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De Roman Kacew enfant, on ne connaît que quelques photos : sur l’une, il a douze ans, il en fait seize, il vient d’emménager avec sa mère à Varsovie, et il est beau comme le Tadzio d’Aschenbach ; sur une autre, il a trois ans, une coupe au bol et des joues rondes, des petites mains potelées, et comme Rimbaud à tout âge il fait la gueule. Se peut-il qu’il existe quelque part une photo de lui à huit ou neuf ans, au no 16 de la rue Grande-Pohulanka ? Et si elle existe, cette photo, y a-t-il une chance, aussi infime soit-elle, qu’on y trouve aussi un certain M. Piekielny ? Ce n’est pas impossible.
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Il n’est pas impossible en effet qu’un jour ensoleillé de 1922 ou 1923 un photographe amateur, en ce temps où en ces lieux on les comptait sur les doigts d’une main, un photographe amateur donc, revenant de je ne sais où, porte de l’Aurore, bordure de Vilnia ou tour de Gedymin, quelque part en tout cas où il avait déloyalement concurrencé les petites mains qui peignaient sur le motif, fît une halte dans la cour de la Grande-Pohulanka et, voyant l’ombre fraîche du tas de briques ou du dépôt de bois, s’y adossât, y posât un instant l’appareil et le trépied qu’il convoyait à l’épaule, puis voyant passer, une pipe à la bouche, un petit homme à la barbiche roussie par le tabac, reconnût dans cet homme un semblable, lui demandât s’il avait du feu, et si, ma foi, il ne fumerait pas avec lui.
Et parce qu’il était généreux, parce qu’il avait du temps à perdre et peut-être un ami à gagner, parce que cet homme l’intriguait comme l’intriguait sa machine à figer l’éphémère, parce que surtout il n’avait jamais posé de sa vie, il n’est pas impossible que Piekielny, non sans arrière-pensée, consentît à le partager, son feu, sauf que désolé, mon brave, je n’en ai pas. Mais il était ingénieux : en secouant sa pipe, il en fit tomber quelques cendres encore rouges, et se mit à en bourrer le fourneau du photographe amateur. Alors, tirant sur leurs brûle-gueule comme de vieux atamans, ils parlèrent de tout et de rien, puis de rien, puis, faute de mieux, du temps qu’il faisait, chaleur accablante, dit le photographe amateur, un peu frisquet, exagéra Piekielny, et comme on sentait que la conversation s’enlisait, comme le silence à nouveau s’installait – ce qui les mettait tous deux mal à l’aise, ils n’étaient pas encore assez intimes pour qu’il en fût autrement –, il se peut que Piekielny, pointant du doigt le drôle d’appareil qui ressemblait à un accordéon dont on aurait déployé le soufflet, de façon intéressée s’enquît de la façon dont il permettait d’arrêter le temps noir sur blanc. C’est très simple, dit le photographe amateur, et il lui expliqua qu’il fallait d’abord évaluer la distance puis la reporter manuellement, ouvrir le clapet, cadrer, faire la mise au point en tournant la molette, etc., et tout cela au contraire me semble bien compliqué, jugea Piekielny à qui tout cela semblait bien compliqué, en effet ce n’est pas simple, concéda le photographe amateur dans un revirement d’une rapidité remarquable, mais peut-être qu’un jour, qui sait, on pourra réduire la taille de l’appareil, le placer au bout d’une perche, et d’un simple clic se prendre soi-même en photo, enfin, ajouta-t-il, lucide, il ne faut pas rêver. Et puis quel intérêt, demanda Piekielny, quel intérêt aurait-on à se prendre soi-même en photo ? Moi par exemple, moi qui n’ai jamais posé de ma vie, qui n’en ai pour ainsi dire jamais eu l’occasion – et alors qu’il s’apprêtait à lui rappeler le proverbe bien connu en Pologne selon lequel l’occasion fait le larron, Mina Kacew, rentrant du cours de danse ou de violon de son fils qu’elle tenait par la main, passait le porche en poussant de grands cris.
