MA SŒUR, MON DOUBLE

par Pamela Sargent

 

Nous avons commencé ce volume dans les ineffables griseries d’un romantisme incandescent. Reconnaissons que les êtres sexués, pour la plupart, ont du mal à choisir d’emblée le partenaire le plus gratifiant : autrui reste un mystère, même quand nous l’explorons avec la dernière ardeur. Les couples se font et se défont ; la quête peut-elle avoir une fin ? le problème admet-il une solution ? « Nous avons été coupés comme des soles et d’un nous sommes devenus deux » : ainsi Platon explique le désir des hommes pour la femme et des femmes pour les hommes. Il n’avait sans doute pas prévu que son propos pourrait un jour s’appliquer à tout autre chose.

 

APRÈS l’amour, Jim Swenson se laissa aller en arrière ; appuyé sur les coudes, il regarda Moira Buono. C’était une fille mince aux cheveux sombres, au teint olivâtre, avec de grands yeux noirs. Son nez était un peu trop large pour les traits délicats de son visage ; elle était allongée à côté de lui, et ses petits seins paraissaient réduits à leur plus simple expression ; son abdomen, une concavité entre deux hanches saillantes. Ses jambes contrastaient avec la maigreur de sa poitrine ; elles étaient courtes, utilitaires, des appendices musclés qui lui permettaient un déplacement efficace et sans grands efforts. Jim se dit qu’elle était belle, malgré les particularités de son corps. Elle était certainement plus belle que cette perfection stéréotypée que beaucoup de gens confondaient avec la beauté.

Elle le regarda de ses yeux sombres. Sa chevelure noire et désordonnée reposait négligemment sur l’herbe verte, entourant son visage qui affichait maintenant un sourire calme et paisible. Elle prit la main de Jim, l’attira vers son ventre. Il pouvait entendre au loin le rire haut perché d’Ilyasah Ahmal et les grognements plus graves de Walt Merton. Il suivit le contour des ombres sur le corps de Moira, ces ombres créées par les branches feuillues, au-dessus d’eux, qui interrompaient les rayons du soleil de l’été. La brise estivale agita la ramure, les ombres mouvantes se déformèrent sur le corps de Moira.

Jim retira sa main et se leva. Son pénis était froid et poisseux. Il enfila son short et se dirigea vers la clairière. Il savait que Moira l’observait, probablement perplexe, peut-être un peu fâchée. Arrivé à la clairière, il s’avança vers le mur de pierre, près des arbres. L’herbe lui caressait les pieds, lui chatouillait les talons. Deux quiscales perchés sur le mur lançaient des cris vigoureux à l’attention de quelques moineaux qui tournoyaient au-dessus d’eux. Lorsque l’homme approcha, les deux oiseaux noirs s’envolèrent et lui croassèrent quelques protestations avant de disparaître.

Jim s’appuya contre le mur et regarda la voie automatique, deux cents mètres plus bas. Les voitures, reliées au contrôle automatique, fonçaient sur la route en files disciplinées. Et tout en les regardant, il se prit à penser à Moira. Elle s’était à nouveau éloignée de lui, elle l’avait fui alors même qu’il pénétrait son corps. Elle s’était comportée en spectatrice, l’observant tandis qu’il la serrait contre lui, tout en sueur, et s’agitait pour obtenir un brusque et solitaire jaillissement de plaisir. Elle n’était qu’une observatrice, qui lui souriait de loin pendant qu’il se retirait, et les yeux noirs de la jeune femme formaient un écran entre leurs esprits.

Ils se tenaient dans une grisaille informe. « Moira », déclara-t-il, et elle le regarda, parut embarrassée, parut impatiente. Elle se recula, et des nuages de grisaille se mirent à la recouvrir, dissimulant ses jambes, puis son visage et ses épaules.

Sa vision de l’autoroute fut brusquement obscurcie.

« Tu essaies de gâcher aussi cette journée ? » demanda la voix de Moira.

Il tira la chemise dont elle lui avait recouvert la tête et la revêtit. La jeune femme était assise à sa droite, sur le muret. Sa peau semblait avoir une teinte cireuse à côté de son short et de sa chemise jaunes. Elle regardait les arbres derrière lui.

« Je suis désolé, dit-il, ce n’est qu’une sensation curieuse. »

Il aurait voulu lui prendre la main, lui toucher les cheveux. Au lieu de cela, il s’appuya de nouveau contre le mur et releva son regard vers le visage de Moira. Ses yeux étaient des perles d’onyx, dures et froides. Sa peau était tendue sur ses pommettes.

