CHAPITRE
XII
Il dit quelques mots à l’homme de Tombouctou
qui s’adresssa aussitôt en anglais à Malko.
– Nous avons appris que vous avez été victime
d’une tentative d’attentat. Nos frères de la katiba « Tarek
Ibn Zyad » tiennent à vous faire savoir qu’ils ne sont pour
rien dans cette affaire.
Malko se dit que l’AQMI ne perdait pas de
temps pour réagir.
– Qui cela peut-il être ?
demanda-t-il.
Le Mauritanien eut un geste évasif.
– Nous l’ignorons. Peut-être les mécréants du
gouvernement du président Ould Aziz.
– Ce ne serait pas plutôt la personne qui se
trouvait avec moi, Brian Kennedy, qui était visée ? interrogea
Malko.
Moktar secoua la tête.
– Cet homme était en effet un
« missionnaire » essayant d’arracher des croyants à la
vrai foi, mais rien n’était programmé contre lui.
Il semblait catégorique : le mystère
restait entier. Malko se dit que le portable
« parlerait » peut-être et enchaîna.
– Je vous remercie. Avez-vous un autre
message à me transmettre ?
Enfoncé dans son fauteuil, les mains croisées
sur son ventre replet, Anouar Ould Haiba semblait somnoler.
L’interlocuteur de Malko se pencha légèrement en avant.
– Le Cheikh Abu Zeid a décidé de donner une
leçon aux infidèles qui nous combattent et mènent un double jeu
contre nous, en dépit de nos accords.
– Un double jeu ?
Malko ne comprenait plus.
– Oui, confirma le grand barbu. Depuis deux
jours, la zone où se trouve le Cheikh Abu Zeid a été survolée par
des appareils militaires, à très basse altitude. L’un d’eux a
largué ce que nous croyons être une balise radio. Il s’agit d’un
geste hostile, alors que nous vous avons accordé un délai pour
répondre à nos demandes.
Décontenancé, Malko protesta.
– Je ne suis au courant de rien ! Moi,
je me trouve à Nouakchott où je m’efforce de trouver une façon de
faire libérer vos trois condamnés à mort.
Le grand barbu eut un geste apaisant,
signifiant qu’il ne reprochait rien à Malko et enchaîna.
– Je vous crois, cependant, à la suite de cet
incident, le Cheikh Abu Zeid a pris la décision d’éliminer un des
otages en sa possession pour éviter le retour d’un incident
semblable. Inch Allah, il sera décapité demain matin.
Malko sentit son sang se glacer dans ses
veines. Puis se mettre à bouillir.
– Vous êtes fou ! protesta-t-il. Vous
aviez promis de ne pas toucher aux otages avant sept jours.
Nouveau geste apaisant, mais le grand barbu
continua de la même voix monotone et douce.
– Je ne suis qu’un messager. Voilà ce que
j’avais à vous dire. Le Cheikh Abu Zeid se sent tràhi. Même si vous
n’y êtes pour rien.
Il se leva, prêt à partir. Malko étouffait de
fureur. Machinalement, sa main s’enfonça dans sa sacoche de cuir,
effleurant la crosse du Colt deux Pouces. Il ne réfléchissait plus,
envahi par une fureur aveugle. Avec les cinq cartouches de son
barillet, il pouvait abattre les deux hommes en face de lui et
s’enfuir de la mosquée.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, le
grand barbu précisa :
– Il ne sera rien fait aux cinq autres otages
tant que le délai prévu ne sera pas dépassé, Inch Allah.
Malko serrait la crosse du petit revolver
quand le large dos de l’envoyé de l’AQMI franchit la porte. Il
savait que l’abattre n’aurait servi à rien. Ce sont les otages qui
auraient probablement payé pour lui... Il se tourna vers Anouar
Ould Haiba.
– Vous avez entendu ?
L’autre inclina silencieusement la
tête.
– Vous ne pouvez rien faire ?
Anouar Ould Haiba secoua sa barbe
noire.
– Personne ne peut se mettre en travers d’une
décision du Cheikh Abu Zeid. Les Américains n’ont rien à faire en
Afrique. S’ils se retiraient, cela serait beaucoup mieux.
Malko s’étranglait de rage. Il se leva et
gagna la porte sans même dire au revoir. Ces Salafistes étaient des
fous furieux qu’il fallait éradiquer par tous les moyens. Hélas,
pour l’instant, ils pouvaient faire chanter la
plus grande puissance du monde qui avait une autre idée qu’eux de
la vie humaine.
Lorsqu’il sortit de la mosquée, il avait
envie de crier. Il regagna le « goudron » et Khouri Ould
Moustapha donna un coup de phare.
– Ça va ? demanda-t-il, quand Malko
monta dans la Toyota.
– Non, laissa tomber Malko. On va à
l’ambassade américaine.
– Je ne pourrai pas aller jusqu’à la grille,
avertit le Mauritanien. Il faut une autorisation spéciale.
– Ça ne fait rien, je marcherai.

