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Ce premier livre reçut quelques prix littéraires – pour des raisons que je ne m’explique pas mais ce sont, paraît-il, des choses qui arrivent. Je n’en tire aucune gloire, d’autres auteurs les méritaient tout autant ; je fus le plus chanceux, voilà tout. Pour autant je ne boudai pas mon plaisir : je n’avais pas de quoi m’acheter un appartement rue du Bac (ou alors, au prix de l’immobilier dans le VIIe arrondissement, trois mètres carrés tout au plus), mais je pus m’offrir un scooter – qui me fut dérobé deux ans plus tard, quelques jours seulement après avoir déménagé, ce qui m’épargna la corvée administrative du changement d’adresse sur la carte grise.
L’un de ces prix – à dire vrai ce n’était pas vraiment un prix mais une bourse, c’est-à-dire un prix par anticipation pour un livre encore à l’état de limbes dans l’esprit de l’auteur – était plutôt bien doté (disons un bon mètre carré). J’étais en lice avec deux jeunes écrivains – qui sont aussi des amis : l’un s’appelle Arthur, l’autre, vous le connaissez, Clément. Trois minutes avant la proclamation, nous fîmes une sorte de pacte : le lauréat reverserait une partie de ses gains aux deux autres. J’empochai la mise et, comme convenu, m’acquittai de la promesse : quelques jours plus tard, les deux candidats malheureux trouvèrent chacun dans leur boîte aux lettres un chèque signé de ma main. L’un s’offrit une machine à laver, l’autre une nuit en compagnie d’une call-girl (et que l’on ne compte pas sur moi pour dire qui a fait quoi, jamais je n’avouerai que les vêtements d’Arthur sont toujours impeccables). Ma mère accueillit la nouvelle avec circonspection : Une bourse ? Pour écrire ? Et le droit ?
Un autre prix, dit de la Vocation (un demi-mètre carré), me fut décerné depuis le toit-terrasse d’une grande entreprise sur les Champs-Élysées, avec vue sur l’Arc de triomphe. Ma mère s’épargna le déplacement : Ton Gary a été décoré par de Gaulle sous l’Arc de triomphe, et tu te contentes d’une vue sur l’Arc de triomphe ? Tu parles d’un triomphe ! Et ta seule vocation, c’est le droit.
Une fois, cependant, elle fit l’aller-retour Amiens- Paris. J’étais reçu ce jour-là sous la Coupole, où l’Académie française devait solennellement me remettre un bon quart de mètre carré. J’arrivai en retard quai de Conti, ma cravate à la main (je n’ai jamais su les nouer), et je retrouvai mon père qui me fit un nœud en bonne et due forme, entre deux rangées de gardes républicains sabres au clair, sous le battement des tambours. Ma mère était déjà à l’intérieur. Elle cherche quelqu’un, me dit mon père qui n’en savait pas plus – mais peut-être était-il de mèche avec elle. La cérémonie fut suivie d’un buffet. S’y trouvaient les lauréats, leurs familles et amis, les académiciens, en habit vert et bicorne, et ma mère, toujours aux aguets. Elle manigançait quelque chose. Je lui demandai si tout allait bien. Oui, oui , fit-elle, évasive, éludant ma question. Apparut alors Jean-Christophe Rufin. Il n’était pas seulement académicien. Pas seulement écrivain. Il avait fait des études, lui. Et de longues, avec ça. Médecine. Neuf ans au bas mot. Un type bien. Ma mère se rua sur lui : Dites à mon fils que la littérature, d’accord, mais qu’il devrait plutôt terminer sa thèse de droit. Je décidai ce jour-là d’abandonner ma thèse pour de bon.