LES LENDEMAINS
QUI CHANTENT
par Fritz Leiber
Après le point de vue des femmes sur le matriarcat, il est temps de donner celui des hommes (qu’on a eu grand soin de choisir aussi peu machos que possible). Il est temps, surtout, de regrouper nos forces avant l’assaut final : l’avenir nous prépare des amours inédites, des interdits nouveaux, des gadgets inconnus et des cellules sociales difficiles à concevoir. La seule vraie certitude, c’est qu’il y aura de plus en plus de machines et de moins en moins de place pour les hommes. Peut-être se raccrocheront-ils aux petits boulots comme l’imagine Leiber ; mais de toutes façons la conscience de leur inutilité les fera régresser à ta petite enfance, à l’âge où quelqu’un s’occupait d’eux et où peut-être ils ont connu cette plénitude dont nous portons la nostalgie. Citons ici Mélanie Klein : « La possibilité d’éprouver du plaisir, quelle qu’en soit la source, repose sur la capacité de jouir de la toute première relation au sein maternel. » Cette première relation sera peut-être aussi la dernière, sous une forme plus ou moins caricaturale (mères possessives, mères-machines). Bien des Tristan trouveront leur seule Iseut. Et la mort ne sera pas loin.
« CES baraques ne sont plus ce qu’elles étaient », dit le vieux Whitey Edwards, en tâtonnant à la recherche d’un coin de flexo descellé qu’il arracha à demi pour me prouver le bien-fondé de sa déclaration. La plaque de flexo se balança au-dessus de nos tasses encroûtées de marc de café. Par le trou, on apercevait, semblables à de flasques macaronis multicolores, les tuyauteries des conduites ménagères : pour le gaz, l’eau, le syntholait à débit dosé, le tout-à-l’égout, la télé coaxiale, l’atomiseur médical, le musiko, le robot parleur, le robot mixer, le vidéo, le véléo, l’électro, le gelectro, etc. J’estimais que la contribution de la plupart de ces aides techniques au bonheur quotidien était plutôt déficiente.
« Peut-être », répondis-je en repoussant vivement les mains du vieux gâteux et en recollant le panneau élastique aux bords adhésifs qui, remis en place, dissimula à nouveau le fouillis de tubulures enchevêtrées pareilles à des boyaux de mouton de toutes les teintes de l’arc-en-ciel. « Mais la mère est bâtie comme un taureau et elle va te piétiner et t’encorner si elle te surprend en train de démolir sa cuisine. Comme si les centipèdes géants ne suffisaient pas ! »
Un fantomatique scintillement balaya l’écran de la télé grand format coincée entre l’évier et le frigo. Apparut un groupe de femmes cinq-emplois et d’hommes huit-emplois discutant avec acharnement de tout et du reste au bord d’une piscine assez vaste pour que pût s’y cacher un croiseur espace-mer. Leur invraisemblable et sirupeux caquetage était incompréhensible ; toutefois, la parcimonie de leur vêture rattrapait quelque peu l’ennui fastidieux qui émanait de leurs propos.
Whitey Edwards soupira. Sans un regard pour ces déesses suburbaines, il contemplait en plissant des yeux larmoyants le soleil du lundi qui se levait comme une malédiction sur les bâtiments poussiéreux entre Beatsville et le plaisant (quoique branlant) petit palais de la famille Henley. L’astre piqueté, effervescent, flamboyant dardait ses rayons courroucés par-dessous la large tente installée en face de nos fenêtres et de la porte.
« Dans le temps, reprit le vieux tandis que dodelinait son crâne blanchi, c’étaient des baraques solides construites avec des poutrelles d’acier, des plâtres épais, de sacrés tuyaux de fer, des tuiles, du plomb. On y réfléchissait à deux fois avant de les raser. Mais aujourd’hui… » Derechef, il exhala sa rancune en un soupir asthmatique. Autrefois, il avait été ouvrier du bâtiment. Il y avait longtemps. C’était avant que les robots aient pris les choses en main. Je n’étais pas encore né à l’époque.
L’écran était maintenant occupé par une petite bonne femme en boléro et en pagne, dressée sur ses ergots, qui discourait allègrement sur un débit précipité. « … le soin que nous avons apporté à cette piscine nous a permis, à mon mari et à moi, d’être admis à la commission des conseillers ès piscines… » Et le son fut coupé.
Je m’apprêtais à répondre à Whitey que j’avais encore plus de soucis que lui sur le plan du boulot. Depuis jeudi, j’avais perdu mon emploi de sourieur ambulant sous prétexte que je faisais une concurrence déloyale aux psychiatres (robots et humains). Peut-être même aux centipèdes, est-ce que je sais ? Mais au moment où j’allais ouvrir la bouche, mon frère Dick émergea du coin lits, dissimulant sa maigre nudité sous ses vêtements tel un tzigane échappé d’une chambre à gaz nazie ou un type détenant au moins six emplois – alors qu’il n’avait qu’un seul job minable. Et encore ne travaillait-il que depuis vendredi soir après avoir été inscrit pendant trois semaines à l’assurance-secours probatoire.
