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Et si ce nom de Piekielny on ne le trouvait nulle part, nulle part ailleurs que dans les pages de la Promesse ? S’il n’y avait pour archives que ce chapitre VII, ces trois pages – les trois seules – où le nom de la souris apparaît ? Et si, avant qu’il ne fût écrit noir sur blanc dans un livre, ce nom n’avait laissé d’autres traces, imperceptibles, évanescentes et furtives, que celles de son passage dans l’esprit des grands de ce monde ?
Car ce nom méconnu de tous, connu seulement des lecteurs de la Promesse, fut, en compagnie de quelques noms plus illustres, dans d’illustres esprits. La première fois, l’une des premières fois, c’était à la fin de la guerre en Angleterre, sur le terrain de Hartford Bridge. Sa Majesté la reine Elizabeth passait en revue l’escadrille du lieutenant Gary de Kacew : « La reine, écrit Gary dans la Promesse, s’arrêta devant moi et, avec ce bon sourire qui l’avait rendue si justement populaire, me demanda de quelle région de la France j’étais originaire. Je répondis, avec tact, “de Nice”, afin de ne pas compliquer les choses pour Sa Gracieuse Majesté. Et puis… Ce fut plus fort que moi. Je crus presque voir le petit homme s’agiter et gesticuler, frapper du pied et s’arracher les poils de sa barbiche, essayant de se rappeler à mon attention. Je tentai de me retenir, mais les mots montèrent tout seuls à mes lèvres et, décidé à réaliser le rêve fou d’une souris, j’annonçai à la reine, à haute et intelligible voix : — Au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny… »
Voilà comment le nom si peu retentissant de Piekielny retentit dans l’esprit d’une reine où se mêlaient d’autres noms, Churchill, Shakespeare, Cromwell, Disraeli, Victoria, aussi retentissants ceux-là que le carillon de Big Ben dans la nuit, et on ne sait si ce nom l’agaça comme l’agaçait parfois celui de Churchill, l’éblouit comme à coup sûr l’éblouissait celui de Shakespeare ou la fit frémir comme sans doute pouvait le faire celui de Cromwell, on ignore s’il l’intrigua ou la troubla, s’il la laissa indifférente, mais on peut supposer qu’il fut là, ne serait-ce qu’un instant, en illustre compagnie dans l’esprit d’une reine, comme il fut aussi un peu plus tard, un peu plus tôt, on ne sait, dans celui d’un homme qui pour Gary était la France, et que Gary par conséquent aimait comme un roi.