UNE FILLE UN PEU
DÉMODÉE
par Joanna Russ
Si les robots sont souvent drôles, il arrive que les androïdes soient mélancoliques. La chair est triste, plus triste assurément que le métal : elle est faite de la même étoffe que les songes et elle n’en sait rien. Quant à l’être humain qui en fait usage, il se complaît dans des satisfactions perverses anodines et n’accède pas à la complète humanité. L’auteur s’amuse beaucoup à décrire un homme-objet pour nous faire sentir la condition des femmes-objets, mais le résultat laisse percer une sorte de détresse intime : ce n’est pas en réduisant autrui à la condition d’image qu’on échappe soi-même au désir des images et plus secrètement à la condition d’image. Inverser les rôles, c’est reproduire le problème. Entre la sagesse et la vengeance, Joanna Russ n’a pas tout à fait choisi.
JE me réveillai un matin d’automne dans le Vermont, alors que j’accompagnais mes hôtes à la maison dans la voiture de verre et qu’autour de nous toutes sortes d’érables tournoyaient doucement dans le brouillard. Il n’y a que dans cette partie du monde qu’on peut voir de telles couleurs. Nous avancions lentement à travers des flamboiements humides. Les véhicules électriques ont aussi l’avantage d’être silencieux et nous entendions les gouttes d’eau tomber des feuilles. Quand la maison nous vit, ma bonne vieille sucette ronde au bout d’un bâton, elle s’illumina du haut en bas et, à notre approche, nous fit entendre le second concerto brandebourgeois, parmi les troncs noirs et détrempés et les feuilles embrasées, délicate attention que je m’accorde de temps à autre, à moi et à mes invitées. Résonance étincelante à travers la forêt mouillée – je préfère la pureté céleste des accords électroniques.
On accède à la maison par le côté, là où elle a l’air presque plate sur sa colonne centrale – un peu convexe, en réalité. Elle ne s’accroupit pas comme un poulet pour vous accueillir, à l’instar de la hutte de la Baba Yaga, mais laisse tomber une longue spirale grillagée, comme une langue (semble-t-il ; en réalité, ce n’est qu’un escalier en colimaçon.) À l’intérieur, un seul couloir vous sépare de la pièce principale. Inutile de gaspiller de la chaleur.
Davy était là, Davy, le plus beau des hommes. Notre lente approche lui avait donné le temps de nous préparer des rafraîchissements que mes invitées prirent sur le plateau qu’il leur tendait, en le regardant bouche bée. Mais il n’était pas le moins du monde embarrassé. Lové à mes pieds, le moins protocolairement du monde, les bras autour de ses genoux, il riait aux bons endroits, lorsque la conversation l’exigeait (il se fie, pour cela, à mes expressions).
La pièce principale est lambrissée de bois blond et, par terre, il y a une moquette (marron) assez épaisse pour y dormir et une longue baie vitrée d’où l’on peut contempler les tempêtes de neige qui tourbillonnent ici cinq mois de l’année. J’aime le temps purement visuel. Il fait suffisamment chaud pour que Davy puisse se promener nu la plupart du temps, mon amour de glace, nuage de cheveux et de nudité blonde, qui ne fait jamais tant partie de la maison que lorsque, assis sur le tapis, le dos appuyé sur un fauteuil rouille ou vermillon (on imite l’automne, ici), il contemple de ses yeux bleus noyés le soleil couchant, les cheveux presque couleur de cendre, les muscles de son dos et de ses cuisses tressaillant légèrement. La maison laisse pendre des objets bizarres de son plafond : objets trouvés, mobiles, ouvre-boîtes, balles rouges, touffes d’herbes sauvages. Davy aime jouer avec.
Je fis les honneurs de la maison à mes hôtes – Elinor, la calme, Priss, la nerveuse, Kay, l’entreprenante. Je leur montrai la bibliothèque avec les livres et la visionneuse de microfilms, qui est reliée à notre bibliothèque régionale, à des kilomètres de là, les espaces de rangement dans les murs, les différents escaliers, les salles de bain moulées en fibre de verre en deux parties qu’on assemble, les lits qui se rabattent dans les murs des chambres d’ami et la serre (près du noyau central, pour utiliser au maximum la chaleur), où Davy vient s’émerveiller des jeux de lumière sur mes orchidées, mes palmiers, mes bougainvilliers, toute ma petite jungle tropicale. J’ai même une vitrine spéciale pour les cactus. Dehors, dans le jardin, on trouve, selon la saison, du laurier sauvage, des masses enchevêtrées de rhododendrons, parsemées d’iris qui semblent issus d’un merveilleux et antique croisement entre l’insecte et la dentelle. Mais tout cela sera sous la neige dans quelques semaines. J’ai même une clôture électrifiée, héritée du précédent propriétaire, qui entoure tout le terrain pour empêcher les daims d’entrer et, occasionnellement, tuer les arbres qui profitent un peu trop du doux climat dont bénéficie la maison.