« As-tu peur qu’une cliente enfourne elle-même une poignée de pièces dans les entrailles d’une de tes machines en fer-blanc si tu as une minute de retard ? » lui demandai-je doucement :
Il me lança un regard noir en tournoyant comme une toupie autour d’une jambe de pantalon récalcitrante. « Ne te fais pas de bile, Dickie, continuai-je. Toutes les femmes que j’ai illicitement psychanalysées étaient aussi intimidées par les mécaniques que par les choses du sexe. Dans les deux cas, elles voulaient se faire servir par un homme. »
Fort gracieusement, la société mettait à la disposition de la population des appareils distributeurs et autres machines fonctionnant à l’aide de monnaie. Les lav-o’matics, par exemple. Mais à présent, comme pour les lav-o’matics, il faut payer quelqu’un qui les fasse marcher à votre place. Parce que les machines sont fantasques et que l’entreprise individuelle est presque aussi sacrée que l’argent.
Dick maugréa quelque chose d’indistinct et ouvrit la porte, prêt à prendre un départ en flèche. Mais la voie était coupée par un nabot vêtu comme un respectable scarabée qui, le poing levé, se préparait justement à frapper à l’huis. Il portait des lunettes à verres télescopiques ; de son chapeau gris sortaient de frémissantes antennes argentées ; un boîtier noir et plat faisait office de carapace abdominale. Il jeta un coup d’œil circulaire, s’intéressant en particulier au capharnaüm encombrant la pièce, comme si nous avions un je ne sais quoi de pas très ragoûtant, mais il ne broncha pas.
Dick s’arrêta net devant ce coléoptère inattendu. Au même instant, rouge quant à la figure et noire quant au reste, la mère jaillit du coin lits, empoigna mon frère par les coudes et mugit :
« Stop ! Il ne sera pas dit qu’un de mes fils partira le ventre vide pour livrer bataille au XXIe siècle ! »
Elle lui enfourna d’autorité un quartier d’orange dans la bouche à la manière d’un protège-dents de boxeur, se mit à farfouiller dans tous les coins, lui flanqua un sandwich dans une main et, dans l’autre, une tasse qu’elle entreprit de remplir incontinent de café bouillant.
Personne ne peut nier que la mère veille aussi farouchement sur ses quatre fils que le manager d’un quatuor de champions de boxe, consciente qu’elle est de notre génie et bien résolue à le faire reconnaître sous forme de carrières à sept ou huit emplois – quoique, pour l’heure, Dick fût le seul à avoir un boulot. (Je ne parle pas de Tom, marié et père de famille, qui n’habite pas avec nous.) Mais ni les obstacles ni les revers n’ont jamais découragé maman. Ce n’est pas tellement l’argent qu’elle recherche mais la gloire pour la famille Henley dressée contre le monde sanguinaire.
Envahi par une chaude bouffée de tendresse filiale, je la regardai – monstre meurtrier sans pitié pour ses fils et cependant ma sainte mère – tandis que Whitey lui adressait un petit bonjour de la main qui passa inaperçu. Elle tolère son vieil admirateur depuis le jour où père s’inclina devant la puissance nucléaire supérieure de sa femme et mourut.
Dick donna un coup de dents dans son orange, l’avala et cracha la peau pour crier que le café lui brûlait la main, et qu’est-ce que ce serait quand il lui passerait dans le gosier ? La mère ouvrit d’un seul coup le frigo au mépris du ressort que j’ai installé pour le maintenir fermé depuis que la clenche est cassée ; elle prit un glaçon et le laissa tomber dans la tasse de Dick. La porte du réfrigérateur se referma avec un bruit sourd et le ressort siffla comme un crotale qui va bondir à l’attaque.
Dick avala son café tandis que la mère le secouait en lui hurlant aux oreilles de profiter de la pause du déjeuner pour se mettre en quête d’un second boulot au lieu de courir la gueuse. Quand il eut vidé sa tasse, elle lui fourra le sandwich dans le bec, un vrai bâillon, et le laissa partir.
L’homme-scarabée s’écarta. Dick s’élança droit devant lui comme un bolide à une vitesse qui lui aurait valu de se fracasser les os si nous habitions encore l’appartement du vingtième étage qu’ils ont réussi à nous faire échanger contre ce rez-de-chaussée.
La télé clignota et, subito presto, nous montra une martiale file de huit-emplois (reconnaissables au chiffre ornant leur épaule) qui défilaient avec une plaisante uniformité devant la statue de plastique dorée d’un douze-emplois. En atteignant le centre de l’écran, chacun tournait la tête pour me crier quelque chose d’inaudible mais d’optimiste avec un éblouissant sourire qui découvrait une denture parfaitement entretenue.
Je poussai un soupir de satisfaction et me préparai à jouir d’un moment de tranquillité – en tout cas, jusqu’à l’instant où les centipèdes commenceraient à s’affairer – mais l’homme-scarabée glissa la tête par l’embrasure de la porte et dit courtoisement d’une voix flûtée :
« Bonjour, madame. Je suis le médico-statisticien du quartier. Je viens prendre votre tension et photographier vos organes pour la postérité comme il a été prévu la semaine dernière. »
La mère se retourna sans hâte et lui décocha un regard fulminant tel le taureau qui aperçoit le matador – ou, plus exactement, un marchand de cacahuètes – en train de traverser l’arène. De rouge, son visage devint violet. Lentement, elle tendit le bras vers la cafetière brûlante qu’elle souleva. L’homme-scarabée suivait innocemment des yeux l’ascension de la sphère meurtrière dont le couvercle émettait des jets de vapeur, comme s’il assistait à une séance d’initiation professionnelle à l’usage des candidats à un poste d’astrophysicien.
