PASSAGERS
par Robert Silverberg
Cette fois, c’est décidé : nous abandonnons la technologie des orgasmes et nous vous proposons, pour terminer ce recueil, quelques nouvelles qui pourront sembler atypiques. Pur effet de point de vue : la sexualité a vocation à déborder son domaine et à envahir toutes les relations sociales. On a déjà vu dans Groupe que Silverberg a une prédilection pour les phénomènes d’interaction un peu compliqués, à commencer par la jalousie, qui met en jeu au moins trois personnes. Son attitude favorite face à autrui ? « Se sentir exclu de cette vie, vouloir y entrer et l’occuper entièrement », selon les termes de Merleau-Ponty. Le texte que voici a obtenu en 1969 le prix Nebula de la meilleure nouvelle de S.-F. Il décrit une méthode imprévue pour accéder à la jouissance ; les options déjà prises dans ce volume nous conduisent à avancer, pour la dénommer, la notion d’humanosexualité.
IL ne reste plus de moi que des fragments. Des morceaux de ma mémoire se sont détachés et sont partis à la dérive, comme des blocs arrachés à un glacier qui se désagrège. C’est toujours ainsi quand un Passager se retire. On ne se rappelle jamais avec certitude ce qu’a fait le corps pendant la période d’occupation. Il ne subsiste que des traces de souvenirs, des empreintes.
Comme le sable qui se colle à la bouteille jetée à la mer. Comme les élancements d’une jambe amputée.
Je me lève. Je rassemble mes esprits. Mes cheveux sont hirsutes ; je me peigne. J’ai les traits tirés. Manque de sommeil. Et un goût amer dans la bouche. Mon Passager a-t-il mangé des excréments avec ma bouche ? Ils le font. Ils font n’importe quoi.
C’est le matin. Un temps gris et incertain. Après être demeuré un moment à contempler le ciel, je frissonne, j’opacifie la fenêtre et me trouve maintenant face à face avec la surface incertaine et grise de la baie obturée.
La chambre est en désordre. A-t-elle eu la visite d’une femme ? Les cendriers débordent de cendres. Je cherche et finis par trouver plusieurs mégots tachés de rouge. Bon, une femme est venue.
Je tâte les draps. Ils conservent encore la tiédeur de la chaleur partagée. Les deux oreillers sont chiffonnés. Mais la femme est partie, le Passager est parti et je suis seul.
Combien de temps cela a-t-il duré, cette fois ?
Je décroche le téléphone et appelle le central. « Quel jour sommes-nous ? »
La voix suave et féminine de l’ordinateur me répond : « Vendredi 4 décembre 1987.
— Quelle heure ?
— Neuf heures cinquante et une, heure locale.
— La météo ?
— La température de la journée sera comprise entre – 1 et + 3,5 degrés centigrades. Température moyenne : – 0,5 degré. Vent de secteur nord, vitesse 12 nœuds. Peu de risques de précipitations.
— Que conseillez-vous contre la gueule de bois ?
— Sur le plan alimentaire ou sur le plan médical ?
— Comme vous voudrez. »
L’ordinateur médite quelques instants, puis décide d’attaquer sur les deux fronts et met la cuisine en marche. Des robinets jaillit du jus de tomate froid. Les œufs commencent à grésiller. De la console médicale fuse un liquide violacé. L’ordinateur central est toujours si prévenant. Je me demande s’il est arrivé aux Passagers de l’habiter. Que de joies en réserve pour eux ! Il est sûrement plus excitant d’emprunter les millions d’esprits du central que de s’installer de façon éphémère dans l’âme défectueuse et hors circuit d’un être humain qui bat la breloque.
4 décembre, a dit le central. Vendredi. J’ai donc été occupé trois nuits.
Je me rappelle le mardi matin. Les choses allaient mal au bureau. Pas moyen de sortir un diagramme exact. Le chef de service n’était pas à prendre avec des pincettes. Il avait été habité par des Passagers trois fois en l’espace de cinq semaines : résultat, c’était la pagaille et sa prime de Noël ne tenait qu’à un fil. L’usage veut qu’une personne ne soit pas sanctionnée en raison de manquements dus aux Passagers, mais il avait le sentiment d’être traité injustement… et il nous traitait injustement. Nous avons passé un sale quart d’heure. Réviser les graphiques, manipuler le programme, vérifier dix fois les paramètres. Finalement, on a sorti les prévisions détaillées concernant les variations de cotation des actions des entreprises privées de services publics pour les mois de février et mars 1988. L’après-midi, il y avait une conférence pour discuter les données obtenues et les analyser.
