CHAPITRE V
– Vous êtes Aman Ould Bija ? demanda
Malko en français.
– C’est vous qui me cherchiez à la
« bourse »? répliqua le Mauritanien.
– Oui.
– Très bien. Dans une heure, une Mercedes
grise vous attendra devant le Tfeila. Venez seul.
– Pour allez où ?
– Vous venez seul, répéta Aman Ould Bija,
sinon, ce n’est pas la peine.
Malko n’eut pas le loisir de discuter, il
avait raccroché et aucun numéro ne s’affichait. Il était tellement
absorbé dans sa conversation qu’il n’avait pas vu que la fille aux
yeux verts, avant de partir, avait déposé une carte sur sa table.
Il l’examina. C’était une pub pour « Maison d’Hôtes
Jalna » avec une photo couleur. Lorsqu’il reçut l’addition, le
grand Corse au menton fuyant remarqua avec un sourire :
– Marina laisse des cartes à tout le monde
pour trouver des clients. Elle a vu que vous étiez nouveau à
Nouakchott.
– Qu’est-ce qu’elle fait ?
– Elle tient une maison d’hôtes, en face du
Tfeila. C’est très sympa. Juste six chambres, un grand jardin.
Beaucoup moins cher que les hôtels. Allez-y faire un tour, vous
verrez.
Visiblement, le Corse l’aimait bien. Malko
revit les extraordinaires yeux verts et eut envie d’aller voir
cette maison d’hôtes.
Quand il le pourrait...
En attendant, il était devant un dilemme. Le
rendez-vous qu’on lui proposait ne lui disait rien qui vaille. Aman
Ould Bija avait un lien avec les Salafistes. Or, il lui proposait
une balade, Dieu sait où. Malko n’était même pas armé, n’ayant pas
encore eu le temps de contacter le NOC de l’Agence dont il avait le
portable. Un certain Brian Kennedy.
Seulement, s’il refusait ce rendez-vous, sa
mission s’arrêtait sur-le-champ. Il connaissait les
Salafistes : s’ils le sentaient réticent, ils disparaîtraient.
Or, avant tout, il devait s’assurer qu’il parlait aux « bonnes
personnes ».
Il commanda un expresso, paya et alla
retrouver Khoury Ould Moustapha qui attendait dans le Hilux.
– Où va-t-on ? demanda le
« stringer ».
Malko faillit lui parler de son rendez-vous
mais se ravisa : après tout, les Salafistes n’avaient aucun
intérêt à lui nuire : il venait en négociateur.
– À l’hôtel, fit-il simplement.

En voyant la Mercedes garée sur le bas-côté
de l’avenue du Général de Gaulle, en face du Tfeila, Malko crut
d’abord qu’il s’agissait d’une épave abandonnée
par son propriétaire. Le pare-brise semblait avoir été martelé au
marteau et on se demandait comment le conducteur pouvait voir à
travers... Il restait quelques traces de la peinture originale de
couleur grise, mais on voyait surtout la rouille et de la tôle
nue.
Les glaces étaient ouvertes, crachant des
versets du Coran à tue-tête.
Malko s’approcha du véhicule et l’homme
affalé derrière le volant leva la tête, lui faisant signe de
prendre place dans l’épave.
Malko obéit : à l’intérieur, c’était
encore pire : les sièges éventrés et défoncés exhibaient leurs
ressorts et leur bourre, tout était d’une saleté repoussante. Quant
au tableau de bord, il avait tout simplement disparu !
Elle devait avoir un million de kilomètres au
compteur.
Dès qu’il fut à l’intérieur, le chauffeur
démarra dans un horrible grincement de pignons et la Mercedes,
après avoir hoqueté un peu, se lança sur le goudron : Assourdi
par les hurlements des haut-parleurs, Malko essaya de ne pas
devenir fou. Il se pencha vers l’avant.
– Où allons-nous ? demanda-t-il en
français.
Le chauffeur, barbu et moustachu, drapé dans
une dharaa crasseuse, répondit quelques mots en hassaniya 1, puis tourna à droite dans une rue dont le sol semblait
avoir été bombardé. Malko était ballotté d’un bout à l’autre de la
banquette. Un morceau du pavillon se détacha mais les haut-parleurs
continuèrent à cracher leurs hurlements coraniques.
Et enfin, ils débouchèrent sur un autre
« goudron ».
