LE VAISSEAU SURVIE
par Judith Merril
Les astronefs sont des milieux hautement contraignants, à cause du confinement extrême et de la minceur des effectifs : nous l’avons déjà constaté chez Garrett et (dans une digression) chez Pohl. Dans un voyage interstellaire, il faut maintenir les grands équilibres : flore-faune, hommes-femmes, etc. C’est dire qu’ici la vie sexuelle n’est plus qu’un paramètre à l’intérieur d’un écosystème et qu’il faut l’étudier d’avance comme une variable intéressante, non comme une source inépuisable de tragédie et de bonheur. Sur ce thème, classique en S.-F. (voir par exemple Un homme d’expédition de Fredric Brown dans nos Histoires de cosmonautes), Judith Merril propose une variation originale : elle montre que la solution retenue déterminera nécessairement la nature de la société d’astronautes.
UN demi-million de personnes avaient vraiment fait, ce jour-là, le voyage aller et retour jusqu’à la Station Spatiale Numéro Un pour regarder elles-mêmes le lancement. Et en bas, sur la Terre, cent millions d’écrans vidéo projetaient l’image du capitaine Melnick en train de faire un geste d’adieu théâtral à la base de sa main gantée, tandis que son autre main abaissait lentement le levier qui allait propulser le navire spatial hors de l’orbite du satellite artificiel, au-delà de la Lune et des autres planètes, dans l’espace inconnu.
De la Station Numéro Un, de la Terre et de la Lune, cent millions de vœux ajoutèrent leur pouvoir aux ondes supersoniques, tandis qu’une spirale de feu s’élevait sur la plus grande rampe de lancement jamais construite, marquant le départ du navire trois fois béni, le Survie. D’un pôle à l’autre, on dit des messes toute la journée dans les grandes églises, priant pour accélérer le vaisseau géant sur sa route, appelant le Seigneur à l’aide des Vingt et Quatre qui peuplaient le navire.
Du haut des montagnes, des caméras placées sur des télescopes transmettaient fidèlement les messages recueillis par ces grands yeux de verre qui ne clignaient jamais. De petits postes familiaux et d’immenses écrans de contrôle scrutaient le ciel à l’unisson pour suivre cette lueur qui s’atténuait au loin, pour regarder partir cette étoile artificielle.
Dans le navire, Melnick lâcha le levier de mise à feu et commença à ajuster la mentonnière et le casque de sa couchette d’accélération. Le tableau de bord, conçu pour être visible en position allongée, s’inclina automatiquement. Resserrant les courroies de la couchette avec les gestes rapides de l’habitude, le capitaine regarda attentivement le glissement de la grande trotteuse autour du chronomètre de décollage, sans négliger pour autant les lumières vertes qui commençaient à s’allumer à l’autre bout du tableau. La flèche de l’indicateur atteignit la première marque rouge.
« Le spectacle est fini. Passons aux choses sérieuses. » Le micro encastré dans la mentonnière envoyait la voix tendue du capitaine dans tout le navire. « À vous, les autres postes !
— Numéro un, tout va bien ! » Melnick pointa mentalement la première lumière verte, dont l’allumage prouvait que la couchette de l’astrogateur fonctionnait bien.
« Numéro deux, tout va bien !
— Numéro trois… – Quatre… – Cinq. » Le rythme monotone du chronométreur semblait maintenant naturel à tout l’équipage. L’une après l’autre, les lumières vertes s’allumaient régulièrement, preuve que la sécurité était assurée, et le timbre du chronomètre marquait un temps après chaque Tout va bien !
« Il reste huit secondes avant le black-out, avertit le capitaine. Sept… six… Parés. » La première vague du choc d’accélération déferla dans vingt-quatre têtes casquées sur vingt-quatre repose-tête dessinés sur mesure. « Cinq » ça doit marcher, pensa Melnick, luttant très intensément contre la perte de conscience. « Quatre – » ça doit… ça doit… « Trois – » doit… doit « Deux – » doit…
À la station spatiale, un demi-million de spectateurs se dispersaient lentement sur la plate-forme de lancement géante. Ils formaient de longues queues ordonnées le long des rampes de lancement intérieures et attendaient les fusées plus petites qui allaient les ramener chez eux.