Je ne me souviens pas de l’après-midi de mardi.
Ce doit être à ce moment que le Passager m’a occupé. Peut-être pendant que je travaillais, peut-être même en pleine conférence sous les lambris d’acajou de la salle du conseil. Autour de moi, des visages roses et soucieux. Je tousse, je vacille, je me lève en titubant. Les autres hochent la tête d’un air triste. Personne ne vient à la rescousse, personne ne m’arrête. Il est trop dangereux d’intervenir lorsqu’un Passager occupe quelqu’un : il y a de fortes chances pour qu’il y en ait un second à l’état désincarné, tapi à proximité en quête d’un corps vacant. Alors on m’évite. Je quitte l’immeuble.
Et ensuite ?
Tout en mangeant mes œufs, j’essaie de reconstituer ces trois nuits perdues.
Ce qui est naturellement impossible. Pendant la période de captivité, l’esprit conscient fonctionne mais, lorsque le Passager se retire, presque tous les souvenirs disparaissent du même coup. Il n’en demeure qu’un impalpable résidu, une pellicule cendreuse de réminiscences fantomatiques. Après, l’habité n’est plus jamais tout à fait le même. Bien qu’il ne se rappelle plus les détails de l’expérience qu’il a vécue, celle-ci l’a subtilement modifié.
Je m’efforce de me souvenir.
Une femme ? Oui : le rouge à lèvres sur les mégots. J’ai donc eu des rapports sexuels ici même. Était-elle jeune ou vieille, blonde ou brune ? Tout se perd dans la brume. Comment mon corps emprunté s’est-il comporté ? Ai-je été un amant honorable ? ? Je tâche de l’être quand je suis moi-même. Je surveille ma forme. À trente-huit ans, je suis capable de tenir trois sets au tennis par un après-midi d’été sans m’effondrer. Et de faire rayonner une dame comme il convient. Ce n’est pas de la forfanterie mais l’énoncé d’un fait. Chacun a ses talents. C’est le mien.
Mais je me suis laissé dire que les Passagers prennent un malin plaisir à contrecarrer les talents des gens. Le mien se serait-il diverti à me trouver une partenaire pour me faire ensuite piteusement échouer ad libitum ?
C’est une pensée désagréable.
Mon cerveau commence à s’éclaircir. La médecine prescrite par le central a des effets rapides. Je déjeune, je me rase, je reste sous le vibrateur jusqu’à ce que j’aie la peau nette et je passe à ma séance de gymnastique. Le Passager a-t-il fait faire de l’exercice à mon corps mercredi et jeudi matin ? Sans doute pas. Il faut que je me rattrape. À l’approche de la quarantaine, le tonus perdu se récupère malaisément.
Je touche mes orteils vingt fois de suite sans plier les genoux.
Je fais travailler mes jambes.
Je me couche à plat ventre et effectue des flexions sur les coudes.
Si malmené qu’il ait été, mon corps répond bien. C’est mon premier instant de satisfaction depuis que je suis réveillé : éprouver ce chatouillement intérieur, constater que je suis toujours aussi vigoureux.
Après, c’est d’un bol d’air que j’ai besoin. Je me dépêche de m’habiller et je sors.
Pas besoin d’aller au bureau, aujourd’hui. Là-bas, ils savent que je suis habité depuis mardi après-midi : inutile de leur faire savoir que mon hôte s’est retiré vendredi avant l’aube. Je dispose d’une journée de liberté. Je vais marcher dans les rues, faire fonctionner mes muscles, dédommager mon corps des outrages qu’il a subis.
L’ascenseur fait un piqué de cinquante étages. Je m’enfonce dans la morosité de ce matin de décembre.
Les tours de New York se hérissent alentour.
La file des voitures glisse. Au volant, les conducteurs sont nerveux. On ne sait jamais si celui du véhicule voisin ne va pas se faire occuper, et comme il y a toujours un passage à vide avant que le Passager s’installe, cela coûte un grand nombre de vies dans les rues et sur les routes. Mais en aucun cas celle d’un Passager.