Un carrefour totalement bloqué par un magma
de Mercedes, de charrettes à âne, de quelques chameaux et d’un
troupeau de chèvres affolées qui se jetaient pratiquement sous les
voitures. Les débris de la Mercedes arrivèrent à s’arracher à la
bagarre et, plus tard, Malko reconnut, sur sa droite, la tour de
contrôle de l’aéroport.
Faute de mieux, il déplia sa carte. Il se
trouvait vraisemblablement sur la route d’Atar qui s’enfonçait dans
le désert vers le nord-est pour atteindre Adrar, le massif
montagneux au nord de la Mauritanie.
Il était tendu : ce n’était pas
rassurant, sans arme, de s’enfoncer dans ce désert où pas mal
d’Européens et d’Américains avaient déjà été kidnappés.
Le « goudron » filait tout droit,
sans un village, dans une immensité plate, sans le moindre relief.
Quelques tentes çà et là, des chameaux, des troupeaux de moutons.
Sur la route, il n’y avait pratiquement que des 4 × 4. Il essaya
encore de parler au chauffeur, qui ne se retourna même pas,
dodelinant de la tête au rythme des versets du Coran.
Où allaient-ils ?
Il aperçut soudain une silhouette, debout au
milieu de la route, à côté d’une herse, à une centaine de mètres
devant.
Un gendarme accompagné de plusieurs autres
sur le bas-côté. Planté au milieu de la route ils arrêtaient la
circulation. Contrairement aux tenues débraillées de l’armée
mauritanienne ils portaient une magnifique tenue noire avec des
bottes fournies par l’armée française dans le
cadre de la coopération militaire, une tenue GK qui leur donnait
fière allure.
Le chauffeur de la Mercedes se retourna
alors, tendant une main sale, aux ongles démesurément longs et
noirs et prononça le premier mot depuis que Malko était monté dans
son véhicule.
– Passeport !
Il stoppa à côté de la herse et descendit
parlementer avec le gendarme. Les deux hommes s’étreignirent,
échangèrent quelques mots et le chauffeur revint vers la
Mercedes.
Malko avait déjà la main sur la poignée.
C’était peut-être sa dernière chance d’échapper à une prise
d’otage.
Il pesa sur la poignée et elle lui resta dans
la main !
Le conducteur avait déjà repris son volant et
démarrait poussivement. Malko se laissa aller en arrière. Résigné.
Dieu ne voulait pas qu’il abandonne cette Mercedes pourrie.
Le voyage continua, toujours aussi monotone,
sous un soleil de plomb. Soudain, Malko crut être victime d’un
mirage : de vastes étendues d’eau étaient apparues de chaque
côté de la route ! Ce n’est qu’en voyant des moutons boire
dans cette eau qu’il réalisa que le désert était
inondé !
La Mercedes continuait. Un autre barrage, de
policiers cette fois, où le chauffeur mauritanien ne descendit même
pas de voiture, se contentant de brandir le passeport de Malko par
la glace, définitivement ouverte.
Bien sûr, ces barrages pouvaient rassurer,
mais n’importe quel 4 × 4 pouvait les contourner, en roulant dans
le désert.
Un écriteau en piteux état apparut sur la
droite, annonçant Akjoujt.
Malko consulta sa carte : il se trouvait
à plus de 250 kilomètres de Nouakchott ! La prochaine ville
était Atar, tout à fait à l’Est.
Où allaient-ils ?
Ils traversèrent Akjoujt : quelques
maisons de chaque côté de la route, des épiceries, une station
service qui semblait sortir de Mad Max... Il se pencha vers le
conducteur et lança
– Atar ?
Le Mauritanien secoua négativement la tête et
en profita pour changer sa cassette.
Une dizaine de kilomètres après Akjoujt, le
conducteur donna un brusque coup de volant à gauche et quitta le
« goudron », plongeant dans le désert !
La Mercedes n’ayant depuis longtemps plus le
moindre ressort, Malko dut s’accrocher à ce qu’il pouvait pour ne
pas s’assommer contre le pavillon.
Ils filaient perpendiculairement à la route
vers ce qui semblait être un campement de nomades. Quelques tentes
marron, une poignée de chameaux et l’inévitable troupeau de
moutons.
