CHAPITRE XX
« Je n’arrive pas à y croire !
soupira le chef de Station. Vous allez vraiment arriver à les faire
sortir !
Malko doucha son enthousiasme.
– Attendez, ce n’est pas encore fait.
Cependant, je pense qu’aujourd’hui, sur une échelle de 1 à 10, on
est autour de 7...
– C’est formidable, fit l’Américain en
secouant la tête. Mais, si tout se passe bien, c’est là que les
vrais problèmes vont commencer. D’abord, les Mauritaniens vont être
hystériques, et vont nous soupçonner.
Un ange passa : en bon bureaucrate, Ira
Medavoy était mort de trouille. Or, son risque était limité. Être
déclaré « persona non grata » et expulsé de Mauritanie.
Même si cela nuisait un peu à sa carrière, ce n’était pas bien
grave.
Ils s’étaient retrouvés au Flamingo, un des
hôtels les plus luxueux de la ville, avec une boîte de nuit au
premier étage.
Malko décida de remettre les pendules à
l’heure.
– Supposons que la sortie de prison se passe
bien, attaqua-t-il. Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, les
trois Salafistes sortiront de leur tunnel sur
le bas-côté de la route, en face du bâtiment des Douanes et non
dedans.
» Seulement, à partir de là, je vais être
obligé de les gérer.
» L’hôtel abandonné sur la plage, que j’ai
visité avec Fatimata, me paraît une bonne planque, mais je ne peux
pas me débrouiller tout seul. Il me faut du renfort. Du
« muscle ».
– Que voulez-vous dire par
« muscles » ? interrogea Ira Medavoy.
– Des gens de la D.O.1 L’idéal
serait de faire venir des « membres » des « Spécial
Forces » stationnés à Bamako et de les encadrer par deux
garçons que je connais bien, rattachés à la D.O. Chris Jones et
Milton Brabeck.
– Il va falloir les faire entrer
officiellement en Mauritanie, remarqua le chef de Station. Les
Mauritaniens vont tordre le nez.
– Ils ne vont pas débarquer en uniforme.
Trois ou quatre au maximum devraient suffire. Plus Chris et
Milton.
– Cela fait six ou sept avec vous, remarqua
l’Américain. Plus les trois évadés. Où allez-vous les
mettre ?
– J’ai déjà une Toyota Land Cruiser. Je peux
en louer une seconde. Il ne faudra pas perdre de temps. L’évasion
doit avoir lieu vers l’aube, ou juste avant. Elle sera découverte
dès le premier appel à la prison et les recherches vont commencer
immédiatement. Les Mauritaniens vont bloquer toutes les routes vers
l’Est ou le Sud. Il n’y en a que trois : Atar, Nema et le Sénégal. Évidemment, ils ne penseront pas à la
côte, qui est un cul-de-sac.
– Cet hôtel abandonné est une bonne idée,
approuva l’Américain, mais cela m’ennuie que votre amie Fatimata
soit au courant.
– C’est elle qui l’a trouvé !
– C’est vrai, reconnut Ira Medavoy, mais
c’est un risque de sécurité. J’ai peut-être mieux... J’ai déjeuné
aujourd’hui avec un type qui vend du matériel militaire de
transmission à l’armée mauritanienne. Il habite ici, mais accueille
souvent des techniciens qui viennent passer quelques semaines à
Nouakchott pour faire de la formation ou mettre au point des
matériels.
» Il les loge dans une grande villa du
quartier de Las Palmas, près de la route de Nouadihbou. Il y a une
douzaine de chambres. Or, en ce moment, cette villa est inoccupée.
Elle le sera encore une quinzaine de jours. C’est plus que ce qu’il
nous faut.
– Vous voulez qu’on aille se planquer
là-bas ?
– Cela me paraît en effet une bonne idée,
confirma l’Américain. Le voisinnage est habitué à voir des
toubabs2 circuler dans
le coin, cela ne les étonnera donc pas.
– Et nos prisonniers ?
– Justement, il y a un grand sous-sol où ils
seront très bien. Ce qui nous donnera le temps de mener nos
négociations avec ces enfoirés de preneurs d’otages. Parce que la
partie la plus délicate de l’opération va commencer au moment où
vous vous retrouverez avec vos trois gus...
Malko retint une réflexion désagréable. Faire
évader de prison trois condamnés à mort dans un pays non coopératif
semblait aux yeux du chef de Station, une sorte de formalité.
– Il faut que je sache très vite pour le
« muscle », recommanda-t-il. Il nous reste quatre ou cinq
jours. Je connais la lenteur de l’Agence. Surtout, s’il faut faire
venir Chris Jones et Milton Brabeck de Washington.