Whitey se leva mais je l’obligeai à se rasseoir.
« Pas toi, lui dis-je rapidement. Tu as beau être un vieil ami de la famille, les choses étant ce qu’elles sont, cela ne te mettra pas à l’abri d’un coup de corne. »
Et je hurlai d’une voix aussi stridente que des freins d’ambulance : « Arrête, espèce de vieille sorcière ! »
La mère me fit face aussitôt comme prévu. Je l’aiguillonnai et elle chargea, la cafetière haut brandie. À faire pâlir Manolete. Mais j’esquivai d’une demi-véronique et, quand elle passa devant moi, je l’embrassai sous la nuque, à l’endroit précis où le matador plonge son épée. Je nouai vivement mes bras autour de ses hanches puissantes et bien-aimées et, un instant plus tard, tous les trois, elle, Whitey et moi, étions aussi heureux que des alouettes s’élançant de compagnie vers un amas d’étoiles étincelant. Maman nous servit le café.
Mais l’homme-scarabée, qui n’imaginait pas une seconde le péril mortel auquel il venait d’échapper, fit un pas de plus dans la cuisine. « Mrs. Henley, dit-il, il est absolument indispensable que vous passiez au contrôle médical. Vous faussez les statistiques de l’hygiène sociale de ce secteur. Je dois vous avertir que les personnes qui se soustraient au recensement médical encourent de très lourdes amendes. Il est inutile de vous déshabiller. Ne bougez pas, c’est tout… »
Je repoussai la cafetière contre le mur et tapotai doucement le bras de la mère tout en la maintenant fermement pour l’empêcher de devenir tout à fait aussi violette que tout à l’heure quand elle se mit à vociférer :
« Cochon d’espion médical ! Vous vous figurez que je vais me soumettre à votre sale curiosité ? Vous vous figurez que je vais poser pour vos ignobles photos alors que je n’aurai même pas droit aux soins d’un honnête médecin humain si je tombe malade ? J’ai quatre grands fils, tous des surhommes – Meaghan, ici présent, qui est un génie médical ; Harry qui est encore au lit, le plus grand poète du monde ; Dick, le Prince des Personnalités, que vous avez vu filer à son travail, ce que je m’abstiendrai de commenter ; et Tom, qui est une pure merveille. Et cette répugnante société se soucie tellement peu d’eux que, si je vais à la clinique, ce ne sont que des robots qui m’examinent, jamais un docteur en chair et en os ! »
Quelque soit l’objet de ses vociférations, elle s’arrange toujours pour placer son petit couplet publicitaire à propos de ses fils.
L’homme-scarabée chancela sous la tempête et recula un peu – un tout petit peu seulement.
« Mrs. Henley, reprit-il sur un ton conciliant, les robots médicaux ne sont ni communs ni inférieurs. Le ministre de la Santé Mentale lui-même préfère…
— Ce vieux charlatan ! » glapit la mère que je sentais frémir entre mes bras. Son teint virait à l’écarlate. « Lui dont les sbires ont livré mon génial Harry aux griffes des psychiatres prophylactiques !
— Mais, Mrs. Henley, s’entêta le petit bonhomme avec un courage téméraire, il saute aux yeux que votre état de santé n’est pas parfait. Un contrôle médical immédiat… »
Je saisis la perche qu’il me tendait. Je flanquai la mère dans les bras de Whitey et m’avançai vers l’avorton, agitant le doigt à la manière d’un sabre devant ses yeux d’insecte.
« Faites attention à ce que vous dites, l’ami, m’écriai-je. Sinon vous allez vous faire mettre à la porte pour avoir établi un diagnostic alors que vous n’êtes qu’un agent de recensement. C’est ce qui m’est arrivé : les analystes licenciés ont pris ombrage du fait que, dans l’exercice de mes fonctions, je donnais de sages conseils aux gens. »
Comme je prononçais ces mots, un tambourinement spectral se fit entendre, qui s’amplifia rapidement. Le bruit semblait venir de partout.
« Qu’est-ce que c’est ? » s’enquit l’homme-scarabée avec étonnement. Je lui répondis : « Les centipèdes géants. »
Il pâlit, recula précipitamment, sondant de ses yeux télescopiques les ombres sous la table et sous l’évier. Au même moment, peut-être parce que toute cette agitation avait ébranlé le plancher, le ressort du frigo se détacha, un ressort à boudin de cinquante centimètres de long ; il fila en sifflant à travers les airs et vint atterrir presque aux pieds de l’homme-scarabée qui bondit dans l’espoir de s’accrocher au linteau de la porte, pour se mettre hors d’atteinte du monstre venimeux qu’avait enfanté son imagination. Mais il rata son coup et détala en sautillant comme s’il avait toute la ménagerie du vieux Fu-Manchu à ses trousses. Mû par un pur sentiment de compassion, je le suivis sous le grand vélum ponctué maintenant par l’ombre des choses qui tombaient en pluie sur la toile tendue ; je le rattrapai juste après avoir dépassé le tas de paillettes qui grossissait.
