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Revenez lundi, me dit-on (d’un ton sec et cassant, presque véhément, et m’eût-on prié d’aller me faire enculer, on ne s’y fût pas pris autrement). On était vendredi, il me fallait impérativement être de retour en France avant dimanche alors d’accord, dis-je, un peu dépité, je reviendrai lundi dans quelques mois. Et si je ne pus, cette fois-ci, consulter les registres, mon séjour à Vilnius ne fut pas infructueux : le lendemain je visitai la vieille ville avec Dalija Epstein, que j’avais contactée parce qu’elle habitait là et qu’elle connaissait bien l’histoire de Gary. Elle était juive – mais non croyante, précisa-t-elle –, née à Vilnius avant la guerre, émigrée en URSS où elle avait résisté au pouvoir en apprenant le français qu’elle parlait parfaitement, comme le russe, l’anglais, le lituanien, le yiddish et le polonais (j’ai aussi quelques notions d’espagnol, me dit-elle, et parce que j’avais l’air un peu con je rétorquai que j’avais quant à moi quelques notions de picard).

Nous étions convenus d’un rendez-vous devant la statue du garçon amoureux, en bas de la rue Jono Basanavičiaus. Il n’avait plus de rose à ses pieds, mais des fleurs, des anthémis un peu fanées qu’un admirateur – une admiratrice ? – avait glissées dans la chaussure qu’il tenait toujours contre son cœur en regardant vers le ciel. Je pris une photo que j’envoyai à Clément par MMS (Tu as remarqué comme la neige, dit-il par SMS, vraisemblablement tombée dru pendant la nuit, lui fait un haut-de-forme ? Attends une heure ou deux, elle va commencer à fondre, et lui faire un chapeau melon).

Je peux commencer, me dit Dalija, par vous montrer l’immeuble où habitaient Roman Kacew et sa mère. L’immeuble, dis-je, je le connais, j’ai passé des heures dans la cour, mais je n’ai jamais su quel appartement… Je n’avais pas fini ma phrase que nous étions déjà en train de remonter la rue Jono Basanavičiaus, elle et moi, côte à côte, et si je réglais mon pas sur le sien il m’arrivait de me laisser emporter par mes jambes de vingt ans (et quelques) et de la devancer légèrement, de sorte que, à hauteur du no 18, quand la précédant d’un quart de mètre j’allais m’engouffrer sous le porche, j’entendis une petite voix derrière moi murmurer mais voyons, ce n’est pas là. Quoi, dis-je ? L’immeuble, précisa-t-elle, ce n’est pas celui-ci.

La plaque commémorative apposée au no 18 de la rue Jono Basanavičiaus (anciennement no 16 de la rue Grande-Pohulanka) l’a été de telle façon – à l’extrémité gauche de l’immeuble, juste à côté du no 16 – que je défie quiconque se trouvant face à elle de ne pas se méprendre. Ainsi, cette cour où j’étais entré la première fois comme dans un lieu de culte, où j’avais passé des heures à rêver, laissant ma pensée vagabonder au gré de souvenirs imaginaires, cette cour dans laquelle j’avais conçu mentalement, depuis plusieurs mois, des saynètes où le petit Roman côtoyait Piekielny, cette cour que j’avais en quelque sorte investie d’un caractère presque sacré, cette cour, donc, n’était pas celle de la Promesse, non, c’était la cour du no 16 de la rue Jono Basanavičiaus, anciennement no 14 de la rue Grande-Pohulanka, c’est-à-dire la cour des voisins.

Où ni Piekielny ni Gary, donc, n’avaient dû mettre les pieds. La cour – leur cour – était celle d’à côté, en tout point identique mais dix mètres plus loin : même terrain vague reconverti en parking, mêmes arbres dont j’ignorais les noms, mêmes immeubles aux façades de stuc jaune. C’est ici, dit Dalija en pointant le doigt vers une fenêtre du premier étage, que vivaient Roman Kacew et sa mère.

Et je la regardai, cette fenêtre, mais froidement, cliniquement, sans émotion, loin de cet ébranlement intime que j’avais pu ressentir la première fois que j’avais pénétré dans la cour d’à côté, désormais ancrée dans mon esprit comme étant celle dont Gary avait parlé dans La Promesse de l’aube. J’étais là, dans la cour, la vraie, devant l’appartement, sous sa fenêtre, et je m’en foutais (je m’en voulais de m’en foutre). Allons-y, dis-je à Dalija qui prit mon indifférence pour un trouble grandissant. Nous franchîmes le porche, puis nous repassâmes devant le no 16 (où comme d’habitude je fus pris d’un léger frisson), pour descendre vers la vieille ville dont une partie, pendant la guerre, avait été le ghetto.