Malko se retourna : on ne voyait déjà
pratiquement plus la route ! La Mercedes pila dans un
grincement plaintif, juste en face d’une tente devant laquelle se
trouvait étalé un grand tapis, usé jusqu’à la corde, sur lequel
étaient installés deux Mauritaniens dans la tenue
« désert » : « Chèche » bleu et large
dharaa blanche.
Le conducteur était déjà descendu pour lui
ouvrir la portière de l’extérieur.
Malko sentit un sol spongieux sous ses
pieds : ici, aussi, il avait plu.
Un des hommes s’était levé et avançait vers
lui, avec un sourire découvrant quelques chicots dans un visage
buriné envahi par la barbe.
– Salamaleikoum ! lança-t-il la main sur
le cœur.
Poliment, Malko répondit aussitôt.
– Aleykoum Salam.
L’inconnu prit ses deux mains dans la sienne,
à la mode du désert, bredouillant quelques mots en hassaniya.
Visiblement plein de bonnes intentions.
Un bruit de moteur fit se retourner Malko.
Son chauffeur était remonté dans la Mercedes, qui, après une
gracieuse marche arrière, reprit la direction de la route de
Nouakchott-Atar.
L’abandonnant en plein désert !
D’un geste aimable, le barbu lui fit signe de
prendre place sur le tapis. Le second nomade, plus jeune, posa sa
main sur son cœur et bredouilla quelques mots à son tour.
– Vous parlez français ? demanda
Malko.
Les deux sourirent avec une incompréhension
totale.
C’est alors qu’il aperçut une petite théière
en train de chauffer sur un minuscule réchaud, ainsi que plusieurs
petits verres cannelés.
On lui tendit quelque chose qui ressemblait à
une marmite et le vieux bredouilla :
– Marseille !
C’était un lave-mains, avec du savon de
Marseille ! La civilisation était venue jusque-là.
Pendant que Malko versait de l’eau sur ses
mains, le vieux transvasait le contenu de la théière dans les
verres, le reversant ensuite, avec des jets de
plus en plus hauts.
Un cérémonial compliqué.
Enfin, il tendit à Malko un verre contenant
un peu de thé que celui-ci but poliment.
Ce manège avait recommencé et il avait dû
avaler trois verres d’un thé amer et pas sucré.
Un mouton s’approcha et le vieux lui lança un
coup de bâton. Soudain, un nuage de poussière balaya brutalement le
campement.
Malko eut l’impression d’étouffer. Du sable
plein la gorge. Les deux Mauritaniens s’étaient drapés dans leurs
chèches, se cachant entièrement le visage.
Le coup de vent continua, faisant tournoyer
du sable et de la poussière, cachant le paysage, sans que la
température ne baisse. Les deux Mauritaniens s’étaient transformés
en deux boules bleuâtres, recroquevillées sur le tapis.
Hélas, Malko n’avait que sa chemise pour se
protéger.
Le thé était terminé et à part quelques
rafales de vent, un silence total régnait sur le campement, rompu
parfois par le bêlement d’un mouton.
Les deux nomades semblaient dormir.
Tout à coup, au milieu de la poussière, Malko
aperçut quelque chose qui avançait dans leur direction, venant du
fin fond du désert. Un véhicule, venant de l’Est. Il stoppa à côté
du tapis et il en descendit un homme jeune, la barbe bien taillée,
en dharaa et en chèche. Les deux Mauritaniens s’étaient levés et
les trois hommes échangèrent force embrassades.
À travers le pare-brise du 4 x 4 –
omniprésente Land Cruiser – Malko aperçut un
second homme resté dans le véhicule. Le premier s’approcha de lui
et demanda en français parfait.
– C’est vous l’Américain ?
Sans la moindre formule de politesse.
– Je ne suis pas américain, corrigea Malko,
mais autrichien.
– Vous n’êtes pas venu à Nouakchott pour
rencontrer un messager du Cheikh Abu Zeid ?
– Si.
– C’est donc vous qui devez nous remettre nos
trois frères, des moudjahidin sur la voie de Dieu, injustement
condamnés en échange des six mécréants que Dieu nous a
envoyés.
Le pouls de Malko battit plus vite :
cette fois, il était au contact des salafistes. Il aperçut la
crosse d’un pistolet qui dépassait de la poche kangourou de la
dharaa.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Le nouveau venu laissa tomber.
– Appelez-moi Abu Moussa. Le cheikh Abu Zeid
m’a envoyé pour vous rencontrer.
Son regard sombre était calme et froid, et
son attitude, distante.