« N’ayez pas peur », lui dis-je en le saisissant avec ménagement à bras-le-corps et en l’obligeant à braquer ses télescopes sur la cime déchiquetée du mur qui se dressait derrière lui, à la hauteur d’un troisième ou d’un quatrième étage, alors que la semaine précédente il en comptait vingt. Deux grandes bestioles argentées, dotées d’une multitude de pattes et d’un corps sinueux, faisaient du scenic-railway sur le faîte qu’elles dévoraient à grosses bouchées. Le produit de leur digestion dégringolait de la partie postérieure de leur corps sous forme de paillettes de ciment.
« Ce sont les centipèdes géants, murmurai-je. Rien de plus que des robots démolisseurs. »
Harry pourrait écrire sur ce thème un poème à vous faire frissonner ! De scintillants reptiles cosmiques grignotant le dôme gris de l’infini, se frayant à coups de crocs leur voie vers nous, venus des frontières de l’univers… Je fus interrompu dans cette évocation par la chute d’un fragment plus gros que les autres, rejeté par le délicat appareil digestif de l’une des deux créatures, et qui s’écrasa, tel un météore, à guère plus d’un mètre de nous, faisant une brèche dans le sol et soulevant un geyser de poussière. L’homme-scarabée prit ses jambes à son cou et je rebroussai chemin.
« Maintenant, disparaissez, affreux petit rond-de-cuir, lançai-je, et ne revenez plus embêter ma mère. Avec elle, vous avez affaire à trop forte partie. Mais ne vous laissez pas démoraliser pour autant. Considérez-la comme une revenante issue d’un âge plus vigoureux et plus cruel – comme une duchesse en exil. »
Je n’étais pas sitôt rentré dans la cuisine où la mère et Whitey bavardaient en prenant le café qu’Ellie, la femme de Dick, sortit du coin lits, habillée de pied en cap, des valises plein les mains et, dans l’œil un regard aussi sombre que venimeux.
« Écoutez-moi tous, commença-t-elle, car je ne le répéterai pas deux fois. Je quitte ce bon à rien incapable de décrocher un second boulot, pour rejoindre mon ancien mari qui a toujours les trois emplois qu’il exerçait déjà quand j’ai commis l’erreur d’entrer dans cette famille de fous vaniteux, de fainéants et de poètes qui ronflent. »
En passant devant moi, elle donna un coup de pied au ressort qui vibra musicalement.
« Laisse-la partir, Meaghan, puisqu’elle n’est pas de taille à apprécier à sa valeur le Prince des Personnalités », me dit ma mère dont les joues avaient repris une teinte rose vif digne d’une femme du monde. J’aurais néanmoins suivi Ellie pour la raisonner – Dick ne méritait pas d’être lâché alors qu’il venait tout juste de poser un doigt de pied sur le premier barreau de l’échelle ; c’était d’ailleurs pour cela qu’elle le plaquait, car elle n’était qu’une sans-emploi qui crevait de jalousie – j’aurais suivi Ellie, dis-je, si, au même moment, n’était entré qui donc ? Tom, mon frère aîné, avec son grand sourire, ses larges épaules et l’auréole qui entoure un trois-emplois. Ou quatre, maintenant ? Bref, le voilà qui s’encadre dans la porte et s’exclame :
« Salut, la mère ! Ellie quitte encore Dick ? Qui est le petit morveux en train de battre la semelle dehors ? Un fonctionnaire de l’office du logement qui vient une fois de plus avec ses bonnes paroles pour vous convaincre d’évacuer ce piège à attraper la crève ? Salut, Whitey. Non, non, pas de café, maman, je veux parler à Meaghan. J’ai quelque chose pour le petit. »
Je savais évidemment à quoi il pensait et j’étais déjà accroupi devant le frigo pour remettre le ressort en place – un travail qui, selon mon estimation, pouvait facilement me prendre le reste de la journée – quand la poigne maternelle s’abattit sur mes épaules. Je me sentis soulevé de terre.
« Whitey s’occupera de ça. » Et les griffes bien-aimées me propulsèrent en direction d’une chaise ; je me retrouvai assis devant la table, ma tasse sous le nez, avec en face de moi le sourire épanoui du grand frère, aussi rempli de bienveillance que ladite tasse l’était de café – la mère m’avait resservi non sans avoir laissé tomber dans le breuvage une pincée de dexy (je l’ai vue faire) pour me gonfler le moral.
Quel sale boulot a-t-il bien pu dégoter pour se payer le luxe de le refuser et me l’offrir ? me demandai-je. Il fallait que ce soit quelque chose de rudement tocard puisque, aux dernières nouvelles, il n’avait comme jobs que : primo, polir les miroirs à l’intention des astronomes amateurs qui n’avaient pas le temps de les polir eux-mêmes ; secundo, placer chez les détaillants une marque de cigarettes anticancer garanties sans tabac mais ayant un goût d’authentique goudron et additionnées de nicotine ; tertio, répondre à la place d’un robot réceptionniste lorsque le coefficient-décibel de la voix du demandeur atteignait un seuil indiquant un état de fureur extrême. À en juger par le combiné qui se balançait à son cou, il exerçait encore au moins cette dernière fonction.
