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Ma grand-mère, elle, existe en vrai. C’est chez elle que pour reprendre mes esprits j’ai trouvé refuge, après Le Révizor. Elle habite un petit village en baie de Somme, dans une belle maison où pendant l’hiver crépite invariablement un feu de bois. Devant l’âtre se trouve une table en acajou, sur cette table, encadrée, une photo en noir et blanc, et sur cette photo mon grand-père, souverain sur sa gondole, en 1948. Pendant longtemps, dans la famille, il fut celui à l’évocation de qui le langage se dérobait, s’esquivait sur la pointe des pieds pour ne laisser qu’un silence pesant.
Ma grand-mère avait dix-huit ans quand elle s’offrit le premier voyage de sa vie. Accompagnée d’une amie elle prit le train de nuit pour Venise, débarqua un matin de septembre à Santa Lucia, trouva une auberge non loin du Grand Canal dans une petite rue qui donnait sur la Ca’ d’Oro, y posa ses valises, et pria un Vénitien de lui indiquer le chemin le plus court pour la place Saint-Marc (elle voulait voir la Basilique). Ne demande jamais ton chemin à un Vénitien, me dit-elle un jour où je lui parlais de Venise : s’il faut prendre à gauche, passer sous un porche et continuer cent mètres, franchir un pont puis prendre à droite, déboucher sur une place et longer un canal, à nouveau prendre à gauche puis un pont puis la deuxième à droite, le Vénitien pointera vaguement son doigt dans une direction et, avec un air détaché, il te dira : Sempre dritto ! – « Toujours tout droit ! ».
Comme elle ne voyait se profiler ni Basilique ni palais des Doges elle se retrouva, un peu plus tard, un peu plus loin, toujours accompagnée de son amie, devant l’église Santa Maria Formosa, en face d’un rio dans les eaux duquel barbotait une gondole devant laquelle, en plein soleil, un chapeau de paille ombrageant son visage et dans la main droite une rame de quatre mètres vingt, se tenait, fièrement, un gondolier. Mi chiamo Michele, dit-il aux deux jeunes filles (il ne parlait pas un mot de français, elles ne parlaient pas un mot d’italien). Et puis d’un geste de la main il désigna sa gondole, les invita à prendre place, et les emmena jusqu’au bassin de Saint-Marc où, quand il fallut se quitter, il refusa la poignée de lires qu’elles lui tendaient. Per voialtre xe gratis, signorine. Pour le remercier ma grand-mère le prit en photo, un polaroid au dos duquel elle lui laissa son adresse (s’il apprenait le français il pourrait lui écrire). Un an plus tard, il portait toujours ce chapeau de paille lui ombrageant le visage, mais il avait troqué sa rame contre un bouquet de fleurs, et il n’était plus à Venise : il était devant sa porte, avec son paquetage, le pola dans sa poche. Il parlait notre langue qu’il avait apprise entre-temps. Il y eut un mariage, deux enfants dont ma mère, Michele devint Michel et s’établit comme marchand de bestiaux à Frécain-sur-Somme, en Picardie, quatre cent soixante-dix-sept habitants au dernier recensement.