Pendant cette attente, ils se sentaient à la fois exaltés et déçus. Ils n’avaient rien vu de plus que ce qu’on pouvait voir de cet endroit n’importe quel autre jour. La zone des fusées avait été entièrement entourée de palissades, avec un double cordon de gardes pour qu’il soit bien sûr que les visiteurs trop curieux restent à leur place. Les explications officielles parlaient d’un nouveau moteur, d’un nouveau carburant, du danger des gaz d’échappement – mais personne n’y croyait. Chacun des cinq cent mille visiteurs savait où était tout le mystère : dans l’équipage, et rien d’autre. Des écrans vidéo géants, placés sur toute la plate-forme, donnaient à la foule des détails et des gros plans qu’ils auraient aussi bien vus s’ils étaient restés confortablement assis chez eux. Ils virent la main gantée du capitaine, mais pas son visage.
Il y avait des grognements et des récriminations, mais il y avait aussi quelque chose d’autre. Chacun des hommes, des femmes et des enfants, qui avaient été dans la station ce jour-là, pourrait dire, des années plus tard : « J’y étais quand le Survie est parti. Vous n’avez jamais rien vu d’aussi important dans votre vie. »
Parce que c’était autre chose qu’une petite balade dans une nouvelle planète. C’était autre chose que les centaines de décollages précédents. C’était le Survie, le plus grand navire spatial jamais construit. Les gens ne pensaient pas au Survie en terme de kilomètres/heure ; ils disaient « Sur Sirius en quinze ans ! »
Des suppléments hebdomadaires aux périodiques les plus dignes, presque tous les médias de la Terre en avaient rapporté l’histoire. Des graphiques de couleurs vives rendaient apparemment simple l’équilibre naturel des forces de vie dans lesquelles plantes et animaux allaient maintenir une atmosphère fraîche en permanence, ainsi qu’un approvisionnement alimentaire autonome. Conférences et programmes vidéo montraient comment la force centrifuge allait remplacer la gravitation.
Des mois avant le lancement, la presse et la télévision vidéo suivaient les préparatifs avec des comptes rendus quotidiens. Dans le monde entier, les gens connaissaient les surnoms des porcs, des veaux, des poulets et des membres de l’équipage – et même le nom scientifique exact du dernier petit chef-d’œuvre des biochimistes, une plante hybride dont les racines, les tiges, les feuilles, les bourgeons, les fleurs et les fruits étaient tous comestibles, nourrissants et délicieux, et qui avait l’avantage d’être le buveur de CO2 le plus assoiffé qui existe au monde.
Le public connaissait les surnoms de l’équipage et le vrai nom de la plante. Mais il ne découvrit jamais, même les cinq cent mille qui partirent à la base de départ pour voir de leurs propres yeux, l’identité réelle des Vingt et Quatre qui formaient l’équipage. On savait que des milliers de gens avaient posé leur candidature, qu’il fallait avoir moins de vingt-cinq ans, être célibataire et ingénieur diplômé, pour arriver ne serait-ce qu’à l’examen d’aptitude physique ; que l’équipage était mixte et avait pour objectif de peupler la nurserie équipée spécialement, et d’élever une seconde génération pour le voyage de retour si, comme on l’espérait, il était possible de rester longtemps sur Sirius. D’ailleurs, on connaissait les moindres caractéristiques et les petites manies personnelles de tous les membres de l’équipage – ce qu’ils mangeaient, comment ils s’habillaient, leurs jeux, leurs pièces de théâtre, leurs musiques, leurs livres, leurs cigarettes, leurs prédicateurs et leurs partis politiques préférés. Il n’y avait que deux choses que le public ignorait et ne put jamais découvrir : les vrais noms des mystérieux Vingt et Quatre et la raison pour laquelle ces noms étaient gardés secrets.
Il y avait, bien sûr, autant de rumeurs qu’il y avait de journalistes et de reporters. Des centaines d’explications furent données à un moment ou à un autre. Mais personne ne savait – personne, excepté la cinquantaine de V.I.P. qui avaient organisé le départ, et les Vingt et Quatre en personne.
Et à présent, alors que le dernier rayon de lumière s’estompait sur les écrans de télévision de la Terre entière, le corps humain s’habituait à l’accélération linéaire du grand navire spatial. La gravitation des cabines approchait petit à petit celle de la Terre. Les corps torturés se détendaient dans les couchettes d’accélération, où les courroies les avaient maintenus en position de sûreté pendant la première phase, afin de garder leur sang et leurs intestins en place et d’empêcher l’estomac de suivre sa tendance naturelle à jaillir de la colonne vertébrale. Enfin, les cellules du cerveau, étourdies, se réveillaient en comprenant clairement qu’aucun signal de danger ne passait plus par les tissus traumatisés et enflammés.
Le capitaine Melnick s’éveilla en premier. La rangée de lumières vertes brillait toujours sur le tableau de bord. Furetant maladroitement dans ses courroies, Melnick jeta un regard tendu sur l’indicateur pour voir si les lumières fonctionnaient correctement, et poussa un soupir de soulagement en voyant s’éteindre celle qui était à la tête du tableau, et qui avait fonctionné automatiquement au moment où le poids de son corps avait quitté la couchette.