Ira Medavoy, le chef de Station de la CIA à
Nouakchott, bien que retranché derrière ses barbelés, ses caméras
et ses blocs de béton, était effondré.
– Je ne suis au courant de rien, concernant
ces survols, affirma-t-il. Je vais tout de suite vérifier avec
Dakar et Tamanrasset. Les vols ne peuvent venir que de là. Mais
cela m’étonnerait : on sait que tout repose sur vous et qu’il
n’y a aucune chance de libérer nos otages par une opération
militaire.
Malko, encore ivre de rage, faillit oublier
le portable Nokia récupéré au Ksar. Il le sortit de sa sacoche et
expliqua sa provenance.
– Il faudrait le faire parler. Si c’est
vraiment celui de l’assassin de Brian Kennedy, cela pourrait donner
quelque chose. À propos, est-ce que vos homologues vous ont parlé
de ce gendarme, qui pourrait être l’assassin ?
– Non, pourtant ce matin, j’étais chez eux
pour leur signaler qu’un camion d’explosifs
avait été chargé à Gao, en vue d’un attentat en Mauritanie.
– C’est bizarre, conclut Malko. Vous ne
voulez pas leur en parler ?
– Cela ne servira à rien ! Ils sont très
cachotiers. S’ils ne m’ont rien dit, c’est qu’ils sont mal. Il vont
m’enfumer, me dire que cela n’a rien à voir avec le meurtre de
Brian. En plus, nous ne connaissons même pas le nom de cet homme.
Nous avons juste un témoignage officieux.
» On va ausculter ce Nokia, promit-il, mais
si ce sont des numéros locaux, cela ne mènera à rien... Et votre
affaire, cela avance ?
– C’est trop tôt pour le dire, assura Malko,
évasif.
Le chef de Station n’insista pas, se
contentant de soupirer.
– J’espère que vous ne mordrez pas la ligne
rouge. Tenez, prenez une bière.
Ils avaient presque fini leur Budweiser
lorsque la secrétaire entra et déposa un message juste décrypté sur
le bureau du chef de Station. Celui-ci y jeta un coup d’œil et leva
les yeux vers Malko.
– Aucun appareil de chez nous n’a survolé
cette zone, annonça-t-il. Nous avons reçu l’ordre de ne pas bouger
tant que les négociations sont en cours.
– Alors, d’où peut venir cet
avion ?
– Le choix est vite fait. Cela peut être un
Breguet de reconnaissance français, mais ils volent à haute
altitude ou alors, un appareil algérien venu de Tamanrasset. Les
autres pays n’ont rien qui puisse voler aussi loin.
» On va demander aux Algériens et vérifier
avec nos relevés radar.
– Ils savent que nous négocions ?
– Non, bien sûr. Et on ne veut surtout pas
leur dire. Ils seraient fous furieux.
– Pourtant, vous êtes très proches de leurs
services.
L’Américain eut un sourire amer.
– Nous avons besoin les uns des autres, mais
ils ne nous aiment pas et nous n’avons aucune confiance en eux.
C’est comme les Mauritaniens : ils ne savent jamais rien, même
si on leur donne des tas d’informations recueillies grâce aux
moyens techniques. Ils sont fermés comme des huîtres.
– Vous allez transmettre l’avertissement
d’Abu Zeid ?
– Dès que vous serez sorti de ce bureau.
J’espère que c’est du bluff. Ils font cela souvent : ils
menacent et puis, au dernier moment, accordent un délai
supplémentaire. Ils adorent jouer avec nos nerfs...
Malko hocha la tête.
– Si on récupère ces otages, il faudrait
vraiment les aplatir jusqu’au dernier.
– Donnez-moi deux F.16 ! renchérit Ira
Medavoy, avec quelques bombes à fragmentation et il n’en restera
rien. En attendant, il faut serrer les dents.
Il donna une vigoureuse poignée de main à
Malko.
– Take care. Et que
Dieu soit avec vous !
Malko dut parcourir deux cents mètres à pied
avant de retrouver le Hilux. Toujours noué. Il lui restait deux
cartes à jouer : l’avocate et le cousin d’un des
condamnés.
Pourvu que Fatimata l’ait retrouvé.
– On va à la Maison d’Hôtes !
dit-il.

Fatimata n’était pas revenue et Malko regagna
le Tfeila.
Obsédé par le message d’Abu Zeid : il
n’arrivait pas à y croire, c’était trop abominable, ce meurtre
décidé froidement, lucidement, juste pour montrer sa force. Cela
lui coupait l’appétit. Il s’allongea sur son lit et, sans s’en
rendre compte, s’endormit. La fatigue nerveuse. Lorsqu’il se
réveilla, il était sept heures. Il descendit à la piscine pour
s’aérer. Sans nouvelles de personne.
Les chauves-souris plongeaient dans la
piscine pour se désaltérer, dans la tiédeur du soir. En dépit des
35°, on n’éprouvait pas une impression de chaleur.