Je déambule au hasard. Je traverse la 14e Rue et poursuis mon chemin en direction du nord, attentif au ronronnement à la fois doux et violent des moteurs électriques. À la vue d’un jeune garçon qui danse la gigue, je comprends qu’il est habité. À l’angle de la 5e Avenue et de la 22e Rue, je croise un monsieur bedonnant, l’air prospère. Sa cravate est de travers, le numéro du jour du Wall Street Journal dépasse de la poche de son pardessus. Il pouffe de rire. Il tire la langue. Habité ! Habité ! Je l’évite. Hâtant le pas, je me dirige vers le passage souterrain qui canalise la circulation sur Queens et m’arrête un instant pour observer deux adolescentes en train de se quereller au bord du trottoir pour piétons. L’une d’elles est noire. Terrorisée, elle roule de gros yeux. L’autre la pousse contre la barrière. Habitées. Mais le Passager n’est pas d’humeur sanguinaire, il veut seulement s’amuser. La Blanche lâche la Noire qui, tremblante de la tête aux pieds, s’écroule, se relève et s’enfuit en courant. La première enfonce dans sa bouche une longue mèche de cheveux lumineux qu’elle se met à mâcher. Elle paraît s’éveiller. Elle semble éberluée.
Je détourne les yeux. On ne regarde pas un compagnon de souffrance lors de son réveil. C’est la morale des habités. En ces temps sombres, nous avons beaucoup de nouvelles coutumes tribales.
Je m’éloigne à grands pas.
Où vais-je de cette allure précipitée ? J’ai déjà couvert plus d’un kilomètre. Comme si j’avais une destination précise, comme si mon Passager était encore tapi dans mon crâne et m’éperonnait. Mais je sais qu’il n’en est rien. Je suis libre… au moins pour le moment.
Mais puis-je en être sûr ?
Le cogito ergo sum n’est plus en vigueur. Nous continuons de penser même quand nous sommes habités et nous vivons alors dans un désespoir muet, incapables de nous arrêter, si épouvantable, si suicidaire que puisse être le but vers lequel nous nous hâtons. J’ai la certitude d’être à même de faire la différence entre la condition d’habité et la condition d’homme libre. Mais qui sait ? Peut-être suis-je le support d’un Passager particulièrement diabolique qui, bien loin de m’avoir quitté, s’est embusqué dans le cervelet pour me donner l’illusion de la liberté tout en me guidant subrepticement vers un but inconnu.
Avons-nous jamais disposé d’autre chose que de l’illusion de la liberté ?
L’idée que je suis peut-être habité sans en avoir conscience est inconfortable. Je transpire d’abondance et pas seulement à cause de la fatigue de la marche. Arrête-toi. Ici. Pourquoi continuer ? Tu es 42e Rue. Voilà la bibliothèque. Rien ne t’oblige à poursuivre ton chemin. Repose-toi sur les marches.
Je m’assieds sur la pierre froide en me disant que c’est moi qui ai pris cette décision et personne d’autre.
Est-ce bien vrai ? C’est le vieux problème « libre arbitre ou déterminisme » posé en termes particulièrement odieux. Le déterminisme n’est plus une abstraction philosophique : c’est un tentacule glacé venu d’ailleurs qui s’insinue à travers les engrenures de la calotte crânienne. L’arrivée des Passagers remonte à trois ans. Depuis, j’ai été habité cinq fois.
À présent, le monde est bien différent de ce qu’il était. Nous nous sommes adaptés. Nous avons nos usages. Et la vie continue. Les gouvernements gouvernent, les assemblées délibèrent, les transactions en bourse se poursuivent comme par le passé, et nous avons des méthodes pour pallier les dégâts qui surviennent à l’improviste. C’est le seul moyen.
Que pouvons-nous faire d’autre ? Nous avons un ennemi impossible à combattre. Tout au plus pouvons-nous résister en prenant notre mal en patience.
Alors, nous faisons le dos rond.
Les marches de pierre sont froides. Peu de gens viennent s’y asseoir en décembre.
Je me répète que c’est en toute liberté que j’ai décidé de faire cette longue promenade et de m’arrêter, qu’aucun Passager n’occupe actuellement mon cerveau. Peut-être. Peut-être. Je ne peux pas me laisser aller à croire que je ne suis pas libre.