– Comment puis-je savoir que vous venez bien
de sa part ? Il y a une semaine, des gens se sont fait passer
pour ses envoyés et ont réclamé de l’argent à Tombouctou.
Abu Moussa eut une grimace pleine de mépris
et plongea la main dans la poche de sa dharaa. Si brusquement que
Malko se dit qu’il allait sortir son arme, mais ses doigts
ressortirent, tenant seulement un passeport.
Un passeport bleu américain.
Il le prit et l’ouvrit. La photo d’une femme
d’un certain âge lui sauta au visage et il lut Thomson Judith, née
à Kalamazoo le 23 avril 1972.
Un des quatre agents de la CIA détenus par le
groupe Abu Zeid.
L’homme s’était assis sur le tapis et il en
fit autant.
– Je peux garder ce passeport ?
– Bien sûr, et ceci aussi !
Abu Moussa sortit une photo de sa poche et la
lui tendit : la femme du passeport, les traits tirés, le
regard fixe, assise dans le sable devant une paroi rocheuse, la
jambe gauche allongée devant elle, un membre de l’AQMI debout
derrière elle avec une Kalachnikov.
– Où sont les autres ? demanda
Malko.
– Ils ne sont pas avec elle. Ceci devrait
vous suffire.
– Ils sont en bonne santé ?
– Nous les traitons bien. Nous ne sommes pas
cruels.
» Le Cheikh Abu Zeid m’a donné un message
pour vous. Dans une semaine je reviendrai vous voir et il faudra
que vous me prouviez que vous avez avancé dans la libération de nos
frères.
» Sinon, nous serons obligés d’exécuter un
des mécréants, car nous aurons la preuve que vous ne tenez pas vos
engagements.
– C’est impossible, protesta Malko, je suis
arrivé hier soir et il s’agit de quelque chose d’extrêmement
difficile.
Il ne pouvait pas avouer qu’il n’avait pas
encore la moindre idée de la façon dont il
allait récupérer les trois condamnés à mort.
Abu Moussa demeura impassible.
– Faites ce que je vous dis !
insista-t-il. C’est la volonté du Cheikh. Nous n’avons pas à avoir
de pitié pour nos ennemis. L’Amérique scélérate et mécréante,
alliée aux Juifs, mène contre nous une guerre féroce, alliée aux
chiens apostats d’Alger.
Malko fit une dernière tentative.
– Vous savez que les trois hommes sont dans
une prison de haute sécurité, gardés par l’armée. Il est impossible
de réussir dans un délai aussi court.
Abu Moussa cracha sur le sable, juste à côté
du tapis et répondit d’une voix sentencieuse.
– Rien n’est impossible pour celui qui craint
Allah et respecte ses volontés. Vous avez beaucoup de
dollars : les chiens de Nouakchott vont vous vendre nos
frères.
Un nouveau tourbillon de poussière les
empêcha de parler quelques instants. Puis Abu Moussa regarda sa
montre, un gros chronographe en or. Suivant le regard de Malko, il
lança d’un ton de défi :
– Cette montre appartenait à un mécréant
britannique que nous avons décapité, car son pays refusait d’obéir
à nos conditions. Souvenez-vous : nous n’avons peur que de
Dieu. Si vous essayez de nous tendre un piège, tous les six
mécréants seront égorgés.
– Je ne vous tendrai pas de piège, assura
Malko. J’ai seulement besoin de temps.
– Dans une semaine, vous serez recontacté,
Inch Allah.
Il fit demi-tour, sans lui serrer la main et
se dirigea vers le 4 x 4.
– Comment vais-je repartir d’ici ? lança
Malko.
Le salafiste se retourna.
– On va venir vous chercher, Inch
Allah.
Il remonta dans le 4 x 4, qui accomplit un
virage faisant fuir des moutons et repartit dans la direction d’où
il était venu. Bientôt, il ne fut plus qu’un petit point dans le
désert, comme un nuage de poussière.
Malko ne pensait même plus à son retour.
Jamais il n’avait eu une telle responsabilité sur les épaules.
Arracher les trois Salafistes condamnés à mort à leur prison
mauritanienne relevait de l’impossible.
Seulement, s’il échouait, il signait l’arrêt
de mort des six otages de la CIA.
Il n’avait plus qu’un choix :
réussir.
1.
Dialecte arabe parlé en Mauritanie.