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Je n’ai pas connu le Frécain de l’époque. J’ai vu quelques photos, en noir et blanc : aujourd’hui c’est en couleur mais ça n’a pas beaucoup changé. À Frécain il n’y a pas de Grand Canal, pas de rii mais des ruelles, des impasses, une départementale que l’on traverse à la hâte (on ne s’arrête à Frécain que si l’on manque un embranchement, une bretelle, un rond-point – dans Frécain, on ne fait que passer). Il n’y a jamais eu de doge en manteau d’hermine et de brocart mais un maire dont le palais est une bâtisse en briques rouges avec au fronton un drapeau français – en berne quand la gauche est au pouvoir – et là-dessous, gravé dans la pierre en Comic Sans MS, le triptyque républicain : Liberté – Égalité – Fraternité. Il n’y a pas non plus de scuola tapissée de toiles de Carpaccio, mais une école maternelle et un lycée agricole ; pas de bacari dans quoi prendre des Spritz ; pas de Quadri ni de Florian ; pas d’orchestre jouant des cantates et des suites, des oratorios de midi à minuit, mais un bar-tabac où les pochards, sous des ramures de cerf, se grattent les couilles quand ils n’ont plus de jeux à gratter. Dormir à Frécain ? Si vous n’êtes pas regardant il y a bien une auberge : le gérant s’appelle Daniel ; son bouge n’a rien du Danieli – ni Sand ni Musset ni même Honoré de Balzac, aucun de ces trois-là n’a pris la peine d’y descendre. À Frécain il n’y a pas de style vénéto-byzantin, Renaissance ou roman, pas de gothique fleuri ni de baroque, mais un amas de pavillons uniformes, posés çà et là au milieu de nulle part. La place Saint-Marc s’appelle Sainte-Anne et elle n’a pas de campanile en son centre, pas de basilique en son sein mais une église, néogothique, moderne, bloc de béton armé sans ornement ; elle s’empare de l’espace et l’enferme, écrase le village de sa masse pesante ; dedans ni dehors il n’y a rien, trois fois rien, le mobilier classique, calices, patènes et ciboires, cierge pascal, crucifix, chaises en paille et c’est tout. Vous seriez-vous égaré dans Frécain un jour de Pâques, auriez-vous franchi le porche de son église, vous n’eussiez trouvé dans la sacristie ni Sacrifice d’Abraham ni Noces de Cana, ni Pentecôte dans la nef : en vingt siècles Frécain n’a enfanté ni Tintoret ni Véronèse, ni même un deuxième voire un troisième couteau, un Jacopo Bellini surclassé par ses fils, roulé dans la farine du temps. Les artistes du village, vous les trouverez deux rues à droite après le bloc de béton, au 10, impasse des Lilas : SARL Petitpierre et fils, peintres en bâtiment depuis trois générations. Frécain, on le voit, n’est pas le « haut lieu de la religion de la beauté », nul n’a chanté ses louanges, pas plus que les peintres ne l’ont décrit les littérateurs ne l’ont peint, il ne s’y passe rien : il n’y a pas de musée, pas de ciné, pas de théâtre ; pas de boîte de nuit dans quoi se déhancher jusqu’au petit matin (il n’y en a pas non plus à Venise, ou du moins il n’y en a qu’une, si petite et si bien cachée dans le Dorsoduro que jamais nul ne s’y rend : mais a-t-on vraiment besoin du bruit des platines quand les nuits sont bercées par le clapotis de l’eau sur le seuil des palais ?). Frécain, c’est le trou du cul du monde, disait ton grand-père, me dit ma grand-mère. Le tloudoucoudoumond, avec son accent italien. À une heure en train de Paris, à deux heures en avion de Venise.
À Frécain, les affaires de mon grand-père marchaient bien. On faisait des projets, on parlait de s’installer en Normandie, là-bas on achèterait une ferme, avec un grand jardin et des pâtures, avec dans les pâtures des charolaises et des bœufs blancs. On bâtissait des châteaux en Espagne, mais les années passant on était toujours à Frécain, et vint le jour où, quand on a vécu à Venise, on a envie d’y retourner.
Ma mère avait dix ans quand Michel devint à nouveau Michele. De retour sur l’eau il ne fit pas long feu. Une nuit de septembre il perdit l’équilibre, tomba de sa gondole et fut retrouvé dans l’eau noire de la lagune le lendemain à l’aube, quand la ville est aux mouettes, aux goélands. Un jour où je me promenais sur l’île-cimetière de Venise, je vis, gravé sur une pierre tombale, le nom que dans la famille on avait tu si longtemps. L’homme qui reposait là était pour moi un étranger, mais ce jour-là il devint mon grand-père, à tout jamais.
Ma mère avait dix-huit ans quand elle fit ses valises pour cet assemblage de briques rouges sous un ciel gris que dans les campagnes alentour on désignait simplement par la ville. Si je ferme les yeux je peux la voir débarquer un matin de septembre en gare d’Amiens ; sortant de la gare elle aperçoit les briques rouges, le ciel gris, le furoncle en béton posé là par Auguste Perret ; la tour, risible si l’on a grandi dans Manhattan, beaucoup moins si l’Empire State est le clocher de l’église à Frécain, jette son ombre intimidante sur la jeune fille aux lunettes rondes, égarée dans la cohorte empressée que l’aube déverse.
Puis ce fut la rencontre d’un homme qui allait être mon père. Ils eurent quatre enfants. Ils feraient de longues études, son fils aîné deviendrait docteur, oui, docteur en droit, vous verrez, et personne n’a rien vu, désolé pour tes rêves évanouis, je n’ai que mes livres et je les dépose à tes pieds.