Et si le Passager avait déposé en moi un ordre à retardement ? Va à tel endroit et arrête-toi là ? C’est également possible.
Je regarde les autres personnes assises sur les marches de la bibliothèque.
Il y a un vieux monsieur aux yeux vides qui a étalé un journal sous son séant. Un petit garçon d’environ treize ans au nez épaté. Une dame grassouillette. Sont-ils tous habités ? J’ai l’impression que les Passagers s’attroupent autour de moi, aujourd’hui. Plus j’examine les gens habités, plus j’acquiers la conviction que je suis libre… pour l’instant. La dernière fois, trois mois se sont écoulés entre deux occupations. Il paraît qu’il existe des gens qui ne sont pour ainsi dire jamais libres. Leurs corps sont très demandés et ils ne recouvrent leur liberté que de loin en loin… un jour par-ci, une semaine par-là. Ou une heure. Nous ne sommes jamais parvenus à déterminer le nombre des envahisseurs qui se sont répandus sur la Terre. Peut-être sont-ils des millions. Peut-être n’y en a-t-il pas plus de cinq ou six. Comment savoir ?
Une traînée de neige dessine une arabesque sur le ciel gris. Le central avait annoncé qu’il y avait peu de risques de précipitations. Est-il habité lui aussi, ce matin ?
J’aperçois la femme.
Elle est assise une trentaine de mètres plus loin, cinq marches plus haut que moi. Sa jupe noire remontée sur ses cuisses révèle une paire de jambes élégantes. Elle est jeune. Des cheveux auburn d’un coloris intense. Des yeux clairs mais, à cette distance, leur nuance m’échappe. Elle est habillée simplement et n’a pas trente ans. Elle porte un manteau vert et son rouge à lèvres tire sur le grenat. Elle a la bouche pulpeuse, le nez fin et planté haut, et ses sourcils sont soigneusement épilés.
Je la reconnais.
Nous avons passé trois nuits ensemble dans ma chambre. C’est elle. Habitée, elle est venue me retrouver et, habité, j’ai couché avec elle. J’en suis certain. Le voile se déchire et je me rappelle. Je revois son corps svelte et nu sur mon lit.
Comment se fait-il que je m’en souvienne ?
Le souvenir est trop vivace pour être une illusion. Il est clair que j’ai été autorisé à me souvenir pour des raisons que je ne comprends pas. Et je me souviens d’autre chose encore : des petits cris de plaisir qu’elle poussait. Je sais maintenant que, durant ces trois nuits, mon corps ne m’a pas trahi. Et que je ne l’ai pas déçue.
Ce n’est pas tout. J’ai aussi le souvenir d’une musique pleine de méandres, du parfum de jeunesse de ses cheveux, du bruissement des branches dénudées dans les arbres. C’est bizarre ; elle me ramène au temps de l’innocence, le temps de ma jeunesse quand les filles étaient mystérieuses, le temps des surprise-parties, de la danse, de la chaleur et des secrets.
Elle agit sur moi comme un aimant.
Il existe aussi un protocole dans ce genre de circonstances. Il est mal vu d’aborder une personne qu’on a rencontrée lorsqu’elle était habitée, c’est considéré comme de mauvais goût. De telles rencontres ne vous confèrent nul privilège. Les étrangers demeurent des étrangers, malgré tout ce qui a pu se passer entre vous et eux à l’occasion de cette conjonction involontaire.
Et pourtant, je suis attiré par elle.
Pourquoi cette violation du tabou ? Pourquoi cette infraction aux convenances ? Cela ne m’était jamais arrivé, j’ai toujours été scrupuleux en la matière.
Mais je me mets debout, je parcours la marche dans toute sa longueur pour ne m’arrêter que juste au-dessous d’elle. Je lève alors la tête. Machinalement, elle rapproche ses jambes l’une de l’autre comme si elle jugeait sa pose indécente, et j’en déduis qu’elle n’est pas habitée. Mes yeux plongent dans les siens. Ses iris sont verts. Vert fumé. Elle est belle et je fouille ma mémoire pour en extraire d’autres détails de nos nuits.
