PRÉFACE

LA DIFFÉRENCE

 

À Tristan et Iseut.
Aux enfants qu’ils auraient pu avoir.
Aux malheurs qui auraient pu s’ensuivre.

 

Pour faire une bonne anthologie de sexe-fiction, il est tentant de chercher quelques bonnes scènes de cul et de se dire que le reste suivra sans faire d’histoires, comme l’intendance napoléonienne ; et il est douloureux d’affronter la déception qui tout à coup vous revient en pleine figure, précédent même son propre sifflement (car elle va plus vite que le son, la garce).

Une déconvenue du même genre attend celui qui entreprend de bien faire l’amour : « Tous les hommes, dit Aristote, pensent que la vie heureuse est une vie agréable, et entrelacent étroitement le plaisir au bonheur(1). » Naïveté ! Un problème peut en cacher un autre, comme le souligne aussitôt le même auteur : « On identifie parfois le succès au bonheur ; or ce sont des choses entièrement différentes, car le succès lui-même, quand il dépasse la mesure, constitue un empêchement à l’activité, et peut-être alors n’a-t-on plus le droit de l’appeler succès, sa limite étant déterminée par sa relation au bonheur(2) » Cette idée générale s’applique sans difficulté au problème qui nous occupe : un accouplement bien conduit peut passer pour un vrai succès, surtout dans les temps difficiles que nous traversons ; mais inévitablement il dépasse la mesure, il est par excellence ce qui dans une vie d’homme dépasse la mesure, il débouche sur la saturation, la prostration et l’inaction, sur la perte du plaisir et bien souvent la perte du bonheur. Nous lançons le boomerang et il revient sur nous précédé d’un sifflement désagréable (car cet objet est le produit d’une technologie archaïque, qui n’atteint pas la vitesse du son).

Certains pensent que le malaise vient de la société, dont le dispositif répressif nous culpabilise et nous empêche de trouver la plénitude. Idée simple et touchante : allez, on peut bien rêver au vert paradis des amours primitives, de même que certains hérétiques du Moyen Age prônaient l’union sexuelle comme retour aux origines, à l’Adam androgyne et autarcique tel qu’il était avant que Dieu ait eu l’idée de procéder sur lui à l’ablation d’Eve. À bas la culture, vive la nature primordiale !

Malheureusement la nature n’est pas obligatoirement édénique. Peut-être sommes-nous voués à chercher autre chose, donc promis à l’insatisfaction en fin de parcours, ou plutôt en l’absence de fin digne de ce nom dans les limites de notre expérience. C’est la position de saint Augustin : « Mon âme avait faim, privée qu’elle était de la nourriture de l’âme, de vous-même, mon Dieu, mais je ne sentais pas cette faim. (…) Et c’est pourquoi mon âme était malade et, rongée d’ulcères, se jetait hors d’elle-même, avec une misérable et ardente envie de se frotter aux créatures sensibles(3). » C’est aussi, mutatis mutandis, la position de Freud : « Je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction. (…) En raison de l’instauration en deux temps du choix d’objet avec entre les deux l’intervention de la barrière contre l’inceste, l’objet final de la pulsion sexuelle n’est plus l’objet originaire, mais seulement son substitut. (4) » Ainsi la formation du couple est toujours fondée sur un quiproquo : pour les chrétiens, le partenaire sexuel est un substitut de Dieu ; pour les psychanalystes, c’est un substitut du parent de sexe opposé, de la mère nourricière, du sein et ainsi de suite en remontant aux origines. On croit chercher quelque chose, on cherche autre chose sans le savoir – et, bien entendu, on ne trouve ni l’un ni l’autre. En matière sexuelle, aucun Christophe Colomb n’a jamais découvert l’Amérique, aucune révolution copernicienne ne nous a jamais permis d’échapper au mythe de la Terre plate.

La contrepartie de cette méprise, c’est qu’au-delà de l’échec elle nous fait vivre une grande richesse d’expériences. La providence du quêteur, c’est de ne pas trouver : si la fusion demeure inaccessible, il lui reste au moins l’agrément de la diversité. Freud est le premier à le reconnaître en dépit de ses réticences : « Lorsque l’objet originaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d’objets substitutifs dont aucun ne satisfait pleinement(5). » Parmi ces objets substitutifs, il y a les différents partenaires sexuels, dont le premier – dans l’auto-érotisme – est le sujet lui-même ; et aussi, plus largement, les objets visés par les symptômes, qui sont proprement la vie sexuelle du névrosé (ils se répètent parce que le névrosé y puise des satisfactions souterrainement sexuelles). Les produits culturels (par exemple les fictions) ne sont qu’un sous-ensemble des symptômes ; l’écriture et la lecture ne sont que la sexualité continuée par d’autres moyens, y compris dans le cas particulier de la littérature pornographique.