« Meaghan, commença-t-il avec son sourire épanoui, si on excepte un bataillon d’anges revivalistes exclusivement féminins, rien n’est plus merveilleux que l’amour fraternel. J’ai quelque chose de formidable à te proposer. Au fait, je suis passé quadruple – je suis représentant en dessous phosphorescents pour dames. »
Profitant du bruyant enthousiasme que la mère manifesta à ces mots, je jetai un coup d’œil aux alentours en quête d’une brèche par où m’esbigner. Mais Whitey, accroupi devant le frigo, bloquait la porte, tellement heureux de bricoler qu’il bichait comme un cafard arrière-grand-père (il y en avait justement un qui grimpait le long de sa jambe) tandis que ma mère, que son enthousiasme n’empêchait pas de me surveiller d’un œil de policier, apportait une grande tasse de café à Harry encore couché – pour attiser son génie poétique, sans doute – comme si elle n’eût pas mieux fait d’en asperger les pieds de ce flemmard !
« Meaghan… » enchaîna Tom.
Mais il n’alla pas plus loin : la sonnerie de son téléphone portatif l’interrompit. La voix qui s’échappa de l’instrument grésillait comme un essaim de frelons en colère. Tom rosit – pour ça, il tient de maman – et dit : « Certainement, madame. Toutefois… » Là, de roses qu’elles étaient, ses joues prirent une teinte brique et il se mit à faire des bulles comme un poisson.
Je me penchai, collai ma bouche contre le pavillon de l’appareil et criai : « Je vous aime tellement, belle inconnue. Maintenant, il ne vous reste qu’à méditer là-dessus. » Et je coupai la communication.
« Ça ne la satisfera pas, déclara Tom quand il eut recouvré sa couleur naturelle et sa respiration.
— Si, répliquai-je. Pendant vingt minutes. Que demander de plus en ce bas monde ? » Et j’ajoutai : « Tu disais donc ?
— Meaghan, je sais que tu as eu un moment cet insignifiant emploi de sourieur ambulant…
— Comment ça, insignifiant ? protestai-je. Les sociologues ont estimé que les gens qui passent leur temps à faire la navette entre le travail, les achats et tout ce qui s’ensuit avaient l’air si tendu et si morose qu’ils ont embauché des types comme moi pour se mêler aux passants et bavarder à bâtons rompus avec eux, histoire de les ragaillardir. Ce n’est pas une si mauvaise idée.
— Je ne dis pas non mais tu es allé trop loin, me rappela Tom. Tu sondais l’esprit des gens pour découvrir leurs véritables soucis et essayer d’arranger les choses. C’est le travail des psychiatres, mon vieux, et tu ne peux blâmer cette auguste confrérie de t’avoir reproché de lui faire concurrence et de t’avoir éliminé du circuit.
— J’aidais les gens avec lesquels je m’entretenais, rétorquai-je avec entêtement. Comment aurais-je pu leur parler si je n’avais pas eu quelque chose de sérieux à leur dire ?
— Je vous aime tendrement, belle inconnue. C’est sérieux, peut-être ? »
Je continuai de protester :
« Je n’ai jamais tourmenté mes interlocuteurs et je n’ai jamais appuyé sur leur petit bouton marqué « désespoir ». Pourtant il y en avait des rangées entières ! Je me contentais de les encourager à ouvrir un peu leur esprit et leur sensibilité, à percevoir ce que pouvaient avoir de bouffon les ennuis des autres et à se dérider.
— C’est précisément le nœud du problème, fit-il. Tu as essayé d’en faire plus qu’on ne t’en demandait au lieu d’exercer tes fonctions avec un minimum d’effort et de chercher des boulots complémentaires pour arrondir tes revenus. »
Il se retourna furtivement afin de s’assurer que la mère n’était pas revenue, puis se pencha et poursuivit dans un murmure confidentiel :
« Oh ! Meaghan, mon petit vieux, j’en ai appris des choses sur la vie depuis que j’ai quitté la maison et que maman n’est plus derrière mon dos à me harceler avec ses rancœurs et ses folles ambitions ! Le monde est un lieu tout à fait agréable et confortable, à condition de se rappeler qu’il est peuplé de trois milliards d’autres cinglés décidés à grimper toujours plus haut. De se rappeler aussi qu’il ne faut jamais faire de zèle, que l’on doit guetter les sourires et les froncements de sourcils de ses supérieurs, ouvrir l’œil et le bon, être à l’affût de la plus infime occasion qui se présente de gagner un peu plus d’argent. Allonge le pas, collectionne les petits boulots, enfile-les les uns au bout des autres comme les perles d’un collier, oublie la mère et ses rêves délirants. Oh ! est-ce que je t’ai dit que Kattie a maintenant deux emplois ? Elle n’en aurait jamais trouvé un seul si elle était restée avec maman qui n’arrêtait pas de l’écraser.