C’était bien – c’était essentiel, même – que le capitaine se réveille en premier. Si un des membres de l’équipage avait montré une capacité de récupération supérieure à la sienne, ç’aurait été mauvais. Melnick pensa avec lassitude à toutes les années à venir, pendant lesquelles cette domination artificielle devrait être maintenue au mépris de tout leur conditionnement humain. Mais, bien sûr, ça ne pouvait pas se passer si mal que ça, en réalité. L’équipage avait été choisi en fonction de sa capacité à s’adapter à des circonstances inhabituelles ; nul n’avait de liens de famille forts, ni de partis pris. L’habitude établirait de nouvelles castes assez tôt, mais le commencement était crucial. La survie dépendait de plus de choses que d’une simple question d’équilibre flore-faune et de gravité automatique.
Tandis que le capitaine regardait le tableau, une lumière s’éteignit, puis une autre. Provenant toutes les deux des officiers. Et puis les hommes commencèrent à se réveiller, et il était rassurant de savoir que leur propre tableau de bord leur montrait que les officiers avaient repris connaissance les premiers. En tout cas, il ne restait plus de temps pour s’inquiéter. Il y avait des choses à faire.
Un détachement fut immédiatement envoyé pour s’occuper des animaux, les libérer de leurs cages spéciales accélération, et vérifier les dégâts éventuels survenus malgré les précautions prises. Les proportions de vies humaine, animale et végétale avait été soigneusement calculées d’avance pour apporter une efficacité et un confort maximum. Maintenant que le voyage avait commencé, ce monde en miniature devait maintenir son statu quo ou périr.
Dès qu’un nombre suffisant de membres de l’équipage fut réveillé, le lieutenant Johnson, le troisième officier, sortit avec un groupe de huit personnes pour inspecter les containers hydroponiques qui tapissaient la coque. Personne ne pensait y trouver de problèmes sérieux. Étant placées à la périphérie du navire, les plantes étaient exposées à une haute « gravité ». La traction extérieure exercée sur elles par la rotation devait avoir maintenu leurs racines en place, même pendant la phase de forte accélération. Mais il était certain qu’il y aurait une grande quantité de petits dégâts, sur les tiges, les feuilles et les bourgeons, et qu’il faudrait réparer immédiatement. Dans l’économie du vaisseau, les plantes avaient la fonction la plus vitale de toutes : celle d’absorber le gaz carbonique de l’air mort déjà utilisé par les êtres humains et les animaux et d’en tirer la nourriture qui permettait à leur système chlorophyllien de libérer de l’oxygène frais, prêt à être de nouveau utilisé.
Il y avait une vaste zone à inspecter. Des rangées entières de réservoirs solidement fixés de bout en bout du vaisseau géant, sur la circonférence interne de la coque. Johnson divisa le groupe des huit en quatre équipes, chacune ayant un biochimiste chargé de situer et de noter l’étendue des dégâts et un assistant pour faire les basses besognes : ramper le long des coursives pour réparer chaque tige cassée.
D’autres groupes reçurent pour consigne de vérifier les moteurs et de contrôler les mécanismes et les deux dernières femmes à se réveiller décrochèrent le dernier prix : le premier tour de cuisine. Melnick fit taire leurs protestations instantanées en leur rappelant sévèrement qu’elles étaient loin de mériter le droit de se plaindre ; mais intérieurement, le capitaine était content de la façon dont ça s’était passé. Ce premier repas à bord allait être une occasion spéciale. Un peu de cérémonie ne faisait pas de mal, et surtout, des codes sociaux devraient être immédiatement établis. Un discours était tout indiqué – un discours que Melnick ne voulait pas être obligé de faire en présence des vingt-quatre membres de l’équipage. Comme cela se présentait, les Quatre seraient presque certainement retenus plus longtemps que les autres. Si ces deux femmes ne s’étaient pas réveillées en dernier…
Le bourdonnement de l’interphone interrompit les méditations du capitaine. « Lieutenant Johnson, mon capitaine. » Malgré le ton correct et tranchant du jeune lieutenant, on sentait qu’il était effrayé. Johnson était troisième à bord, et supervisait l’inspection des réservoirs.
« Vous avez des problèmes, en bas ? » Melnick parlait délibérément sans cérémonie, sachant que les hommes pouvaient l’entendre dans l’interphone et voulant établir immédiatement un sentiment d’unité entre les officiers.