On n’évitera pas ici le parallèle classique entre l’érotisme et la pornographie. L’érotisme (du grec eros, désir violent) désigne les pratiques amoureuses au sens large ; la notion de pornographie (du grec pornè, prostituée, et graphe, écriture) doit être réservée aux descriptions littéraires et culturelles des pratiques amoureuses. La distinction n’est pas absolue : la littérature et les représentations iconographiques, fixes ou mobiles, exercent parfois un effet stimulant sur l’homme ; chez nos frères inférieurs déjà « la présence d’animaux effectuant une activité sexuelle facilite l’apparition de réactions sexuelles chez des mâles antérieurement inactifs(6) », ce qui montre que l’imagination n’est pas le privilège exclusif des humains. Et comment s’en étonner, puisque la chaîne des substituts est illimitée, donc vouée tôt ou tard à passer partout, comme le lecteur éternel parcourant la bibliothèque de Babel ? Reste qu’il est commode de distinguer deux domaines différents, aux interférences près : l’érotisme, qui en gros s’enracine dans la nature ; et la pornographie, qui est nettement un fait de culture.

La sexe-fiction ou S.-F. est une variété de pornographie un peu bizarre, qui décrit des pratiques amoureuses impossibles à observer dans la nature. De ce fait, elle est par définition la forme de pornographie la plus éloignée du simple érotisme, ce qui a priori ne l’empêche pas absolument d’avoir des effets stimulants mais lui complique singulièrement la tâche. On sait déjà que le paradoxe de la pornographie est d’ajouter à la sublimation des pulsions sexuelles – qui est propre à toute littérature – une désublimation de sens contraire – par la représentation des pulsions sexuelles en acte. À ce compte, la S.-F. est triplement paradoxale, puisqu’à la désublimation elle ajoute une resublimation, et qu’en outre le contenu de cette resublimation est précisément la culture des paradoxes. Une nouvelle de S.-F. peut malaisément être stimulante à la fois pour le sexe et pour l’esprit : cette proposition est vraie de toute pornographie, mais elle est d’une vérité en quelque sorte hyperbolique en S.-F.

Les limites de la S.-F. sont malaisées à tracer : s’il est vrai que toute sublimation se nourrit d’énergie sexuelle, il faut en conclure que tout paradoxe est intrinsèquement pornographique et que les plus hauts sommets de la philosophie frôlent secrètement la trivialité ou même, s’il faut parler crûment, l’obscénité. Il y a là une difficulté, mais on peut s’en consoler à la pensée qu’elle est dans l’ordre des choses, et que tout fait de culture est en même temps un fait de nature : le particulier suit toujours le général (et à cinq pas, par déférence).

À prendre ces considérations au pied de la lettre, on serait tenté d’en conclure que la S.-F. recouvre non seulement le présent volume, mais la totalité de La Grande Anthologie. Ce qui en un sens n’est pas faux. Mais alors, pourquoi la variété de littérature connue sous le nom de science-fiction a-t-elle si longtemps éludé le sexe ? Pourquoi Sturgeon et Farmer, qui le redécouvrirent dans les années 50, ont-ils passé pour des Christophe Colomb ou des Vasco de Gama, en attendant les conquistadores de la génération contestataire ? Depuis Les Amants étrangers (1952), les débordements de plume n’ont pas manqué. Pourtant la meilleure encyclopédie du genre, trente ans après, n’hésite pas à proclamer que tout bien pesé « la science-fiction est peut-être plus exposée que tous les autres genres littéraires (sauf l’épouvante) à associer le sexe et le dégoût(7) ». L’explication communément admise (le vieux puritanisme anglo-saxon) n’explique rien si la S.-F. est un cas à part ; une situation pareille doit bien avoir quelque rapport avec la nature même du genre.

Nous avons consacré un volume de cette série aux Histoires d’immortels. On y lit en filigrane que le désir d’immortalité, si répandu dans les récits de science-fiction, est l’un des avatars du désir infantile de toute-puissance. Le genre tout entier est traversé par ce désir-là : il n’accepte pas la perte initiale de l’objet et hallucine sa reconquête, ce qui mène à une rupture avec la condition humaine et à la clôture du récit, dans des conditions gratifiantes ou désastreuses pour le héros selon les cas (gratifiantes quand le héros est une image, désastreuses quand c’est un sujet capable de souffrir).