— La mère a raison, fis-je sèchement. Elle a plus de courage, de détermination et d’imagination que nous quatre réunis. Et quel dynamisme impitoyable ! Incroyable que cette vitalité débordante ne l’ait pas encore consumée ! Comment serais-tu jamais parti t’installer dans tes meubles si elle n’avait pas été là pour te botter les fesses ? »
« Tu as parfaitement raison, acquiesça-t-il. Pourtant la mère est une romantique incurable. Elle veut que ses quatre fils soient les grands-ducs de l’univers, les seigneurs suprêmes. »
Je ne pus m’empêcher de ricaner.
« Quand j’étais encore sourieur ambulant, lui confiai-je, un petit bonhomme, qui se prenait pour un grand romantique, m’a confié un jour qu’il ne désirait qu’une chose : s’évader de la prison de l’existence, brandir une épée étincelante sous le nez de tous les hommes et séduire leurs épouses – et également mettre la main sur toutes les filles célibataires qu’il rencontrait. Nous avons examiné ensemble cette turbulente image qu’il avait de lui-même et nous avons fini par conclure que ce qu’il souhaitait en réalité, c’était que les femmes le traitent maternellement, le poussent en avant et le conduisent à travers la vie comme on tire un ballon rouge.
— Tous les romantiques sont comme ça, y compris maman, dit Tom, profitant sans vergogne de son avantage. Elle veut que ses fils soient des princes et des rois ou, à tout le moins, des P.‑D.G., sans se rendre compte qu’un milliard d’autres types gravissent eux aussi les barreaux de l’échelle de la réussite sans réaliser que la compétition est trop sévère pour qu’un homme puisse rêver mieux que d’être un huit-boulots. Un dix-boulots dans le cas le plus favorable. »
Sur l’écran de la télé flottait maintenant une grosse pile de draps légèrement chiffonnés, spectacle que je trouvais à la fois ravissant et invraisemblable. Puis je compris que la caméra orbitait autour de la Terre, très haut au-dessus des nuages. En bas, au premier plan, s’alignaient des têtes admirablement coiffées, vues de dos. Des lettres apparurent en surimpression sur les nuages : Vacances spatiales pour les neuf-emplois, héros de la démocratie.
« Tu as raison en ce qui concerne la compétition, Tom, me hâtai-je d’enchaîner. Je ne suis pas hostile à la démocratie, je suis un de ses plus chauds partisans, mais il n’y a pas de problème : la démocratie a porté la notion de concurrence à un niveau que la Terre n’avait jamais connu. Nous avons plus de machines, nous sommes en meilleure santé, nous avons plus de liberté de mouvement, plus de loisirs, plus de temps disponible pour gagner de l’argent, plus d’égalité et, aussi, plus de stimulants, plus de récompenses immédiates et ostensibles pour celui qui réussit rapidement. Résultat : la compétition nous use si vite qu’elle neutralise la longévité dont-les progrès de la médecine nous ont fait bénéficier.
— Je n’ai pas l’impression qu’elle t’use tant que cela », me fit observer Tom.
Je m’échauffais à mesure que je parlais.
« Écoute, Tom… Réfléchis à ce monde où nous vivons. Tu ne trouves pas qu’il est complètement détraqué ? Un monde qui vise à faire de tous des marchands quelle que soit la nature des gens… un monde où les savants, les poètes, les aventuriers, les soldats et les prêtres sont maintenant des marchands dont l’unique ambition est de se vendre eux-mêmes… un monde qui avait tellement peur que la machine monopolise tous les emplois qu’il en est arrivé à créer par milliards des fonctions et des entreprises financières de pacotille. Un monde où à chaque réduction des heures de travail correspond une diminution égale, quand elle n’est pas supérieure, du temps de loisir parce qu’on prend un job partiel de plus. Un monde à ce point polarisé sur l’argent qu’un homme qui quitte le dollar des yeux un mois, un jour, voire dix secondes…
— Ce n’est en tout cas pas la contemplation du dollar qui t’abîmera la vue, toi ! laissa-t-il tomber avec aigreur. D’ailleurs, tu me casses les oreilles. »
Sur ces entrefaites, la mère rentra d’une allure tout à la fois lourde et maniérée.
« Qu’est-ce que c’est que ce merveilleux emploi que tu as trouvé pour Meaghan ? demanda-t-elle à Tom. Je ne peux plus tenir tellement je suis impatiente de le savoir. »
Comme si elle n’avait pas entendu notre conversation sans en perdre un seul mot, grimaçant à mes propos nihilistes !
Je gémis en voyant approcher ma défaite et Tom éclata de rire.
« Voilà que j’avais oublié ! s’exclama-t-il. Il semble, voyez-vous, que les robots de dépannage ont un peu partout tendance à avoir un comportement imprévisible. Ils passent trop de temps sur certains travaux ou pas assez, ou ils en oublient tout simplement d’autres. Il y en a eu un qui a si consciencieusement réparé une fuite qu’il a construit un rempart d’une épaisseur de deux mètres pour la boucher, et qu’il s’est emmuré. Fortunata, il s’appelait. Un autre, qui avait décelé un suintement, n’a rien trouvé de mieux que de faire des trous semblables sur tous les tuyaux qu’il rencontrait sur son massage, laissant derrière lui des milliers et des milliers de petits geysers ! Un robot de démolition s’est mis à bombarder de quartiers de roc un immeuble de plastique qui venait d’être édifié. Pourtant, les circuits de ces robots sont en parfait état et, quand on les ramène à l’usine pour vérification, leur fonctionnement ne laisse jamais à désirer. Ce qu’il faut, c’est que chaque robot dépanneur soit accompagné d’un homme qui note ses faits et gestes, qui l’observe en permanence. Pendant des semaines si nécessaire, pour que le robot s’habitue à sa présence et ne modifie pas sa conduite dans le but de plaire au surveillant, de le dérouter ou de lui nuire. Oh ! c’est un emploi sensationnel ! Il ne requiert aucun effort. Un peu ce que l’on appelait il y a très longtemps l’inspecteur des travaux finis. »
« Je suppose, dis-je, que les robots avec lesquels on éprouve le plus de déboires sont ceux chargés de réparer les conduites chauffantes, les égouts collecteurs et autres tuyaux délicieusement souterrains ?