Je laissai mes amies jeter un coup d’œil sur la cuisine – un fauteuil, garni d’un tableau de bord digne d’un 707 – mais pas sur l’endroit où je range mes outils et d’où l’on a accès au noyau central, lorsque la Maison souffre d’indigestion. C’est sale et il faut regarder ou l’on met les pieds. Je leur montrai cependant l’Écran, qui me permet de rester en contact avec mes voisins dont le plus proche est à vingt kilomètres, le Téléphone, mon soutien à longue distance, et le Phonographe, où je range ma musique.
Priss déclara qu’elle n’aimait pas sa boisson, qu’elle n’était pas assez sucrée. Aussi demandai-je à Davy de lui en composer une autre.
« Voulez-vous dîner ? » dis-je.
Et elle rougit.
Je me réveillai plus tard dans la journée. Davy dort à côté. Vous avez sûrement entendu parler des blonds aux yeux bleus, non ? J’entrai dans sa chambre, pieds nus, et le contemplai pendant qu’il dormait, inconscient, les voiles dorés de ses cils ombrageant ses joues, un bras éclairé par un rayon de lumière venu du couloir. Il en faut beaucoup pour le réveiller (on peut presque lui faire l’amour pendant qu’il dort), mais j’étais moi-même encore trop ensommeillée pour commencer tout de suite et me contentai de m’accroupir au bord du lit et de suivre du doigt les dessins que font les poils sur sa poitrine. D’abord, larges en haut, sur les muscles, puis se rétrécissant vers son ventre délicat (qui s’abaissait et se soulevait au rythme de sa respiration), pour devenir une ligne mince en dessous du nombril. Puis, ce soudain fleurissement rêche du pubis, dans lequel reposait doucement son sexe endormi, comme un bouton de rose.
Je suis une fille un peu démodée.
Je caressai son organe sec, velouté, jusqu’à ce qu’il remue dans ma main, puis fis courir mes ongles doucement le long de ses flancs pour le réveiller ; je fis la même chose – bien que très légèrement – à l’intérieur de ses bras.
Il ouvrit des yeux étoilés et me sourit.
C’est très agréable de suivre avec la langue les petits cheveux fous sur la nuque de Davy ou de blottir son nez dans tous les creux de son long corps musclé de nageur : à la saignée du coude, aux avant-bras, au creux des reins et des genoux. Un homme nu est comme une croix, un point de convergence de chair vulnérable et délicate comme un bourgeon de bananier, cet endroit d’où je tire tant de plaisir.
Je le secouai doucement. Il frémit, rassembla les jambes et étendit les bras. De mon index, je traçai une blanche ligne éphémère sur son cou. Petit Davy était à moitié dressé maintenant, signe que grand Davy a envie d’être chevauché. J’obéis, m’assis sur ses cuisses et, me penchant sur lui sans toucher son corps, l’embrassai sur la bouche, le cou, le visage, les épaules. Davy est très, très excitant. Très beau aussi. Glissant un bras sous ses épaules pour le soulever, je frottai la pointe de mes seins contre sa bouche, d’abord l’un puis l’autre, ce que nous aimons tous les deux, puis il m’attrapa les épaules et laissa retomber sa tête en arrière tandis que je l’attirais vers moi pour caresser son dos, ses fesses. Je me laissai alors glisser à côté de lui. Petit Davy était entièrement rempli à présent.
Davy, ma merveille, la tête tournée de côté, les yeux fermés, ses poings musclés s’ouvrant et se fermant. Le dos arqué, dans son demi-sommeil, il se prépara à jouir, trop vite pour moi. Je pressai petit Davy entre le pouce et l’index suffisamment pour le ralentir et puis, quand j’en eus envie, montai sur lui, tentatrice, me frottant sur son sexe, lui mordillant le cou. Ah ! son souffle dans mon oreille, ses doigts se refermant convulsivement sur les miens.
Je m’amusai encore un peu avec lui, le provoquai, puis l’avalai tout entier, comme une graine de pastèque – combien délicate ! Davy gémissait, sa langue dans ma bouche, son regard bleu brisé, tout son corps courbé d’une manière incontrôlable, toutes ses sensations concentrées là où je le tenais.