– Je vais repasser à l’ambassade envoyer des
câbles, promit Ira Medavoy. Avec le décalage horaire, ils pourront
commencer à étudier le problème aujourd’hui. On fera le point
demain, en fin de journée.
– C’est ce qu’il faut ! renchérit Malko.
Nous n’aurons pas une seconde chance.
Il laissa son regard errer dans la salle du
restaurant, bruyante et animée. On pouvait à peine se parler.
Personne ne pouvait supposer ce qu’il préparait : c’était un
peu grisant.
– Je vous jure que si vous sortez nos hommes
de ce guêpier, je pique une caisse de Taittinger à l’ambassadeur et
on fait une fête d’enfer.
– Don’t get carried
away !3 doucha Malko.
Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Assis au volant de sa vieille Land Cruiser,
Malko observait « Papa Marseille » en train de traverser
l’avenue Nasser. Un coursier de l’ambassade américaine lui avait apporté l’argent au Tfeila. Un
4 × 4 s’arrêta à côté du vieux Français et il en descendit un
Mauritanien en dharaa brodée, qui se jeta dans les bras de
« Papa Marseille ». Les deux hommes s’étreignirent
longtemps sous le soleil brûlant, puis l’inconnu remonta dans son
véhicule et « Papa Marseille » continua jusqu’au 4 ×
4.
– C’est un de vos amis ? demanda Malko
lorsqu’il monta dans la Land Cruiser.
– Mon ex-beau-frère ! fit le Français,
hilare. À un moment, j’avais épousé sa sœur. Cela a duré deux ans,
mais c’était une chieuse. Je l’ai répudiée...
Quel beau pays...
– Qu’est-ce qu’il fait ?
– C’est le numéro 2 de la Garde
présidentielle ; un colonel. Il est très puissant. Grâce à
lui, j’ai évité beaucoup de problèmes.
– Il ne soupçonne pas ce que vous
faites ?
– Oh, lui, dit qu’il faudrait fusiller tous
les Islamistes. Il n’aimerait pas que j’en fasse évader.
– À propos, où en sommes-nous ?
– Vous voulez les bonnes nouvelles ou les
mauvaises ?
Malko sentit son estomac se nouer.
– Les mauvaises, d’abord.
– Un morceau du tunnel dans la nouvelle
partie, s’est effondré. Un de ceux qui creusaient a failli être
étouffé. On l’en a sorti, mais on a perdu la nuit. Cela va retarder
d’autant.
– Ce n’est pas très grave. Et la bonne
nouvelle ?
– C’est que personne ne se rend compte de ce
qui se passe. Pourtant, tous les prisonniers sont au courant !
Seulement, ils espèrent bien profiter de ce tunnel, alors ils la bouclent. Nous pensons même qu’ils en
ont parlé à leurs familles. Beaucoup utilisent des
portables...
Malko n’en croyait pas ses oreilles.
– Tout Nouakchott va être au
courant !
– Non, ils savent se taire, et puis, ils
veulent préparer leur « réinsertion », que les familles
ne soient pas surprises de les voir débarquer...
C’était devenu « La grande
Evasion ».
Malko préféra ne pas insister, revenant à des
sujets plus terre à terre.
– Comment serai-je prévenu de
l’évasion ?
– Maarouf Ould Haiba, qui a votre portable,
vous appellera avant de descendre dans le tunnel. Moi, je vous
aurai dit la veille au soir où ils vont déboucher exactement.
– La nuit, il y a beaucoup de
circulation ?
– Non, mais il ne faudra pas s’attarder.
J’espère que vous savez ce que vous allez faire ensuite...
– En principe, oui.
« Papa Marseille » l’arrêta d’un
geste.
– Je ne veux rien savoir. Ce n’est plus mon
problème. Moi, je serai déjà à Atar, Inch Allah.
– Combien de jours comptez-vous encore pour
creuser ?
Le Français réfléchit quelques
instants.
– S’il n’y a pas de nouveaux éboulements, il
faut encore trois nuits pour arriver à la verticale du lieu de
sortie. Ils attendront le dernier moment pour creuser le
« puits » qui débouchera à l’extérieur. Cela prendra deux
à trois heures. Vous avez intérêt à filer vite avec eux. Parce que
les autres prisonniers vont tous se précipiter pour profiter à leur
tour du tunnel. Cela risque de se remarquer.
Il y a des gardes à l’extérieur de la prison : s’ils voient
des gens surgir de la chaussée, ils vont donner l’alerte.
» Donc, vous devrez être là juste un peu
avant, mais pas trop, parce qu’un véhicule stationné dans ce coin
au milieu de la nuit, peut attirer l’attention. Et là...
