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Pressentant le coup de Jarnac qu’ils n’avaient pas encore appris à nommer Opération Barbarossa, les Soviets, au printemps 1941, commencèrent à déporter massivement en Sibérie : rien qu’à Wilno ils furent trente mille – dont six mille Juifs – à être envoyés vers l’est comme « éléments antisoviétiques » – la définition étant assez vague pour englober ceux qui l’étaient farouchement, ceux qui l’étaient modérément, ceux qui ne l’étaient pas mais qui étaient susceptibles de l’être, et l’élargir à ceux qui avaient joué de malchance, qui faute d’un portemanteau avaient posé leur chapka sur un buste de Lénine, ou qui avaient fait en public une remarque inoffensive sur la longueur des moustaches du Père des peuples, au point que nul n’étant à l’abri, personne ne pouvant être assuré d’échapper au Goulag, tous s’accordaient pour dire qu’un jour ou l’autre ils seraient du voyage : il y avait d’un côté ceux qui pensaient qu’on les mettrait dans des wagons à bestiaux, direction la Sibérie ; et de l’autre ceux, moins optimistes, persuadés qu’on les y enverrait à pied. Mieux valait en rire qu’en pleurer, alors on racontait des blagues là-dessus, comme celle, bien connue, qu’a dû entendre Piekielny au mois de juin 1941, de ces trois prisonniers du Goulag qui discutent entre eux :
— Dis-moi, camarade, comment t’es-tu retrouvé ici ?
— À cause du boulot, dit le premier. Un matin, je suis arrivé en retard : j’ai pris dix ans de travaux forcés pour sabotage au profit de l’ennemi.
— Moi, dit le deuxième, je suis arrivé en avance : j’ai pris dix ans pour espionnage au profit de l’ennemi. Et toi ?
— Oh moi, dit le troisième, tous les matins j’étais à l’heure.
— Et alors ?
— Alors j’ai pris dix ans pour conformisme petit-bourgeois.
Et j’aurais pu l’y envoyer, en Sibérie, mon Piekielny, j’aurais pu le faire monter dans les convois s’ébranlant depuis Wilno pour les plaines blanches de la taïga où les troncs des bouleaux étaient blancs, eux aussi, mais pas de neige, blancs parce que les zeks affamés en grattaient l’écorce qu’ils mangeaient, avant de s’effondrer dans ces baraques où l’on s’entassait du sol au plafond sur un minable châlit, pauvres baraques en bois cernées de barbelés, de miradors où logeait Dieu qu’en ce temps-là on aurait vainement cherché dans les bulbes ou les branches des étoiles, j’aurais pu, oui, mais de tout cela je veux l’épargner car c’était un frileux, Piekielny, alors je l’abandonne ici, dans la cour de la Grande-Pohulanka sous les nuages rouges et bruns qui s’amoncellent au-dessus de Wilno, et je reviens à Gary qui me parle.