Je gravis lentement les degrés et m’arrête devant elle. « Bonjour. »
Elle m’enveloppe d’un regard neutre. Elle ne me reconnaît apparemment pas. Ses yeux sont voilés comme c’est souvent le cas après le départ d’un Passager. Pinçant les lèvres, elle m’étudie et répond sur un ton froid : « Bonjour. Je ne crois pas vous connaître.
— Non, vous ne me connaissez pas, mais quelque chose me dit que vous ne tenez pas à rester seule. Et je sais que j’ai besoin de compagnie, pour ma part. »
Je m’efforce de lui faire comprendre par mon seul regard que mes intentions sont pures. « Il y a de la neige dans l’air. Allons quelque part où il fait plus chaud. J’aimerais vous parler.
— De quoi ?
— Venez et je vous expliquerai. Je me présente : Charles Roth.
— Helen Martin. »
Elle se lève sans se départir de sa froideur impersonnelle. Elle est méfiante, mal à l’aise. Mais du-moins elle accepte de me suivre. C’est bon signe.
« Est-il trop tôt pour prendre un verre ?
— Cela dépend. Je ne sais pas quelle heure il est.
— Pas encore midi.
— Pourquoi ne pas le prendre quand même, ce verre ? »
Nous échangeons un sourire.
Il y a un bar de l’autre côté de la rue et nous y entrons.
Nous sommes assis l’un en face de l’autre dans la pénombre. Elle boit un daiquiri et moi un bloody mary. Elle se détend un peu. Je me demande ce que je veux de cette fille. Le plaisir de sa compagnie ; bien sûr. De sa compagnie au lit ? Mais je l’ai déjà eu, ce plaisir, trois nuits de suite et sans qu’elle s’en doute. Je veux autre chose. Quelque chose de plus. Mais quoi ?
Ses yeux sont injectés. Elle n’a guère dormi depuis ces trois nuits.
Je lui demande : « Es-ce que cela a été très pénible ?
— Quoi donc ?
— Le Passager. »
Elle tique. « Comment savez-vous que j’en ai eu un ?
— Je le sais.
— C’est une chose dont en principe on ne doit pas parler.
— Je suis large d’esprit. Mon Passager à moi s’est retiré dans le courant de la nuit. J’étais habité depuis mardi après-midi.
— Je crois qu’il y a deux heures que le mien m’a quittée. » Elle a les joues empourprées. Il est osé de faire un pareil aveu. « J’étais habitée depuis lundi soir. C’est la cinquième fois.
— La cinquième ? Moi aussi. »
Nous jouons avec nos verres. Le contact se noue presque sans qu’il soit besoin de mots. Nos récentes expériences avec les Passagers créent un lien entre nous, encore qu’elle ne sache pas que nous les avons partagées de manière aussi intime.
Nous bavardons. Elle est décoratrice de magasins et habite seule un petit logement pas bien loin d’ici. Elle me demande ce que je fais. Quand je lui réponds que je suis analyste financier, elle sourit. Ses dents sont sans défaut. Nous faisons renouveler les consommations. Maintenant, je suis catégorique : c’est bien cette fille-là qui était chez moi pendant que j’étais habité.
Un espoir germe au fond de moi. C’est un heureux hasard qui nous a fait nous rencontrer si peu de temps après nous être séparés, murés chacun dans notre rêve. Une chance, aussi, que des vestiges du mien aient subsisté dans mon esprit.
Nous avons partagé quelque chose, j’ignore quoi, mais, pour avoir laissé une trace aussi profonde en moi, cela a dû être merveilleux, et je veux maintenant venir à elle en toute conscience, lucide et maître de mes actes, afin de renouveler nos rapports en les rendant réels, cette fois. Je sais que cela ne se fait pas, que c’est un privilège qui ne m’appartient qu’en vertu de la présence éphémère des Passagers qui se sont introduits en nous. Mais j’ai besoin d’Helen. Je la désire.
Il me semble qu’elle a également besoin de moi sans savoir qui je suis. Mais la peur la retient.
Craignant de l’effrayer, je ne cherche pas à pousser mon avantage avec trop de précipitation. Peut-être m’inviterait-elle chez elle, peut-être pas. Toujours est-il que je ne le lui demande pas. Nous finissons nos verres et prenons rendez-vous : demain devant la bibliothèque. Sa main effleure brièvement la mienne. Et elle s’en va.