— Comment le sais-tu ? s’écria Tom. Les vieux déversoirs noyés également, mais aussi les aqueducs et les cheminées dont certaines s’élèvent à des centaines de mètres dans l’air pur et grisant. C’est un boulot tout ce qu’il y a de sain, mon petit vieux. De vraies vacances : alpinisme et spéléologie réunis.
— Je préférerais périr noyé et passé au court-bouillon dans cette tasse de café plutôt que d’être attaché comme psychiatre auprès d’un robot génial et obsédé atteint de manie ambulatoire, à attendre que dans sa conscience de métal s’épanouissent les premières images inhumaines et frémissent les premières impulsions d’amour électrique. Les machines s’éveillent, Tom, tu ne le savais pas ? Toutes les machines…
— Non. Une seule », fit une voix douce et rêveuse, aussi mélancolique que le bruissement de la brise agitant les feuilles mortes. Le spectre adolescent aux cheveux semblables à de blondes toiles –d’araignée qui m’interrompait ainsi était le poète de génie dont s’enorgueillissait ma mère : Harry, mon plus jeune frère. Il avait l’air de flotter, poussé par le vent, et non de marcher. À son regard lointain, perdu à une année-lumière de distance, il était visible qu’il avait extorqué quelques pilules à son psychiatre traitant. « La Terre tout entière, continua-t-il, est une grande machine de métal, une bille d’acier mat parmi les billes d’agate et de verre que sont les autres planètes. Si quelqu’un allait là-bas avec une optique de Terrien au lieu d’une optique d’astronaute, il la verrait rouler, rouler sans fin tel un grand bousier d’argent artificiel, ponctuée de villes, marbrée çà et là de taches liquides et océanes, clignant des calottes glaciaires, fusant de ses volcans, pliant et dépliant ses pattes de faucheux affolé d’espace au rythme des phases de la Lune. Et en regardant avec beaucoup d’attention, on verrait des millions de puces bondir et commencer leur longue chute vers le nadir. »
À ce moment précis, sur l’écran de la télé, surgit l’image de la Terre transmise par un satellite qui tournait autour d’elle en vingt-quatre heures. Éclairée par la Lune, la planète se détachait sur le fond de la Voie Lactée, comme prise au piège d’une toile d’araignée semée de gouttes de rosée à l’éclat de diamant. Cette illustration des paroles de Harry fit couiner la mère de fierté.
« Prendras-tu cet emploi ? me demanda Tom d’une voix grinçante.
— Demain, tu peux en être sûr. Et c’est la seule réponse que tu obtiendras jamais de moi – demain ou un autre jour. »
La mère gratta le sol de son sabot et me foudroya du regard.
« Si Meaghan fait le délicat, pourquoi Harry ne le prendrait-il pas à sa place ? dit-elle. Réfléchis, Harry. Tu répètes tout le temps que tu aimes la solitude. Imagine-toi déambulant dans ces fraîches galeries, dans les égouts, absolument seul, abstraction faite d’une stupide mécanique que tu auras comprise en dix minutes. Tu auras tout le temps et tout le silence possibles pour composer. Tiens, je suis certaine que, sous terre, ta poésie s’épanouira comme des racines – aussi vite que du chiendent !
— Je préférerais partir sur-le-champ pour Beatsville, répondit Harry.
— Tu ne feras pas ça, Harry ! larmoya la mère dans un gémissement lourd de menace. Dis-moi que tu ne feras pas ça ! »
On a beau vivre dans un taudis tout près de Beatsville, elle a toujours affirmé que nous n’irions jamais là-bas. Pour elle, c’est un point d’honneur. À Beatsville, c’est encore pire que dans les faubourgs, ils sont comme des animaux et, toutes les nuits, ils se glissent jusqu’à la frontière électrifiée pour récupérer les vivres qu’on y dépose à leur intention.
Mais Harry secoua la tête et la mère se mit à incendier Tom, l’accusant de chercher à désagréger ce qui restait de la famille qu’il avait déjà commencé de dissocier en nous quittant. Whitey reprit vie et agita prudemment ses mains dans sa direction comme un torero prêt à sauter par-dessus la barrière. Je baissai les paupières comme si je m’assoupissais. Tom était tout rouge. « Allez tous au diable, dit-il, je pars pour de bon ! » Et la mère de trépigner dans tous les sens, tonitruant, tantôt nous reprochant à Harry et à moi d’être des fainéants, tantôt invectivant Tom pour sa déloyauté. Soudain, elle leva les bras au ciel et se pétrifia.