Un tel genre est forcément embarrassé par le sexe ; il n’est pas pour autant sans affinités avec la reproduction qui est, comme l’a dit Buffon, « une puissance de produire son semblable » et de perpétuer un patrimoine génétique. La duplication des molécules d’acides nucléiques et la division cellulaire produisent des copies conformes de l’original ; chez les êtres pluricellulaires existe une reproduction asexuée (multiplication végétative, bouturage et marcottage chez les végétaux ; bourgeonnement ou scissiparité pour certains animaux ; clonage artificiel) qui donne naissance à des jumeaux ; même la reproduction sexuée n’exclut pas des phénomènes à effet similaire tels que la parthénogénèse ou l’hermaphrodisme. La S.-F. récente a beaucoup puisé dans ces curiosités de la nature : par exemple, Ursula Le Guin, dans La Main gauche de la nuit (1969), prête un hermaphrodisme successif à des êtres civilisés. Ici l’ambiguïté apparente recouvre une volonté d’égalité des sexes et de complicité des individus où transparaît la postulation d’un cosmos harmonieux et finalement le désir d’éternité. La puissance de produire du même conduit à un processus d’immortalisation.

Malheureusement ce mode de reproduction, dans la réalité, finit toujours par achopper sur des accidents et des pertes d’information, qui se reproduisent à leur tour et transmettent aux générations futures un patrimoine génétique appauvri, de moins en moins capable d’assurer sa survie. Contre ce vieillissement, qui conduit tout droit à la mort, le meilleur remède est le métissage et le renouvellement du stock chromosomique. On a récemment découvert que des bactéries échappent à la dégénérescence par des échanges d’acides nucléiques entre deux sujets. Chez les espèces réputées supérieures, la voie royale du métissage est la reproduction sexuée : elle assure un renouvellement constant du patrimoine génétique (sauf dans les isolats) et n’est guère concurrencée dans cette fonction que par un phénomène plutôt rare, portant en lui toutes les espérances et les inquiétudes de l’espèce : la mutation(8).

La sexualité, comme les mutations, perfectionne le processus d’immortalisation, le rend plus efficace ; mais elle le réserve à l’espèce (pour la sexualité) ou à la vie en général (pour les mutations). L’individu, pour sa part, devient strictement contingent et perd cette « part de l’ancêtre » qui lui revenait dans la reproduction asexuée. Mais la part de l’ancêtre est-elle autre chose qu’un fantasme, propre à faire rêver les écrivains de science-fiction ? Citons Jacques Monod : « Le code n’a pas de sens à moins d’être traduit(9). » Et Thomas Mann décrivant la vie comme « l’être de ce qui ne peut pas être, de ce qui oscille en un long et douloureux suspens sur la limite de l’être, dans ce processus continu et fiévreux de la décomposition et du renouvellement(10) ». L’existence individuelle n’a pas de sens en dehors de la reproduction.

Tel est en gros le credo des biologistes. Il faut reconnaître qu’ils n’ont pas fait école : toute notre culture est individualiste et humaniste, et la subjectivité y fait prime. La différence sexuelle apparaît comme l’emblème de toutes les différences et le fondement de toutes les intériorités. On a supposé (sans preuves décisives) que le mot sexe a la même origine que le latin secare, « couper en deux », d’où nous viennent secte, section, segment. Chacun de nous se perçoit comme un atome humain, naturellement insécable (sauf par la mort) et incombinable avec d’autres atomes (sauf par des leurres). Il ne peut échapper à la condition de sujet, que la nature ignore.

Mais l’ignore-t-elle vraiment ? L’anatomie et la physiologie, si parfaitement finalisées en apparence, ne sont pas seules en jeu ; l’étude des milieux et des comportements nous montre la sexualité comme un processus essentiellement hasardeux. Bien peu de spermatozoïdes fécondent ; bien peu d’ovules sont fécondés. Le modèle dominant, c’est l’échec et – dans les espèces supérieures – l’insatisfaction. La différence anatomique est creusée par la différence comportementale : la femelle est passagèrement excitable en période féconde, le mâle est perpétuellement disponible et sujet à se fourvoyer, multipliant les parades sexuelles devant des femelles non réceptives. De cette organisation bancale, l’humanité n’a changé qu’une disposition : la femme est perpétuellement excitable, et les partenaires ne sont plus entièrement commutatifs (les anthropoïdes avaient amorcé l’évolution sur ce point). Il ne s’ensuit pas que la femme soit perpétuellement excitée : l’homme continue à multiplier des avances devant des partenaires non réceptives, et toutes les parties prenantes sont frustrées. Les seuls correctifs possibles sont d’autres stimulants symboliques (le langage par exemple) qui ne nous changent des parades sexuelles que par leur degré de complexité.