Cette nuit-là, je remplis trois cendriers. Sans trêve, je m’interroge. Est-il raisonnable d’agir comme je le fais ? Pourquoi ne pas la laisser tranquille ? Je n’ai pas le droit de la poursuivre. Le monde étant devenu ce qu’il est devenu, la prudence exige que chacun reste de son côté.
Pourtant, des souvenirs à demi effacés me déchirent comme un coup de poignard quand je songe à elle. Lueurs à l’éclat brouillé des occasions perdues derrière les escaliers, rires de jeunes filles dans les couloirs du premier étage, baisers volés, thé et gâteaux. Je revois la fille à l’orchidée dans les cheveux, celle à la robe pailletée, celle qui avait un visage d’enfant et des yeux de femme, c’est si loin, toutes envolées, toutes volatilisées, et je me jure que, celle-là, je ne la perdrai pas, que je ne permettrai pas qu’elle me soit arrachée.
Et c’est le matin. Le samedi matin. Je retourne à la bibliothèque sans trop espérer la trouver, mais elle est pourtant assise sur les marches. C’est comme un sursis de la voir. Elle a l’air agitée et paraît sur ses gardes. Il est visible qu’elle a beaucoup réfléchi et peu dormi. Nous nous engageons dans la 5e Avenue. Elle est tout près de moi mais ne me prend pas le bras. Elle marche d’un pas sec et nerveux.
Je suis tenté de suggérer qu’on se rende chez elle au lieu d’aller dans un café. Par les temps qui courent, il faut agir vite en profitant des moments où l’on est libre. Mais je sais bien qu’envisager les choses d’un point de vue purement tactique serait une erreur. Une hâte vulgaire pourrait être fatale. Peut-être cela se solderait-il par une victoire banale, mais cette victoire me laisserait un goût de défaite. D’ailleurs, son humeur n’a rien d’encourageant. Je la regarde en songeant à des violons et à de nouvelles chutes de neige. Elle regarde le ciel gris.
« Je les sens qui me surveillent tout le temps, dit-elle. Comme des vautours qui planent dans le ciel et qui attendent, qui attendent, prêts à fondre sur leur proie.
— Il y a quand même un moyen de leur échapper. On peut toujours grignoter de petites bribes de vie quand ils regardent ailleurs.
— Ils nous observent tout le temps
— Mais non ! Ils ne sont certainement pas assez nombreux. Par moments, ils regardent ailleurs et deux êtres peuvent saisir l’occasion pour se réunir et essayer de partager un peu de chaleur humaine.
— À quoi bon ?
— Vous êtes trop pessimiste, Helen. Il arrive qu’ils restent des mois entiers sans faire attention à nous. C’est une chance qu’il ne faut pas laisser passer. »
Mais je ne parviens pas à briser la carapace de peur qui l’enveloppe. Le voisinage des Passagers la paralyse et elle se refuse à mettre quelque chose en route de peur d’en être dépossédée par nos persécuteurs. Nous arrivons devant l’immeuble où elle demeure et je me prends à espérer qu’elle va se laisser fléchir et m’inviter à entrer. Elle hésite l’espace d’un instant. Juste l’espace d’un instant ; elle me serre la main, elle sourit, mais son sourire s’efface et elle me laisse là avec une simple promesse : « On se retrouve demain au même endroit à midi. »
Je rentre chez moi. C’est une longue route et je grelotte.
Son pessimisme a déteint sur moi. Je réfléchis, cette nuit-là. Essayer de sauver quelque chose me paraît bien vain. Et, plus grave encore, j’ai le sentiment qu’il serait cruel de la forcer dans ses retranchements, indigne de lui offrir un amour incertain alors que je ne dispose pas de ma liberté. Dans les circonstances présentes, il faut veiller à rester isolé pour éviter de faire souffrir quelqu’un quand un Passager vient s’emparer de nous.
Je ne vais pas au rendez-vous.
Je me répète que c’est la meilleure solution. Je me refuse à me jouer d’elle. Je l’imagine qui m’attend devant la bibliothèque. Elle se demande pourquoi je suis en retard, la tension la gagne, elle s’impatiente. Se fâche. Elle sera furieuse, mais sa colère s’apaisera et elle m’aura bientôt oublié.
Le lundi, je retourne au bureau.