» Allez, à demain...
« Papa Marseille » avait déjà la
main sur la portière lorsque son portable sonna. Il eut une brève
conversation en hassaniya et le Français raccrocha, le visage
fermé.
– Il y a un problème, annonça-t-il,
visiblement contrarié.
L’adrénaline faisait déjà exploser les
artères de Malko.
– Lequel ?
– C’est mon copain, le gardien-chef, qui
m’appelait de chez lui.
– Depuis ce matin, les autorités ont mis en
place dans la prison, un dispositif qui brouille les
portables : on ne peut plus communiquer avec les prisonniers,
de l’extérieur.

Malko, le cerveau liquéfié, demeura muet.
Cette mesure ne pouvait signifier qu’une chose : les autorités
avaient eu vent de la tentative d’évasion et commençaient à prendre
des mesures.
Toute l’opération tombait à l’eau. La voix de
« Papa Marseille » le rassura un peu.
– Faut pas s’affoler. Il y a longtemps qu’on
parlait de cette mesure. Toute la ville savait
que les prisonniers utilisaient des portables amenés par leurs
familles.
– Pourquoi maintenant ?
– Pourquoi pas ? fit « Papa
Marseille » avec un geste fataliste. Moi, je pense qu’il n’y a
pas de lien. Certes, cela va compliquer les choses pour la phase
finale. De toutes façons, on va le savoir très vite, ajouta-t-il,
fataliste. S’ils ont découvert le projet, je n’ai plus qu’à partir
pour Atar, mais sans mes chameaux.
Malko bouillait.
– Vous ne pouvez pas repasser à la prison,
sous un prétexte quelconque ? demanda-t-il. Voir ce qui se
passe.
– Cela paraîtrait bizarre. On va le savoir
demain matin, ajouta-t-il avec philosophie : si vous ne me
voyez pas, c’est que j’ai été arrêté et que vous n’avez plus qu’à
vous réfugier à l’ambassade américaine.
» Allez, je vais boire une bière et retrouver
ma « fiancée ». Elle se voit déjà au milieu de mes
chameaux.
Il descendit de la Land Cruiser et s’éloigna
de son habituel pas tranquille. Laissant Malko noué comme un pied
de vigne...

Ira Medavoy était blême.
– C’est foutu ! fit-il d’une voix
blanche. Est-ce qu’on vous a vu entrer à l’ambassade ?
Si la situation n’avait pas été aussi grave,
c’eût été comique.
– Sûrement, fit Malko, mais comme on ne m’a
pas encore arrêté, vous êtes tranquille. D’ailleurs, au pire, vous
serez expulsé avec les honneurs dus à votre rang... Tandis que
moi...
Il n’avait pas attendu la fin de la journée
pour rendre visite au chef de Station, étant donné ce qu’il avait
appris.
– C’est une catastrophe ! enchaîna
l’Américain. Tout était déjà en route. Pour une fois, Langley a
fait vite... Bamako m’envoie, via Dakar, quatre types des
« Spécial Forces ». On va les faire passer pour des
« Marines » venant renforcer la protection de
l’ambassade. Ils seront censés y loger, comme le reste du
personnel. Comme les Mauritaniens ne mettent pas les pieds chez
nous, ils n’y verront que du feu.
– Quand arrivent-ils ?
– Ils font les demandes de visas
aujourd’hui ; ils seront là vraisemblablement après-demain. On
ira les chercher à l’aéroport officiellement, pour les amener ici,
dont ils ne bougeront plus jusqu’au jour J.
– Ils seront armés ? demanda
Malko.
– Non, bien sûr. Ils arrivent sur un vol
commercial. Mais ici, à l’ambassade, on a de quoi leur donner un
peu de matos. Armes de poing et M.16.
– Donc, ce sont des militaires ?
– Absolument. Ils sont stationnés à Bamako où
ils font de l’instruction.
– Ils ont déjà mené des expéditions
clandestines ?
– Je ne sais pas. Paramilitaires, oui,
sûrement.
Malko hocha la tête et remarqua :
– Il s’agit d’une opération clandestine
absolument hermétique, menée en milieu urbain.
S’ils commettent une erreur, cela peut avoir des conséquences très
graves. Les Mauritaniens ne sont ni inertes, ni idiots.
– Attendez, ce n’est pas tout ! protesta
Ira Medavoy. J’ai aussi reçu le feu vert de Langley pour l’envoi de
vos deux amis de la D.O., Chris Jones et Milton Brabeck. C’est
Washington qui s’occupe de leurs visas et de leur acheminement.
