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J’ai dit combien adolescent je lisais peu. Il n’y a guère qu’une seule lecture dont je me souvienne avant le lycée : Le Comte de Monte-Cristo. J’avais douze ou treize ans, c’était l’été, à Chamonix, je m’entraînais cinq heures par jour, et entre deux coups de patins, allongé sur un lit de camp dans une chambrée de douze j’avais pour compagnon Edmond Dantès, bon marin, fils aimant, fiancé de la belle Mercédès, qu’un complot envoie au château d’If. Là, en prison, sans savoir pourquoi ni pour combien de temps, seul et sans espoir, il songe à se tuer. Et puis un jour il rencontre Faria, vieil abbé que tout le monde tient pour fou et qui l’est peut-être un peu, à sa façon : cherchant à s’évader, Faria pendant plusieurs années a creusé une galerie dont il espérait qu’elle débouche sur la mer. Au lieu de quoi, pas de chance, elle mène au cachot de Dantès. Les deux hommes se lient d’amitié, le vieil abbé fait l’éducation du jeune marin qui devient comme son fils, par une série de déductions dénoue l’intrigue qui vaut à ce fils innocent d’être là, au château d’If, et se sentant mourir lui révèle un secret qu’il est le seul à connaître : l’emplacement du trésor des Spada, enfoui quelque part sur l’île de Montecristo. Puis Faria meurt et Dantès s’évade (je ne dirai pas comment, je ne veux pas tarasboulber l’intrigue), découvre le trésor et se venge.
Dix ans plus tard, me trouvant à Marseille j’allai visiter le château d’If, une immense forteresse flanquée de trois tours, sur un îlot rocheux ceint de remparts à flanc de falaise. Il y avait là des cellules avec vue sur la mer, d’autres sur rien, et je me souviens m’être demandé ce qui était le pire : vivre entre quatre murs avec pour tout mobilier une chaise, un broc, de la paille et, si l’on était chanceux, quelques rats pour vous tenir compagnie, ou derrière des barreaux, et tout ce bleu en vis-à-vis sans jamais avoir le loisir d’y plonger ? Ici avaient séjourné des prisonniers célèbres, mais les plus célèbres avaient connu le cachot : dans celui-là, dit le guide, se trouvait l’abbé Faria, et dans cet autre, un peu plus loin, Edmond Dantès. Entre ces deux cachots quelqu’un avait creusé une galerie – à moins peut-être qu’elle ne fût l’œuvre des personnages de Dumas ? On ne savait plus ; on ne voulait pas savoir ; on voulait y croire, à ce récit – et de fait on y croyait : en les voyant, ces cachots reliés entre eux, sombres et humides, étroits, plongés dans la nuit en plein jour et la nuit dans un silence sépulcral, je m’apitoyai sur le sort de Dantès – tu te rends compte, dis-je à Marion qui m’accompagnait ce jour-là, qu’il a vécu ici pendant près de quinze ans ! –, puis je me réjouis sincèrement qu’il se fût évadé.