Naturellement, personne ne fait allusion à mon absence. À croire qu’elle n’a jamais eu lieu. Aujourd’hui, le marché est soutenu et je suis à tel point plongé dans mon travail que ce n’est qu’au milieu de la matinée que je me surprends à repenser à Helen. Mais, à partir de ce moment, impossible de songer à autre chose. Quelle lâcheté de ne pas avoir été au rendez-vous ! Comme elles étaient puériles, les idées noires que j’ai ressassées l’autre nuit ! Pourquoi accepter aussi passivement le destin ? Pourquoi capituler ? À présent, je veux me battre, me construire un havre contre vents et marées, et j’ai la conviction que c’est faisable. Peut-être les Passagers nous laisseront-ils dorénavant tranquilles tous les deux. Et ce sourire indécis qu’elle a eu, samedi, devant sa porte, cette joie fugitive… j’aurais dû comprendre que, derrière le rempart de la peur, elle nourrissait les mêmes espoirs que moi. Elle attendait que je lui montre le chemin. Et au lieu de cela je suis rentré chez moi.
À l’heure du déjeuner, je me rends à la bibliothèque, persuadé que c’est en pure perte.
Mais elle est là. Elle fait les cent pas devant les marches, très mince, sous les gifles du vent. Je la rejoins.
« Bonjour, fait-elle après quelques secondes de silence.
— Excusez-moi pour hier.
— Je vous ai longtemps attendu. » –
Je hausse les épaules. « Je m’étais dit qu’il était inutile de venir. Mais j’ai changé d’avis. »
Elle essaie d’avoir l’air d’être en colère mais il n’y a pas d’erreur : elle est contente que je sois venu. Sinon pourquoi se serait-elle dérangée aujourd’hui ? Elle est incapable de dissimuler sa joie intérieure. Et moi aussi. Je tends le doigt vers le petit bar, en face.
« Je vous offre un daiquiri ? En gage de paix ?
— D’accord. »
Cette fois, il y a beaucoup de monde, mais nous réussissons néanmoins à trouver un box. Son regard brille d’un éclat qu’il n’avait pas samedi. Je devine que la barrière se désagrège.
« Vous n’avez plus aussi peur de moi, Helen.
— Je n’ai jamais eu peur de vous. J’ai peur de ce qui pourrait arriver si nous prenions le risque.
— Il ne faut pas.
— Je m’efforce de ne pas avoir peur, mais il y a des moments où j’ai le sentiment que c’est sans espoir. Puisqu’ils sont là…
— Nous pouvons quand même essayer de vivre notre vie.
— Peut-être.
— C’est indispensable. Faisons un pacte, Helen. Plus d’idées sombres. Cessez de vous tracasser pour les choses épouvantables qui seraient susceptibles de se produire. C’est entendu ? »
Une pause. Puis je sens sa main fraîche se poser sur la mienne. » C’est entendu. »
Nous vidons nos verres, je paie et nous sortons. Je n’ai qu’un seul désir : qu’elle me dise d’abandonner le bureau cet après-midi et de l’accompagner chez elle. Maintenant, il est inévitable qu’elle me le demande et le plus tôt sera le mieux.
Nous avons dépassé le premier pâté de maisons et elle ne m’a rien proposé. Je sens qu’elle mène un combat intérieur et j’attends qu’il arrive de lui-même à son dénouement sans intervention de ma part. Nous continuons de marcher. Nous nous donnons le bras, mais elle ne parle que de son travail, du temps qu’il fait. C’est une conversation artificielle, lointaine. À l’angle du second pâté de maisons, elle fait volte-face et nous rebroussons chemin, tournant le dos à son domicile. Je m’exhorte à la patience.
Parce que je n’ai plus besoin de hâter les choses. Son corps n’a plus de secrets pour moi. Nous avons commencé par la fin, par le côté physique. À présent, il faudra du temps pour repartir en sens inverse afin de parvenir à ce qui est le plus difficile, ce que certains appellent l’amour.
Mais elle ignore évidemment que nous nous sommes connus de cette façon. Les tourbillons de vent nous projettent de la neige en pleine figure et le froid coupant a pour effet, dirait-on, de réveiller mon honnêteté. Je sais ce que j’ai à dire. Il me faut renoncer à l’avantage injuste que je détiens.
« Helen, j’ai fait venir une femme chez moi pendant que j’étais habité.
— À quoi bon parler de ça ?