Il regarda le ciel où apparaissaient les
premières étoiles. Priant pour que Abu Zeid change d’avis.

Le soleil commençait à rosir le ciel, de
l’autre côté du massif des Iforhas, découvrant les crêtes du
Tassili avec une netteté incroyable. Le silence était absolu :
dans cette région déserte, inhospitalière, il n’y avait presque pas
d’animaux, à peine quelques oiseaux, surtout des aigles et des
vautours. Mohammed Ould Bechar se glissa hors de sa tente et gagna
un petit promontoire surplombant l’emplacement où se trouvait la
moitié de la katiba d’Abu Zeid.
Arrivé là, il déplia un petit tapis de prière
troué et sortit de la poche de sa djellaba un transistor. Celui-ci
était réglé sur Radio Tombouctou qui diffusait
les cinq prières de la journée à l’intention de ceux, comme lui,
qui se trouvaient isolés en plein désert, loin de toute
mosquée.
Il était pile à l’heure. Les premiers versets
du Coran lui serrèrent la gorge : c’était toujours aussi beau.
Il s’agenouilla, tourné vers le sud-est, là où se trouvait La
Mecque, et commença la première prière du jour.
Avec une piété particulière.
Aujourd’hui, il allait remplir la volonté
d’Allah le Tout Puissant et le Miséricordieux.
Lorsqu’il se releva, il était plein de
courage. Il roula son tapis et regagna sa tente. À part les
« choufs »1
disséminés sur les hauteurs entourant le campement, il était encore
le seul à être debout. Il alla s’installer contre une Land-Cruiser
dissimulée sous une bâche couleur désert, adossée à une grotte, et
sortit le long poignard qui ne le quittait jamais. Se servant de sa
Kalachnikov comme d’une pierre à aiguiser, il se mit à promener la
lame pourtant déjà tranchante sur l’acier bruni.
Quand il jugea que la lame était assez
aiguisée, il remit le poignard dans son étui et se leva pour gagner
une grotte un peu en retrait. Un homme veillait à l’entrée, assis
en tailleur, sa Kalachnikov posée en travers de ses genoux. Il se
leva et étreignit silencieusement Mohammed Ould Bechar. Ce dernier
lui glissa, à voix basse.
– C’est l’heure d’accomplir la volonté
d’Allah, mon frère.
Ils pénétrèrent tous les deux dans la grotte
où une forme était étendue sur le sol, enroulée dans une toile
beige. Mohammed Ould Bechar fit glisser la toile, découvrant une
femme endormie en chien de fusil.
Elle sursauta en sentant la toile glisser et
se dressa, en s’appuyant sur ses mains.
Judith Thomson allait beaucoup mieux, mais
souffrait encore d’une dysenterie tenace. La nourriture et
l’eau.
Son gardien la prit sous les aisselles pour
l’aider à se lever. Elle se laissa faire. C’était l’heure où on la
traînait dehors pour qu’elle se vide sans empuantir la grotte où
elle passait le plus clair de son temps. Les six otages avaient été
répartis dans différents endroits au cas improbable d’une opération
surprise.
Elle parcourut quelques mètres, clignant des
yeux devant le soleil levant. Épuisée, elle se laissa tomber à
genoux, sur le rocher plat, accompagnée par l’homme qui la
maintenait. Ses douleurs abdominales reprenaient. Elle serra son
ventre à deux mains, le comprimant comme pour empêcher la boue
fluide et malodorante d’en sortir. Depuis longtemps, elle avait
abdiqué tout sentiment de honte.
La tête penchée sur sa poitrine, elle ne vit
pas l’homme qui l’avait aidée se placer devant elle et sortir d’une
poche de sa djellaba une petite caméra numérique compacte qu’il
braqua sur l’otage.
Judith Thomson ne vit la caméra que quelques
secondes plus tard, lorsqu’une main saisit ses cheveux pour lui
rejeter la tête en arrière.
Elle sentit quelque chose de froid sur sa
gorge. Une sensation désagréable qui ne dura pas, suivie d’une
brûlure atroce.
Elle ouvrit la bouche pour crier, mais aucun
son n’en sortit. La lame effilée du poignard de Mohammed Ould
Bechar venait de lui trancher la gorge d’une carotide à
l’autre.
Le cameraman recula vivement pour ne pas être
arrosé de sang tandis que le corps décapité plongeait en
avant.
Mohammed Ould Bechar essuya sa lame au
vêtement de la femme qu’il venait d’égorger.
L’âme en paix.
Comme le Coran l’exige, il avait égorgé
l’Infidèle, alors qu’elle était tournée vers La Mecque. Sans la
faire souffrir, car il avait aiguisé son poignard, afin de lui
éviter toute douleur inutile.
En bon musulman.
La même règle religieuse était valable pour
les moutons qu’on égorgeait avant l’Aid El Kebir et pour les
Infidèles. Allah le Tout Puissant interdisait de faire souffrir
inutilement.
1.
Guetteurs.