Normalement, ils pourraient arriver dans deux ou trois jours au
plus.
» Eux, ce sont théoriquement des gens de la
T.D.4 qui viennent « dératiser »
l’ambassade.
» Maintenant, il faut que j’annule
tout...
– Attendez ! conseilla Malko. Je saurai
à coup sûr, demain matin, ce qui se passe réellement. Il sera
toujours temps, à ce moment, de « démonter ».
Ira Medavoy secoua la tête.
– My God ! Je ne vais pas fermer l’œil
de la nuit.
Malko lui jeta un regard ironique.
– Vous, vous restez là et vous êtes
intouchable... Par contre, j’ignore si la police mauritanienne ne
m’attend pas à la sortie de cette ambassade.
Le chef de Station eut un
haut-le-corps.
– Vous plaisantez ?
– Presque...
Il se leva et sortit du bureau. Comprenant
pourquoi tant d’opérations échouaient à cause de la timidité de
leurs opérateurs.
Pourtant, en franchissant le poste de garde
des « Marines », il sentit son pouls s’accélérer.
Rien ne se passa et il regagna sa Land
Cruiser, garée beaucoup plus loin.
Il avait absolument besoin de se détendre et
prit le chemin de la Maison .d’Hôtes. Il n’avait pas envie de
déjeuner seul.

La chaleur était telle qu’ils avaient fui la
terrasse du « Méditerranéen » pour la salle climatisée où
presque toutes les tables étaient occupées.
Ils venaient de finir leur salade de
langouste quand Fatimata dit à voix basse.
– Tu vois, les deux types à la table du
fond ? Ce sont des agents de la Direction de la Sûreté de
l’État.
Autrement dit, le contre-espionnage
mauritanien.
D’un coup, Malko n’eut plus faim. La
plaisanterie lancée à Ira Medavoy devenait réalité. Essayant de
maîtriser le flot d’adrénaline qui enflait ses artères, il regarda
les deux hommes qui semblaient très intéressés par leur
table.
– Tu les connais ? demanda-il à
Fatimata.
– Oui. Ils étaient venus voir ce que faisait
Brian, au début. Ils avaient peur qu’il se fasse assassiner par
ceux de la mosquée. Ils ont traîné longtemps dans le coin.
– Qu’est-ce qu’ils font ici ?
– Ils sont sûrement en service, ils n’ont pas
les moyens de se payer ce restaurant avec leur solde...
– Je voudrais bien savoir ce qu’ils font, dit
Malko, plus inquiet que jamais. Voilà ce que tu vas faire. Lève-toi et fais comme si tu allais aux
toilettes. Passe près de leur table. Ils vont peut-être te
parler.
– J’y vais.
Fatimata déploya sa longue silhouette et
s’éloigna vers le fond du restaurant. Ce que Malko avait escompté
arriva. Un des hommes fit signe à la jeune femme qui s’arrêta à
leur table. Il y eut quelques éclats de rire, une conversation
assez longue, puis, elle continua vers les toilettes.
– Alors ? demanda Malko, quand elle eut
regagné la table.
– Ils m’ont dit que décidément, j’aimais bien
les Américains ! Eux, les méprisent un peu parce qu’ils ne
comprennent rien à l’Afrique.
– Ils t’ont parlé de moi ?
– Oui, ils m’ont dit que les gens de
l’ambassade leur avaient menti.
Le pouls de Malko grimpa au plafond.
– Pourquoi ?
– En ne leur disant pas que tu étais venu
remplacer Brian.
Malko sentit son estomac se dénouer.
– Ils t’ont parlé du meurtrier de
Brian ?
– Oui, ils disent qu’il avait été manipulé
par un cousin Salafiste. Qu’il avait touché de l’argent pour tuer
Brian. Il l’avait encore sur lui.
Eux aussi mentaient, ne pouvant ignorer qu’il
s’agissait d’un membre de la gendarmerie mauritanienne.
– Ils t’ont dit ce qu’ils faisaient
ici ?
– Oui, ils surveillent les trois types au
coin, là-bas, des trafiquants de drogue. Ils ont projeté de faire
poser un avion chargé de cocaïne sur la route
Nouadibhou-Nouakchott. Cela doit se passer cette nuit.
On était loin des condamnés à mort. Rassuré,
Malko attaqua son steak. Tellement tendu que l’érotisme de Fatimata
le laissait de marbre. Pour le moment, sa libido était aux abonnés
absents.
Il lui restait un peu plus de douze heures à
s’angoisser avant de savoir.
Évidemment, il pouvait aussi être interpellé
avant son rendez-vous avec « Papa Marseille » si
l’optimisme du vieux Français s’avérait injustifié.