— C’est nécessaire. Cette femme, c’était vous. »
Elle s’immobilise et se tourne vers moi. Les passants autour de nous se hâtent. Elle est très pâle et deux taches rouges naissent sur ses joues.
« Vous n’êtes pas drôle, Charles.
— Je ne cherche pas à être drôle. Vous êtes restée avec moi du mardi soir au vendredi matin.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Je le sais. J’ignore comment c’est possible, mais il m’en reste un souvenir très net. Je revois votre corps tout entier.
— Ça suffit, Charles !
— Nous nous sommes bien comportés, et ça a sûrement dû faire plaisir à nos Passagers. Quand je vous ai revue, c’était comme de s’éveiller d’un rêve pour s’apercevoir qu’il est réel. La fille du rêve est à et…
— Non !
— Allons chez vous.
— Vous êtes délibérément odieux et je ne sais pas pourquoi, mais il n’y a aucune raison pour que vous gâchiez tout. Peut-être suis-je allée chez vous, peut-être pas. En tout cas vous ne devriez pas le savoir, et si vous le saviez vous ne devriez pas en parler, et…
— Vous avez une marque de naissance, de la taille d’une pièce de monnaie, à sept centimètres sous le sein gauche. »
Elle éclate-en sanglots et, au beau milieu de la rue, se précipite sur moi. Ses longs ongles argentés me griffent les joues. Elle me bourre de coups de poing. Je l’immobilise. Personne ne nous prête attention. Les gens qui nous croisent, supposant que nous sommes habités, tournent la tête. C’est une vraie furie, mais mes bras sont des cercles d’acier qui l’enserrent. Elle en est réduite à taper du pied en grondant. Son corps est contre le mien. Elle est raidie. Au supplice.
« Nous les vaincrons, Helen, lui dis-je d’une voix basse et pressante. Nous allons achever ce qu’ils ont commencé. Ne me combattez pas, il n’y a pas de raison. Si je me souviens de vous, ce n’est qu’un heureux accident, je le sais, mais laissez-moi vous accompagner et vous verrez que nous sommes faits l’un pour l’autre.
— Lâchez… moi…
— Je vous en supplie ! Pourquoi être ennemis ? Je ne vous veux aucun mal. Je vous aime, Helen. Rappelez-vous : quand on est gosse, on joue à être amoureux. J’ai joué à ça, vous aussi sûrement. On a seize ans, dix-sept ans. On se chuchote des choses à l’oreille, on conspire… Le grand jeu, et on sait que c’est un jeu. Mais c’est fini de jouer. Nous ne pouvons plus nous permettre de fausses sorties. Nous avons si peu de temps quand nous sommes libres ! Il faut nous faire confiance, être ensemble à cœur ouvert…
— C’est mal.
— Non. Ce n’est pas parce qu’on prétend que deux êtres mis en contact par les Passagers doivent s’éviter que nous devons suivre cette stupide coutume. Helen… Helen… »
Mon accent l’a touchée. Elle cesse de se débattre. Son corps tendu s’alanguit. Elle me regarde. Son visage mouillé de larmes s’adoucit. Ses yeux sont brouillés.
« Ayez confiance en moi, Helen. Ayez confiance en moi ! »
Elle hésite. Et sourit.
Au même instant, je sens le frisson glacial parcourir ma nuque. Comme si une aiguille d’acier s’enfonçait dans mon crâne. Je me raidis. Mes bras qui la serraient retombent. Un bref instant, j’ai un passage à vide. Quand ce brouillard se dissipe, tout est différent.
« Charles ? s’écrie-t-elle. Charles ? »
Elle se mord les phalanges. Je fais demi-tour, indifférent, et retourne au bar. Un jeune homme est installé dans un des premiers boxes. Cheveux noirs luisants, joues lisses. Son regard croise le mien.
Je m’assieds. Il commande des consommations. Nous ne parlons pas.
Ma main se pose sur son poignet et y demeure. Le barman qui apporte les verres nous lance un regard méprisant mais garde le silence. Nous buvons. Reposons les verres vides sur la table.
« Viens », dit le jeune homme.
Je sors derrière lui.
Traduit par MICHEL DEUTSCH.
Passengers.
© Daraon Knight, 1968.
© Casterman, 1973, pour la traduction. Extrait de
Espaces inhabitables, tome I.