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(J’étais sur le point d’achever l’écriture de ce livre quand, un dimanche d’octobre, j’allai rendre visite à mes parents. Ce jour-là se tenait la Grande réderie d’Amiens, un immense vide-greniers où l’on trouve de tout et de rien, surtout de rien, mais savait-on jamais : je décidai d’y faire un tour. Des milliers d’exposants vendaient pour trois francs six sous des objets de toutes sortes – vêtements d’occasion, DVD visionnés, faïence ébréchée, renards empaillés, et même, j’en ai vu, sex toys usagés –, et j’allais partir quand, sur une planche en bois montée sur tréteaux recouverte d’une bâche en plastique transparent – il faisait presque beau : il pleuvinait –, je vis, entre deux babioles et trois bibelots, une énorme collection de Gringoire. Je savais qu’en 1935 un jeune homme de vingt ans du nom de Romain Kacew y avait publié deux nouvelles, et qu’il s’agissait là de ses premiers écrits. Alors je commençai à fouiller le tas de journaux, d’abord sans trop y croire puis en y croyant de plus en plus, tournant chaque page de chaque exemplaire de l’année 1935 devant le regard indifférent puis curieux, puis déconcerté de l’exposant – que pouvais-je donc chercher dans ces vieilleries avec un tel empressement ? –, quand, au bout d’une trentaine de minutes, dans la partie inférieure droite de la page 13 du no 342, daté du vendredi 24 mai 1935, vendu 0,75 franc et tiré à 476 500 exemplaires, je tombai sur cette publicité :
Gagnez du poids en trois semaines
Depuis trois semaines que j’ai pris la première boîte de Florentol, j’ai noté une augmentation de trois kilos, écrit Mlle V…, Blois (L.-et-Ch.). Le Florentol, composé de plantes et absolument inoffensif, étoffera votre silhouette, remplira vos joues creuses, fera disparaître vos salières. En même temps que votre poids augmente, vos forces seront accrues. La boîte de 30 cachets : 16 francs. La cure complète (120 cachets) : 55 francs. Envoi franco par les Laboratoires P. Florentol, 11 ter, avenue de Ségur, Paris. Bochure gratis.
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La lisant près d’un siècle plus tard, à l’époque des régimes minceur et du triomphe de la silhouette famélique, je la trouvai si cocasse que je faillis ne pas remarquer, juste au-dessus, « en caractères bien gras », le nom de KACEW : je tenais dans les mains Une petite femme, sa nouvelle « imprimée sur toute une page ». J’exultai comme si je venais de découvrir le trésor de Rackham le Rouge, demandai à l’exposant quel était son prix – une somme si dérisoire que je lui en donnai le double et vis passer dans ses yeux une lueur d’effarement, un je-ne-sais-quoi de « décidément ce type est un fou » –, et je m’en allai heureux, léger, mon exemplaire de Gringoire sous le bras, jubilant comme Mina Kacew avait jubilé dans les travées du marché de la Buffa, à Nice, au printemps 1935.)