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Car c’est en Russie, dans un « petit trou de province » entre Pétersbourg et Saratov, que se passe cette histoire. Celle d’un immense quiproquo : un révizor arrive d’un moment à l’autre, incognito, de Pétersbourg, envoyé par le tsar dans une tournée d’inspection. Or les notables du coin ont « quelques petits péchés sur la conscience » : à l’hôpital, on laisse mourir les patients ; l’assesseur, au tribunal, sent la vodka ; le directeur des Postes décachette les lettres, « moins par prudence, du reste, que par pure curiosité » ; et le gouverneur accepte volontiers les pots-de-vin. Cris d’épouvante. Branle-bas de combat. À quoi peut-il bien ressembler, ce révizor ? Et s’il était déjà là ?
Voilà deux semaines en effet qu’un jeune homme est descendu dans une auberge ; il n’en sort jamais, vit à crédit, ne dépense pas un kopeck ; il vient de Pétersbourg et se rend à Saratov. Et si c’était lui ? Il a de l’allure, il présente bien, ça ne peut être que lui. Ce jeune homme en vérité s’appelle Khlestakov, il est oisif, il ne fait rien, ou plutôt il fait la noce, roule en fiacre, se fait plumer aux cartes et vit sur les roubles que son père lui envoie. Ce n’est pas lui, le révizor. Mais puisqu’on le prend pour tel, après tout, pourquoi ne pas jouer un mauvais tour à tout ce beau monde ? D’autant qu’il réalise peu à peu tout le profit qu’il peut en tirer : on lui efface ses dettes, on l’invite à déjeuner, on se presse à sa porte pour lui prêter de l’argent, le gouverneur lui offre l’hospitalité, et la fille dudit gouverneur se pâme devant lui (c’est un homme du monde ! Il donne des bals ! À Pétersbourg !).
Il y a des noms de villes qui résonnent aux oreilles de ceux qui en sont loin comme une douce mélodie, enivrante et secrète. Quand on vient d’un petit trou de province quelque part en Russie, Pétersbourg en est un. Pour la fille du gouverneur, le nom de la capitale impériale évoquait les bals qu’on y donnait ; pour d’autres c’était le tsar, les sommités de l’Empire. Dans ce petit trou de province il y avait un homme des plus ordinaires, petit et courtaud, du nom de Bobtchinski. Lui aussi vint trouver le prétendu révizor. Il avait une requête.
Ce soir-là, au Lucernaire, tout se passait à merveille : je brûlais de connaître le dénouement de la pièce (est-ce qu’on allait se rendre compte de la méprise ? comment Khlestakov allait-il s’en tirer ?), superbement mise en scène et divinement jouée, le public riait de bon cœur, je riais avec lui. Jusqu’à l’acte IV, scène 7, où Bobtchinski devait faire sa requête. Et faire prendre à mon enquête un tour inattendu.