« Un des hommes se plaint, mon capitaine. » Le jeune lieutenant avait déjà une voix plus assurée. « Il semble qu’il y ait quelque objection à la division du travail. »
Melnick réfléchit rapidement et décida de ne pas continuer cette discussion publique à l’interphone. « Ne bougez pas, je descends. »
Dans le vaisseau tout entier, des tuyaux d’aération et des escaliers partaient du niveau intérieur des quartiers d’habitation et « descendaient » vers le niveau extérieur des containers. Melnick les descendit quatre à quatre et arriva au point critique quelques secondes après la fin de la conversation.
« Qui est-ce qui n’est pas content ?
— Kennedy – assigné à l’entretien des plantes avec le sous-officier Giorgio.
— De quoi vous plaignez-vous ? demanda Melnick à l’homme basané, en treillis, dont le visage portait une expression d’insatisfaction butée.
— Ouais. » La voix de l’homme était délibérément insolente. Les autres ne l’avaient jamais entendu parler de cette manière auparavant, et il semblait prendre confiance en lui en voyant leur surprise scandalisée. « Je pensais que j’allais être chouchouté pendant ce voyage. Comment se fait-il que j’aie tout le sale boulot, et que Giorgio arrive à rester si propre ? »
Son humour était trop lourd pour porter. « Ordre du capitaine, voilà pourquoi, dit Melnick d’un ton cassant. Tout le monde doit travailler double tant que tout n’est pas en parfait état. Si vous n’aimez pas ce travail-ci, je peux vous installer en tôle. Ne vous inquiétez pas pour les bons moments. Vous en aurez plus tard et vous en aurez beaucoup. Ça va être un long voyage, ne l’oubliez pas. » Le capitaine montra du doigt d’un air significatif le chronomètre encastré au-dessus d’eux. « Mais il ne reste plus beaucoup de temps d’ici le dîner. Vous devriez retourner au travail, si vous voulez trouver le déjeuner encore chaud. L’appel au mess est dans trente minutes. »
Melnick prit le risque de tourner brutalement les talons, terminant l’entrevue. Cela marcha. Mécontent, mais vaincu, Kennedy se hissa dans la coursive et se mit à ramper vers l’endroit que lui désignait Giorgio. Sans oser exprimer leur soulagement, le lieutenant et le capitaine échangèrent un rapide regard de triomphe, puis Melnick s’éloigna sans un mot.
Dans la grande salle de contrôle qui devait servir de mess, de salon et de salle de réunion générale pour tout le monde, pendant les quinze années à venir – ou le double, si la planète Sirius s’avérait inhabitable –, le capitaine attendit que les membres de l’équipage aient fini leurs tâches de vérification. Ils se rassemblèrent lentement dans le salon, sans utiliser les sièges rembourrés placés sur les côtés et la table installée au milieu, et restèrent debout en petits groupes, gênés. Un courant d’excitation les traversait tous, créant des silences de mort et jaillissant sous forme d’éclats de voix trop forts ; ils essayaient d’avoir l’air décontracté, mais n’y arrivaient pas. Ils savaient tous – ou espéraient savoir – ce que serait le sujet du discours du capitaine, et derrière les façades des visages bronzés et des corps bien musclés, ils étaient tous curieux et un peu effrayés.
Ils furent enfin vingt dans la salle, le capitaine se leva et frappa sur la table pour réclamer le silence..
« Je suppose, dit Melnick, que vous voulez tous, pour commencer, connaître notre position et les résultats de la vérification. » Dix-neuf têtes se tournèrent en même temps, saisies et déçues par cette introduction. « Quoi qu’il en soit, continua le capitaine, souriant du changement d’expression que ces quelques mots avaient provoqué, j’imagine que vous êtes tous aussi affamés et – euh – impatients que moi ; aussi, je reporterai toutes les informations de routine à plus tard, quand nos camarades nous auront rejoints. Il n’y a qu’une chose que nous devons aborder maintenant. »
Dans la pièce, chacun avait une conscience aiguë des Quatre. Bien sûr, ils avaient toujours su comment ce serait. Mais sur Terre, il y avait toujours d’autres hommes, des hommes normaux autour d’eux pour atténuer la chose. Maintenant, l’effort général fait pour maintenir un calme et un détachement artificiels était complètement abandonné : le capitaine se lançait sur le sujet qui les obsédait le plus :
« Notre vaisseau s’appelle le Survie. Vous savez pourquoi. Sur Terre, les gens pensent qu’ils savent pourquoi eux aussi ; ils pensent que c’est à cause des plantes et de la pesanteur artificielle, et des centaines d’autres miracles techniques qui nous font fonctionner. Bien sûr, ils savent aussi que notre équipage est mixte et qu’en conséquence, notre population – le capitaine fit une pause, laissant passer dans la salle de petits rires d’anticipation – et qu’en conséquence, notre population n’est en aucune façon définitive. Ce qu’ils ne connaissent naturellement pas, c’est la répartition des sexes au sein de l’équipage.