Le caractère curieusement erratique de ce qu’on nomme – par un raccourci audacieux – les comportements sexuels n’apparaît pas seulement dans la formation des couples, mais dans la richesse des comportements précopulatoires, que nous avons héritée des anthropoïdes : on connaît l’érotisme buccal du jeune chimpanzé, le rite de l’épouillage réciproque, l’étonnante variété de la gestuelle érotique(11). Tout fait penser au jeu, ce qui nous renvoie à l’enfance et à l’apprentissage. Konrad Lorenz note qu’un jeune oiseau élevé par un homme dirigera vers lui des parades nuptiales. A contrario, Mason et Harlow ont élevé des singes rhésus dans l’isolement ; mis en présence d’un partenaire bien acculturé, le mâle se livre à des chevauchements aberrants (latéraux par exemple) ou se masturbe en réponse aux invites de la femelle ; quant à la femelle isolée, elle adopte rarement une posture réceptive permettant au mâle de viser, et si elle est fécondée (ce qui est exceptionnel), elle rejettera ses enfants. C’est dire qu’en matière sexuelle le succès dépend de l’art des préliminaires et que l’acquisition de cet art comporte une large part d’apprentissage, pour le plus grand bonheur des éthologistes. Le comportement sexuel n’est complet qu’à l’âge adulte, mais il n’a de chances d’être complet que si l’incomplétude de l’enfance est une incomplétude réussie, dans la tiédeur de l’association mère-enfant qui se noue à la faveur d’une lactation de longue durée.

L’enfance des anthropoïdes est une période d’autant plus cruciale qu’elle est longue ; l’humanité se contente de creuser l’écart. Les libertaires pensent que la société réprime les pulsions sexuelles, mais tout suggère que les pulsions sexuelles sont à l’origine de la société. Chez l’homme, la vie sexuelle perd son caractère saisonnier ; permanente, elle soude les couples. La femelle gravide et le nouveau-né ont besoin de sécurité : le mâle doit donc contrôler un territoire et, chez la plupart des espèces, les mâles faibles sont exclus de la reproduction par le combat ou simplement par la menace. Leur sort est moins sévère dans les espèces sociales, où leur présence est tolérée, leur protection assurée, et où ils ont au moins accès au bas bout de la table : Le Bœuf a observé un groupe d’éléphants de mer où les quatre mâles dominants assurent 88 p. 100 des accouplements, mais où les soixante-sept mâles subordonnés assurent tout de même les 12 p. 100 restants. On voit poindre à l’horizon les sociétés humaines mieux réglées où, grâce à la prohibition de l’inceste, le mâle dominant ne peut plus garder ses filles pour lui, en sorte que chaque homme ou presque a droit à une femme au moins et que les rares célibataires peuvent accéder à une condition sociale valorisée (la prêtrise par exemple). Le partage des femmes entraîne celui des territoires, et l’humanité accède à un mode d’organisation inconnu des animaux : la démocratie.

Tel n’est pas tout à fait le credo des éthologistes – nous nous sommes autorisé quelques raccourcis. Mais quoi qu’il en soit des détails de l’exposé, il en ressort que les comportements sexuels forment un tout – un tout imparfait, mais dont l’évolution tend à augmenter la cohérence. Pourtant, ce discours n’a pas été écouté, pas plus que celui des biologistes. On sait depuis longtemps que la S.-F. n’est pas vraiment une science-fiction ; nulle part ce n’est plus vrai que dans le domaine du sexe, et le dégoût pointé par Peter Nicholls a favorisé l’incompétence (à moins qu’il n’en soit le résultat). Ce que les auteurs ont retenu du sexe, ce n’est pas – quelles que soient les apparences – sa réalité concrète, c’est le problème moral qu’il soulève ; les textes les plus chastes et les plus obscènes ont ce trait en commun. Certains vont jusqu’aux professions de foi plus ou moins militantes : quand le vieil Heinlein en vient à prôner la libération sexuelle dans En terre étrangère (1961), beaucoup s’engouffrent dans la porte ouverte, et la S.-F. servira, par exemple, à une défense et illustration de l’homosexualité dans 334 de Thomas Disch (1972), L’Autre Moitié de l’homme de Joanna Russ (1975), Triton de Samuel Delany (1976) et, chez Michael Moorcock, le cycle de Jerry Cornélius. Ce qui est en question, ce n’est plus la différence, ce sont les différences.

