
passer dans son regard, embué par les lunettes, en le voyant
débarquer. Il posa son portable sur le bureau et tenta d’esquisser
ce qui ressemblait très vaguement à un sourire.
Malko avait déjà contourné le bureau. Il
plongea la main dans sa sacoche et sortit son Colt Deux Pouces,
enfonçant le court canon dans le cou grassouillet du
Mauritanien.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que
vous voulez ? bredouilla le professeur de français.
Sans lui répondre, Malko ramena en arrière le
chien extérieur du petit revolver, avec un cliquetis métallique qui
semblait liquéfier Anouar Ould Haiba.
– Je n’ai rien fait ! couina celui-ci
d’une voix tremblante.
Quand il sentit l’extrémité du canon
s’enfoncer encore plus dans son cou, il jappa :
– Ce n’est pas moi !
Cela valait tous les aveux.
– C’est qui ?
– C’est lui.
– Le colonel Abu Khader ?
Anouar Ould Haiba inclina la tête, incapable
d’articuler une parole.
Les soupçons de Malko se transformaient en
certitude. Ainsi, c’était Anouar Ould Haiba la « taupe »
qui renseignait la Sécurité Militaire algérienne !
Et c’était donc le colonel Abu Khader qui
venait d’essayer de le tuer. Pour la seconde fois...
Malko rafla le portable du Mauritanien posé
sur le bureau, le fourra dans sa sacoche et le saisit par les
cheveux, lui ramenant la tête en arrière.
– Anouar ! dit-il d’une voix glaciale,
si vous dites au colonel que je sais tout, je préviens les
Salafistes que vous travaillez pour lui. Vous savez ce qu’ils vous
feront... Si vous ne dites rien, vous avez une petite chance de
rester en vie.
Les yeux exorbités, Anouar Ould Haiba
semblait au bord de l’infarctus. Malko lâcha ses cheveux, écarta le
revolver de son cou, rabattit le chien et remit l’arme dans sa
sacoche. Les mains du petit Mauritanien, posées à plat sur le
bureau, tremblaient comme s’il avait été atteint de la maladie de
Parkinson au dernier stade.
– Je reviendrai vous voir, lui lança-t-il.
D’ici là, si vous ne voulez pas mourir, vous ne dites rien.
» À personne.
Khouri Ould Moustapha n’était pas encore dans
son assiette.
– On va à l’ambassade américaine ! lança
Malko.
Lorsqu’ils passèrent devant le lieu de
l’attentat, les incendies brûlaient toujours et une vieille ambulance enfournait des blessés. Quelques policiers
essayaient de rétablir la circulation.
Le cerveau de Malko bouillait. Si « Papa
Marseille » lui confirmait l’opération, lors de leur prochain
rendez-vous, il ne voyait pas comment continuer avec le colonel
algérien acharné à sa perte.

– C’est incroyable ! laissa tomber Ira
Medavoy. Je savais que les Algériens étaient vicieux, mais à ce
point-là...
– Le colonel Abu Khader n’a pas agi de son
propre chef, remarqua Malko. C’est une opération décidée à
l’État-Major de la Sûreté Militaire. Une affaire d’État.
» Désormais, nous savons que les Algériens
feront tout pour faire échouer ce projet. Le colonel Abu Khader
dispose visiblement dans ce pays de nombreux appuis. Il peut donc
encore tenter de nous nuire.
– Vous êtes certain à 100 % qu’il est le
coupable ?
Malko lui désigna le portable qu’il venait de
déposer sur le bureau du chef de Station.
– Je mettrai ma main à couper qu’Anouar Ould
Haiba était en train de lui rendre compte.
– Bien, conclut Ira Medavoy. Je vais avertir
le DG. Exposer la situation. Nous avons besoin d’instructions
précises.
Malko se leva.
– Je vais en savoir plus tout à l’heure. Si
« Papa Marseille » ne vient pas au rendez-vous, ce n’est
pas la peine de remuer ciel et terre.
– Ne parlez pas de malheur ! soupira
l’Américain. Il vaut mieux encore se battre avec les
Algériens.

Le colonel Smain Abu Khader était fou
furieux, ruminant hargneusement son échec, dans son bureau de
l’ambassade algérienne. Celui qu’il avait chargé de déclencher
l’explosion, un Mauritanien stipendié depuis longtemps, n’avait
même pas osé se manifester.
Alors que c’était une opération facile !
Le colonel algérien avait reçu par la valise diplomatique un
dispositif explosif fabriqué par la SM, commandé à distance par un
téléphone portable. La nuit précédente, l’homme chargé de
déclencher l’explosion l’avait dissimulé sous le socle du cadre
contenant les bouteilles de gaz. Guère plus gros qu’un paquet de
cigarettes, il se voyait à peine.
Tout de suite après l’explosion, le coup de
fil d’Anouar Ould Haiba annonçant qu’elle venait d’avoir lieu
l’avait rempli de satisfaction. Il avait aussitôt pris une voiture
banalisée pour aller inspecter les lieux de l’attentat. Pour
vérifier le résultat lui-même. Il avait compris très vite, en
examinant les lieux et en bavardant avec des badauds, pourquoi
l’attentat avait échoué. L’opérateur, peu expérimenté, avait
déclenché l’explosion quelques secondes trop tard...
Un cas non-conforme.
Ivre de fureur, il avait regagné l’ambassade.
D’abord pour rédiger un rapport pour la Sûreté Militaire à Alger,
et, aussi, pour penser à l’avenir.
Il ne pouvait pas se permettre une troisième
tentative contre cet agent de la CIA. Déjà,
les Services mauritaniens allaient se poser des questions. L’AQMI
n’utilisait pas de méthodes aussi sophistiquées.
Il allait donc être réduit à surveiller de
près son adversaire, grâce à son réseau local.
Pour guetter une occasion de faire échouer
son plan dont il ne connaissait pas tout.
C’était aléatoire, or, Alger lui avait intimé
l’ordre de réussir : les trois Salafistes devaient demeurer en
prison. Sinon, il risquait de se retrouver dans un poste peu
enviable...

La Salamandre se trouvait en plein centre, à
côté de l’unique église à l’architecture futuriste de Nouakchott.
Lorsque Malko se gara devant, il avait l’estomac noué. Après son
équipée à Arafat, il était revenu à l’hôtel pour
décompresser.
Sans donner signe de vie à Fatimata qui se
trouvait, elle, à la Maison d’Hôtes. Elle en savait déjà trop. Il
avait encore dans les oreilles le fracas de la déflagration. Une
fois de plus, ce n’était pas son heure...
Khouri Ould Moustapha lui avait laissé le
Hilux sans discuter, pressé de rentrer chez lui se remettre de ses
émotions.
Il pénétra dans le restaurant et parcourut la
salle des yeux.
Pas de « Papa Marseille ».
Pourtant, il était déjà neuf heures
vingt.
Il prit une table au milieu, examinant les
autres. Plusieurs tables étaient déjà
occupées, des Expats et des locaux. Une grande blonde officiait au
bar, entourée de deux barmaids noires.
Visiblement surveillée par une brune aux
cheveux courts, installée sur un tabouret en face d’elle, pantalon,
visage dur. L’allure d’une lesbienne de choc, ce qu’elle était
probablement.
C’était inattendu de trouver un tel couple à
Nouakchott.
Décidément, on n’arrêtait pas le
progrès.
– Chef, il n’y a pas de vodka, annonça le
garçon, un grand Sénégalais, en revenant du bar.
Malko n’eut pas le temps de ruminer sa
déception. « Papa Marseille » venait de pousser la porte
et se dirigeait vers lui.