« Vous êtes tous conscients de la cause de ce secret. Vous savez que notre organisation est foncièrement opposée aux principes éthiques sur lesquels la paix a été établie après la quatrième guerre mondiale. Et vous savez combien ceux qui ont conçu ce voyage ont dû se battre avec les autorités pour faire approuver le projet. S’ils ont finalement obtenu leur accord, c’est seulement parce que les plus hauts prélats ont compris clairement que les conditions de ce petit univers étaient en tous points différentes de celles de la Terre – et que la répartition proposée était nécessaire à notre survie. »
Le capitaine se tut, avant que les derniers mots ne jaillissent de ses lèvres, étudiant l’attitude des membres du groupe. Même à présent, au bout d’un an de conditionnement destiné à contrebalancer les conventions humaines, certaines personnes écoutaient ce discours public sur des questions intimes et dangereuses en rougissant et en souriant avec embarras.
« Bien sûr, vous comprenez tous que ce consentement était finalement fondé sur le principe de base lui-même. » Automatiquement, avec un geste qui dénotait une longue habitude que n’avait pas changée cette année d’entraînement intensif, le capitaine dessina en l’air une branche d’olivier. « La survie de la race est le premier devoir de tout homme et de toute femme dotés de morale. » Ce commandement avait été énoncé avec conviction, presque cérémonieusement, et il fut récompensé : les visages qu’il voyait n’étaient plus rouges de confusion. « Ce que nous faisons aujourd’hui a l’approbation totale des autorités. Nous ne devons jamais l’oublier.
« Sur Terre, la survie de la race dépend principalement du renforcement des liens familiaux. On a pensé qu’il n’était pas sage de mettre en danger ces liens en révélant au public notre mode de vie peu orthodoxe à bord. Si le vrai sens de l’expression « les Vingt et les Quatre » avait été diffusé sur Terre, cela n’aurait pu que déclencher des discussions et des débats frénétiques qui, au bout du compte, auraient été néfastes pour notre survie autant que pour la leur.
« Je n’ai pas besoin de vous dire combien il aurait été désastreux qu’on sache que nous sommes vingt du même sexe à bord, et seulement quatre de l’autre, que des enfants naîtront en dehors d’une cellule familiale normale et seront élevés en commun. » Melnick s’arrêta et leva une main pour dissiper les murmures de la salle. « Je voulais que vous sachiez, avant l’arrivée des Quatre, que j’ai eu quelques idées qui, je l’espère, nous aideront à traverser la période initiale pendant laquelle des difficultés pourraient se présenter. Plus tard, quand les groupes de six-cinq d’entre nous, et un d’entre nous, et un d’entre eux, auront leur appartements définitifs, je pense qu’il sera possible – nécessaire, en fait – de laisser plus d’autonomie au sein de chaque groupe. Mais pour l’instant, j’ai établi un – comment dire ? – un programme de rendez-vous. » Le capitaine s’arrêta de nouveau, attendant que les rires déchargent la tension. « J’ai fixé des rendez-vous pour chacun d’entre nous avec chacun d’entre eux, pendant tous les moments libres du mois prochain. Peut-être qu’au bout de ce mois, nous serons capables de choisir les groupes ; peut-être que cela prendra plus longtemps. Les grossesses ne seront pas mises en route tant que je n’aurai pas la certitude que les groupes fonctionnent bien. Pour l’instant, souvenez-vous de ceci :
« Ce n’est pas seulement notre nombre qui est supérieur au leur ; notre force aussi est plus grande que la leur, et notre situation sociale présente est meilleure. Nous devons nous habituer au fait que nous sommes responsables d’eux. C’est parce que nous avons plus d’endurance, plus d’expérience, parce que nous sommes moins sensibles à la douleur et à la maladie, plus aptes à supporter moralement les difficultés d’une vie monotone que ce rôle nous a échu – et non pour la seule raison que nous portons les enfants. »
La voix du capitaine résonna dans le silence calme de l’équipage. « Lieutenant Johnson, dit Melnick à la femme bronzée aux cheveux dorés qui se tenait près de la porte, pourriez-vous faire monter les hommes de la cale ? Ils pourront finir leur travail après le repas. »
Traduit par SYLVIE FINKIELSZTAJN.
Survival Ship.
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© Librairie Générale Française, 1985, pour la
traduction.