Je ne fais pas cela souvent, mais cette fois, je décidai de le faire jouir en glissant un doigt dans son anus : convulsions, flammes, cris inarticulés, tandis que l’orgasme l’emportait. Si je lui avais laissé prendre plus de temps, j’aurais joui avec lui, mais il reste en érection longtemps après le plaisir et je préfère cela ; j’aime les frémissements et la dureté d’après, plus lisse, plus souple que celle d’avant ; la malléabilité de Davy est irréelle à ce moment-là. Je l’enserrai totalement, l’enfonçai en moi, jouissant dans un seul geste de sa gorge musclée, de ses aisselles, de ses genoux, de la force de son dos et de ses fesses, de son merveilleux visage, de la peau si fine à l’intérieur de ses cuisses. Le pétrissant, le maltraitant, hoquetant de tout mon corps ; petite verge enfouie, lèvres gonflées, sphincter avide, la demi-lune flexible sous l’os du pubis. Et tout le reste autour, sans aucun doute.
Je l’avais fait mien ; j’étais étendue, béate, sur lui, apaisée, heureuse jusqu’au bout des ongles, mais encore palpitante – cette fois encore, cela avait été merveilleux. Son corps humide sous moi, en moi.
Et je levai la tête pour voir.
Priss. Elinor. Kay.
« Pour l’amour de Dieu, c’est tout ? » s’exclama Elinor en se tournant vers Priss.
Je me levai, le chatouillai avec mon ongle et les rejoignis sur le seuil de la chambre. « Reste, Davy. » C’est l’un des mots clefs que la maison « comprend ». L’ordinateur central transmet alors une série de signaux aux implants dans son cerveau et il s’étend avec obéissance sur le lit. Lorsque je dis à l’ordinateur central : « Dors », Davy s’endort. C’est une merveilleuse excroissance de la maison. Le protoplasme originel provenait d’un chimpanzé, je crois, mais le comportement n’est plus contrôlé organiquement. Il est vrai qu’il se livre à quelques activités primaires sans moi – il mange, élimine, dort, entre et sort de sa boîte à exercices, – mais même ces actions dépendent d’un programme de l’ordinateur. Et j’ai évidemment la préséance.
Il est théoriquement possible que Davy possède (enfouie dans une circonvolution de son cerveau) une sorte de conscience, qui peut ne jamais même être en contact avec sa vie active – Davy est peut-être un poète à sa façon – mais je préfère ne pas y croire. Sa conscience – telle qu’elle est, et je suis prête à lui en accorder une pour les besoins de la discussion – n’est rien d’autre que la possibilité permanente d’une sensation, une abstraction purement intellectuelle, un néant, une collection pittoresque de mots. C’est, empiriquement, tout à fait vide et surtout, ça ne nous concerne ni vous ni moi. L’âme de Davy réside ailleurs ; c’est une âme tout extérieure. L’âme de Davy réside dans sa beauté.
« Leucotomisé ! dit Kay d’un ton outragé, lobectomisé ! Kidnappé dans son enfance !
— Sottise ! répondit Elinor. Leur race est éteinte depuis des dizaines d’années. Qu’est-ce que c’est ? » Je le leur dis. Elinor, entourant les épaules de Kay de son bras – je pense que je vous ai dit que j’étais une fille un peu démodée – lui expliqua d’un ton serein qu’on croyait communément que, dans le passé, les hommes avaient des Janies comme j’avais un Davy, que les femmes avaient été aux hommes ce que Davy était pour moi, mais que tout cela n’était qu’une légende. Cela relevait de la plus haute fantaisie. « Ignorance populaire », dit Elinor. Elle promit de nous raconter la véritable histoire une autre fois.
Priss ne cessait de le regarder. « Est-ce qu’il coûte cher ? » demanda-t-elle (et elle rougit). Je le lui prêtai. Il fallut modifier une partie de ses programmes, évidemment. Nous les laissâmes en sortant sur la pointe des pieds. C’était la première fois, dit Priss, qu’elle avait vu tant d’âme dans les yeux d’une créature.
Et elle a raison. Elle a raison, vous savez. L’âme de Davy réside dans sa beauté ; il est poignant que Davy lui-même ne puisse prendre conscience de son âme. La Beauté, c’est tout ce qui est important en lui, et la Beauté est toujours creuse, toujours extérieure.
N’est-ce pas ?
Traduit par MARTINE WIZNITZER.
An Old Fashioned Girl.
© Joanna Russ,
1979.
© Librairie Générale Française.
1985, pour la traduction.