Et qui avant la guerre, je suppose, dis-je à Dalija, était le quartier juif. Non, corrigea-t-elle, c’est une erreur assez répandue. Et elle m’expliqua que la présence des Juifs à Vilnius remontait au XIVe siècle, qu’au début on ne leur avait assigné que quelques rues bien déterminées de la ville, mais qu’à partir de la fin du XIXe ils étaient libres de s’installer n’importe où. Tenez, dit-elle, prenons l’exemple de cette rue Jono Basanavičiaus où nous sommes : dans les années 20 y habitaient quelques Russes, mais surtout des Polonais et des Juifs. Un peu plus haut, au no 23, se trouvait une école pour garçons où l’on enseignait en yiddish, au no 18 vivaient les Kacew et peut-être votre Piekielny, juste en face, au no 17, siégeait le Yiddish Pen Club, ici, au no 16, habitait l’éminent philologue Max Weinreich, un des fondateurs du YIVO, le plus grand centre d’études des cultures juive et yiddish, plus bas, au no 5, dans ce qui est aujourd’hui le ministère de la Culture, résidait le célèbre banquier Israël Bunimovich, et au no 2 se trouvait le domicile du grand rabbin Chaïm Ozer Grodzinski. Alors bien sûr, précisa-t-elle, les Juifs étaient plus ou moins nombreux dans telle ou telle rue, mais il n’y avait pas, à proprement parler, de quartier juif.

Mais il y avait eu un ghetto. Il y en a même eu deux, dit Dalija : la rue Vokiečiu, qui s’appelait alors Niemiecka, séparait ce qu’on appelait le Grand ghetto où s’entassaient près de trente mille personnes dans un mouchoir de poche – pour être tout à fait exhaustif, précisa-t-elle, les rues Ligoninės, Rūdninkų, Žemaitijos, Lydos, Šiaulių, Ašmenos, Dysnos et Mėsinių –, du Petit ghetto, où il y en avait un peu plus de dix mille, et qui ne comptait que les rues Stiklių, Gaono, Antokolskio, ainsi que cette rue Žydų où nous sommes maintenant (nous parlions en marchant). Žydų, dit Dalija, ça veut dire Juifs en lituanien. À l’époque, elle s’appelait Żydowska, ce qui veut dire la même chose en polonais. Mais les Juifs l’appelaient Yidishe gas, de quoi, j’en conviens, en perdre son latin. Cette rue, telle que vous la voyez aujourd’hui, ne ressemble en rien à ce qu’elle pouvait être à l’époque. Elle a été détruite dans sa quasi-totalité : par les bombardements pendant la guerre, et dans les années 50 par les Soviets. Vous voyez le bâtiment moche en face de vous ? C’est une école. Avant, c’était la Grande Synagogue : elle se trouvait là depuis trois cents ans, et elle pouvait accueillir jusqu’à trois mille fidèles sous d’immenses chandeliers de bronze. Derrière vous, à la place du terrain de jeux pour enfants, se trouvaient des maisons de prière. Et juste à côté, sur votre droite, celle du Gaon de Vilna, l’un des plus grands talmudistes de l’Histoire. Il est mort en 1797, et il reposait à Šnipiškės, le vieux cimetière juif rasé à coups de faucille et de marteau. Qu’on se rassure : les pierres tombales ont été réemployées pour le pavage des rues.

Vous plaisantez, dis-je, n’est-ce pas que vous plaisantez ? Venez, dit Dalija, vous allez voir si je plaisante, et trois cents mètres plus loin nous étions en train de gravir une volée de marches quand elle me dit attention, vous venez de piétiner une tombe. Comment ça, dis-je, quelle tombe ? Regardez, dit-elle en pointant du doigt la pierre sous mes pieds. Alors je fis un pas de côté, m’agenouillai, grattai la neige, et je vis, à demi effacé, poli par des milliers de pas, gravé en yiddish sur ce qui avait été une pierre tombale qu’on avait détournée de son usage primitif, un nom que je ne pus déchiffrer, celui d’un homme ou d’une femme que des centaines de personnes, chaque jour, profanaient inconsciemment.

Mon Dieu, dis-je.

Mon quoi ? Les nazis ont détruit le peuple juif, et les Soviets le patrimoine. Résultat, dit Dalija, il ne reste plus rien.

Cette dernière phrase, elle allait continuer à m’en donner des exemples concrets : dans telle rue (Gaono), une synagogue était devenue l’ambassade d’Autriche, dans telle autre (Vivulskio), se trouvait jadis le YIVO, dans une troisième (Subačiaus), on regroupait les Juifs pour les emmener dans la forêt de Ponar, où on les alignait au bord d’une fosse.

Et parce qu’une ville n’est pas seulement ce qui se révèle au regard mais aussi ce qui s’y dérobe, nous ne restions pas sur les trottoirs à contempler les façades : passant sous les porches, poussant les portes, nous enfonçant dans les arrière-cours, nous pénétrions l’inconscient de Vilnius, à la recherche de tout ce que le temps avait pu refouler, enfouir, et qui peut-être, espérais-je, allait finir par affleurer de nouveau.

N’y comptez pas, dit Dalija. Il n’y a plus rien. Si, ajouta-t-elle, une chose. Elle consulta sa montre, secoua la tête : malheureusement je vais devoir vous laisser, mais il y a un endroit que j’ai oublié de vous montrer. Vous voulez voir tout ce qu’il reste du monde juif d’avant-guerre ? Allez donc rue Žemaitijos, dit-elle mystérieusement, sans plus de précision, et levez la tête. Bien, dis-je, puis je la saluai, et nous nous quittâmes là où nous nous étions retrouvés deux heures plus tôt, devant la statue de l’enfant amoureux (un béret).

Un certain M. Piekielny
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