Mina Kacew, on la connaît : il n’est pas impossible que s’avisant de la présence du photographe amateur elle en fût d’abord étonnée, très étonnée (peut-être presque aussi étonnée que moi le jour où, entrant dans un bar, quai des Grands-Augustins, à Paris, je vis, attablé devant des bières et regardant à la télévision un match de hockey, un groupe de trois hommes dont deux encourageaient leur équipe, gueulaient sur l’arbitre et commentaient chaque action, frénétiques, exaltés, un peu frustes, et le troisième était Milan Kundera – c’est du moins ce que j’avais d’abord cru, et quand je m’approchai avec déférence, pardon de vous déranger, pour lui serrer la main, j’ai lu tous vos livres, l’homme, qui s’avéra être le sosie, en un peu plus jeune, un peu moins tchèque, de Milan Kundera, me considéra longuement et me dit, consterné, vous devez faire erreur, monsieur, je suis taxidermiste), puis que, saisissant l’opportunité – un photographe, dans la cour de l’immeuble ! –, elle lui ordonnât de prendre sur-le-champ un cliché de son petit Romouchka.
Le photographe amateur, on le connaît un peu moins, et peut-être qu’éconduisant l’importune il grommela qu’il n’avait pas de temps à perdre, ou pas que ça à faire, et que de toute façon il avait une pipe à fumer. Une pipe à fumer ! fulmina sans doute la mère de l’enfant, et alors il est probable qu’elle fît des reproches au photographe amateur – refuser de tirer le portrait de mon fils ! – suivis de prophéties – mon fils qui sera un héros, qui sera général, Gabriele D’Annunzio, ambassadeur de France ! –, d’imprécations – sa colère s’abattra sur vous ! – puis carrément de menaces – vous croupirez au fond d’une geôle ! –, le tout assené avec une telle assurance, un tel aplomb que le photographe amateur, impressionné, un peu inquiet aussi, les prit pour argent comptant – après tout la pauvre femme avait peut-être raison, et il faut savoir ménager la susceptibilité des grands hommes, fussent-ils en culottes courtes et âgés de huit ou neuf ans.
Il n’est pas impossible alors qu’il finît par céder, de guerre lasse dît à l’enfant de poser là sans bouger, devant le tas de briques ou non, plutôt ici, face au dépôt de bois, puis qu’il fût interrompu par la mère parce que le petit avait « le soleil dans le dos », et bien qu’il ne fût qu’amateur répondît madame, je connais mon métier, cependant que Piekielny, prétextant qu’il devait faire le sien, prît congé du photographe, de la mère et de l’enfant, ôtât son chapeau en guise de salut, et se surprît à passer dans le champ de l’objectif en marchant de biais, à la manière d’un crabe, comme s’il avait voulu sciemment lui faire face au moment où son compagnon de tabagie déclenchait.
Dès lors il n’est pas impossible qu’un petit homme en redingote se retrouvât fortuitement et à son insu (c’est du moins ce qu’il aurait juré la main sur le cœur, si l’on s’était étonné de sa présence à l’arrière-plan et peut-être à contre-jour) sur le cliché d’un petit garçon en culottes courtes, cliché que sa mère aura pieusement conservé, qu’elle aura trimballé avec elle un peu partout, de Wilno à Varsovie puis de Varsovie jusqu’à Nice, de l’hôtel-pension Mermonts à la clinique Saint-Antoine, où dans les derniers jours de février 1941, entre deux larmes et deux hoquets, elle le regardait encore en fumant, et il n’est pas impossible qu’au moment du hoquet final elle le serrât contre son cœur, ni même, car il n’est pas interdit de rêver, que ce cliché existe encore aujourd’hui, que par le jeu des hasards et des successions il se trouvât entre les mains délicates d’une infirmière, puis dans celles, un peu moins délicates, d’un GI, qu’il traversât l’Atlan- tique en paquebot puis l’Amérique en camion, fût punaisé quelques mois contre un mur puis décroché, et rangé parmi d’autres bibelots dans une boîte à biscuits elle-même rangée au fond d’un garage à Saint Paul, Minnesota, à Louisville, Kentucky, ou plus sûrement, puisque nous sommes facétieux et que nous croyons aux clins d’œil de l’Histoire, à Gary, Indiana, où jaunissent dans la plus grande indifférence les visages de l’enfant et de la souris de Wilno, non, vraiment, tout cela n’est pas impossible.