Ce fut l’instant que l’homme-scarabée choisit pour passer la tête dans l’embrasure de la porte. Il pointa ses antennes sur maman. Personne ne l’avait remarqué sauf moi.
Tom, plus rouge que jamais, émit un grognement dédaigneux et pivota sur ses talons juste au moment où l’homme-scarabée disparaissait. Mais ce dernier, à peine mon frère dehors, surgit à nouveau en agitant une diapositive noire et grise qu’il avait prestement extraite de la boîte noire attachée sur son ventre.
« Mrs. Henley, fit-il de sa voix flûtée, j’ai pris une photo absolument parfaite de vos organes mais l’état de ceux-ci est loin d’être parfait. Il faut que vous m’accompagniez immédiatement à la clinique. Vous avez un cœur comme une pastèque, votre aorte et votre artère pulmonaire ressemblent à des courges. » Il me brandit le doigt sous le nez et ajouta : « Un inspecteur médical est autorisé à faire des diagnostics en cas d’urgence ! »
La mère devint violette. Brusquement, l’immeuble trembla du haut en bas. Une fraction de seconde plus tard, quelque chose passa au travers du vélum et s’abattit sur Tom comme un marteau qui eût enfoncé un tout petit clou dans le sol.
Maman poussa un cri retentissant, un seul, fit quelques pas, puis, soudain raide, elle tomba en arrière. Je bondis pour la retenir, la déposai doucement sur le plancher et glissai un coussin sous sa tête. Dehors, j’entendais l’homme-scarabée demander dans son téléphone portatif une ambulance, comme un imbécile qu’il était car Tom avait la tête complètement écrabouillée et aplatie. Subitement, je me demandai comment son sang avait pu éclabousser maman : elle avait en effet la poitrine pleine de sang – et il y en avait de plus en plus. On aurait dit un taureau qui se vide après avoir reçu le coup d’épée mortel. Puis je me rendis compte que ces flots de sang bouillonnant jaillissaient des poumons de ma mère.
Whitey se précipita et s’agenouilla à côté d’elle.
Harry, figé, nous regardait en tremblant. Une sirène mugit au loin, puis une autre. Toutes deux se rapprochaient rapidement et leur plainte furieuse était de plus en plus assourdissante, Le tremblement de Harry redoublait d’intensité et, quand le ululement sauvage éclata sur les maisons rasées, il s’écria : « Je vais à Beatsville ! » en se ruant sur la porte.
Je savais ce qui allait arriver mais je ne pouvais rien faire d’autre que de soutenir ma mère. Et ce qui devait arriver arriva – un cri, un hurlement de freins, un autre cri, un choc sourd et les freins qui hurlaient toujours.
Et la mère cessa de respirer. Mais elle avait encore l’air d’être en colère.
Je la tenais toujours dans mes bras en lui essuyant le visage, mais sa figure restait tout aussi rouge. J’entendis les deux ambulances repartir l’une après l’autre. Enfin un médecin entra, accompagné de l’homme-scarabée. Il regarda la mère, hocha la tête et dit que cela ne serait pas arrivé si elle avait régulièrement subi des examens médicaux.
« Vous ne connaissiez pas ma mère », lui répondis-je. L’homme-scarabée actionna son téléphone pour rappeler l’une des ambulances.
« Elle est morte vaillamment, poursuivis-je d’une voix étranglée. Morte en chargeant la muleta, et que je sois pendu si je fais à la société l’honneur des oreilles et de la queue ! » Personne ne comprit l’allusion. L’homme-scarabée me dévisagea et nota subrepticement quelque chose sur son carnet.
Je dus signer des tas de papiers, écouter l’un, écouter l’autre, mais finalement tous s’en furent, les vivants et les morts, et je demeurai seul avec Whitey. Je me rappelai alors qu’il fallait prévenir Dick.
La télé donnait une grandiose revue musicale avec des centaines d’acteurs et d’actrices pleins de talent, tous des sept-emplois – la comédie, c’était leur huitième.
Les flocons de ciment crépitaient toujours sur le vélum. Nous passâmes, Whitey et moi, au milieu du trou qu’avait fait en tombant le rocher qui avait tué Tom. Les écailles de béton s’abattaient sur notre crâne, sur nos épaules comme des grêlons.
Après avoir escaladé le monceau de gravats, nous nous retournâmes. Les centipèdes géants allaient et venaient, très affairés, se cédant mutuellement le passage. Ils en étaient à ronger le deuxième étage.
Je regardai notre porte ouverte sur l’obscurité où palpitait faiblement le scintillement pâle de la télé. Et je songeai que j’aimerais enfoncer au milieu de la pièce un clou long d’un kilomètre, l’y planter à jamais, et graver sur sa tête en lettres profondes de trente centimètres : « Ici vivait une famille. »
Mais une telle entreprise dépassait quelque peu mes talents de bricoleur. Alors, poussant Whitey devant moi, je me mis en route, riant et pleurant à la fois, pour annoncer la nouvelle à Dick.
Traduit par MICHEL DEUTSCH.
The Good New Days.
© Galaxy Publishing Corp.,
1965.
© Éditions Opta, pour la traduction.