Mais les différences ont du mal à se maintenir comme différences dans une complète révolution sexuelle comme celle que nous avons connue. Passé le stade de la liberté, vient celui de l’égalité et les homosexuels – comme les autres – affrontent une épreuve apparemment moins sévère que celles qu’ils ont connues et pourtant difficile à vivre : la banalisation. Alors les meilleurs se laissent aller au doute, et un débat s’instaure autour de la parole prophétique de Huxley : « À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation(12). » Et si l’exaltation du sexe était le symptôme le plus apparent d’un naufrage de l’humain, qui, sans qu’on en parle à voix haute, impliquerait aussi un naufrage du sexe ? La S.-F. a exploré cette voie, mais remarquablement peu. si l’on y réfléchit. Au demeurant, nous avons essayé de ne pas faire mentir notre titre, et les histoires les plus frustrantes ont été réservées pour un autre volume(13).

Notre choix s’est donc porté non sur des sociétés alternatives, mais sur des sexualités alternatives. Des perversions ? Assurément, dans la mesure où les perversions sont toujours des variantes. Mais il faut être clair : ce recueil ne se place pas sous le signe d’une quête de la trente-troisième position. La S.-F. trouve ses meilleures variantes dans les effets de langage.

Des exemples ? En voici quelques-uns, tirés du présent recueil, ce qui conduira les amateurs de suspense à sauter ce paragraphe, au moins provisoirement : « En ce temps-là, les hommes abandonnaient en masse le domicile conjugal. » (Lafferty) –« Bonjour, madame. Je viens photographier vos organes pour la postérité. » (Leiber) – « Elle le caressait avec sa propre image. » (Zebrowski) – « Je priai instamment la fille d’éteindre les lumières et de baisser les stores. Je voulais enlever ma tête. » (Wolfe) – « Il l’étreignit, s’étreignit lui-même. » (Sargent) – « Palpiter par procuration. » (Silverberg) – « La spontanéité a son charme. Nos laboratoires font actuellement des recherches dans ce domaine. » (Sheckley) – « La vague d’émotion persista, et l’idée l’effleura qu’elle lui était, du moins en partie, imposée de l’extérieur. » (Blish) – « La pilule n’altérait pas les facultés reproductrices, ce qui aurait été immoral et contre nature. Elle ôtait simplement tout plaisir à l’acte sexuel. » (Vonnegut) – « C’est beaucoup plus satisfaisant qu’une femme. » (Jorgenson) – « Je suis programmé pour la lubricité, mon garçon. » (Goulart) –« Faites attention en les manipulant, dit le robot. Je suis très sensible à cet endroit. » (Brand) – « Ils avaient baisé avec lui, été baisés par lui, et ils croyaient que ça leur permettait de la connaître. » (Eklund) – « S’ils découvraient chez un enfant des aptitudes à être femme, eh bien, ils en faisaient une femme. » (Pohl) – « Les champs inverseurs de synapses permettent de transformer un coucher de soleil en parfum et un masochiste en fétichiste de la fourrure. » (Sturgeon) – « Ce paradoxe ambulant : un mâle sémantique. » (Farmer). Et celle-ci, la plus troublante peut-être : « L’humanité est anormale. » (Russ).

Nous ne tenons pas forcément ces phrases pour les meilleures du volume. Mais elles ne prennent vraiment un sens que dans un contexte de S.-F. ; mieux : elles montrent assez bien de quoi la S.-F. est capable. C’est à la fois peu et beaucoup. Ce sont des perversions du langage. Les perversions sont très amusantes ; peut-être même sont-elles, comme le jeu, une voie nécessaire de l’apprentissage. Rappelons la parole de Blanchot : « La loi (…) ne se constitue en loi que par la décision d’y manquer(14). » Le pervers y trouve son compte, la loi aussi. On dira que la perversion est toujours l’envers de la névrose, et qu’elle n’élude le tragique que pour mieux y retomber. Le sexe a partie liée avec la mort, même quand la S.-F. introduit entre eux un médiateur mécanique comme le fait J. G. Ballard dans Crash (1973). Finalement on n’échappe aux grands problèmes que pour mieux y retomber : le désir de vivre ou de transmettre la vie est une souffrance ; le désir de tuer ou de mourir aussi.

 

J. GOIMARD.