« Je suis désolé, ce n’est qu’une sensation curieuse, répéta-t-elle. Combien de sensations curieuses peux-tu éprouver ? Au moins un demi-million jusqu’à présent. Et ce sont toujours des sensations pour lesquelles tu dois t’excuser. »

Sa bouche se referma sèchement.

Jim se retourna et aperçut Ilyasah qui s’avançait vers eux, un nuage de cheveux noirs entourant son visage sombre. Il s’efforça de sourire à la jeune noire.

« Vous aviez raison à propos de cet endroit, déclara Ilyasah. Agréable et tranquille. Depuis qu’ils ont défriché cette zone, dans le nord, on ne peut plus aller nulle part sans trébucher sur des gens. Il y a quelque chose qui ne va pas, Moira ?

— Non, marmonna Moira.

— Donnez-nous une demi-heure, poursuivit Ilyasah, et nous sortirons le repas. »

Jim saisit l’allusion.

« D’accord », répondit-il.

Ilyasah s’éloigna et disparut parmi les arbres. La jeune noire ne s’était pas encore débarrassée des restes de sa stricte éducation musulmane et voulait être certaine de ne pas être observée lorsqu’elle serait avec Walt. Un soir, Moira était revenue un peu trop tôt dans sa chambre de la cité dortoir, en compagnie de Jim. Ils s’étaient excusés calmement avant de se rendre dans un des salons, mais Ilyasah s’était sentie gênée durant plusieurs jours.

« Je crois que nous ferions bien de surveiller le chemin, dit-il à Moira. Je ne voudrais pas que quelqu’un d’autre puisse embarrasser ton amie. »

Moira se contenta de hausser les épaules en restant assise sur le muret. Elle s’était de nouveau réfugiée en elle-même.

Il s’efforça de combattre l’impression qui lui nouait l’estomac, ce sentiment d’isolement qui commençait à l’envelopper une fois de plus. Parle-moi, Moira, pensa-t-il, ne me laisse pas comme ça, à me faire des idées, à m’inquiéter.

Les yeux noirs descendirent vers lui.

« Je m’en vais la semaine prochaine, dit-elle d’une voix rapide. Je reviendrai sans doute en août, mais ma mère arrange son nouveau studio, et elle a besoin d’aide. »

Elle se tut à nouveau. Son regard le défiait de répondre.

« Pourquoi ? lança-t-il, en se rendant brusquement compte qu’il venait de hurler. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? demanda-t-il d’un ton plus calme.

— Avant, je ne le savais pas.

— –Oh ! si, tu le savais déjà. Ça fait un mois qu’elle te le demande, et tu disais qu’elle avait suffisamment d’aide. Et maintenant, d’un seul coup, tu dois retourner chez elle. »

Moira sauta du mur et se mit à aller et venir devant lui.

« J’imagine que je dois te fournir des explications complètes, déclara-t-elle.

— Non », répondit-il.

Oui, bien évidemment, pensa-t-il.

« D’accord, continua-t-elle. Il y a déjà un moment que j’ai décidé de retourner chez moi. Je te l’aurais dit plus tôt, mais…

— Mais pourquoi ? Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? »

Moira se mit brusquement à sourire.

« Tu ne comprends vraiment pas, hein ? Si je te l’avais annoncé avant, ça t’aurait contrarié et tu aurais essayé de me persuader de rester, ou bien tu aurais agi comme si j’avais fait quelque chose de très mal. Alors je te le dis maintenant, pour que tu n’aies plus le temps de chercher à me retenir. Je pensais te rendre service. Mais bien entendu, tu vas quand même essayer.

— Je veux rester avec toi, qu’y a-t-il de mal à ça ? (Jim déglutit, gêné par son propre ton gémissant.) Je n’aime pas être séparé de toi, c’est tout, déclara-t-il d’une voix plus basse.

— Non, tu serais plutôt sans arrêt dans mes jambes, répliqua-t-elle. Je ne peux même pas rencontrer tes frères et ta sœur. À chaque fois que j’évoque simplement le fait que j’aimerais leur parler, tu détournes la discussion. Pourquoi ? »

Il resta silencieux. Il pouvait sentir la sueur qui se formait sur son visage et sous sa barbe.

« Je crois que tu es également jaloux de ta propre famille », affirma-t-elle.

Il haussa les épaules en s’efforçant de sourire.

« Ce n’est pas si terrible, dit-il. Tu seras de retour en août, et nous pourrons…

— Non. (Elle cessa de marcher pour se planter devant lui, les bras croisés sur sa poitrine.) Non, Jim. Je ne sais pas encore. Je dois réfléchir à diverses choses. Je ne veux pas faire de promesses pour l’instant. Je verrai, simplement. C’est peut-être un peu dur pour toi, mais… »

Elle soupira, et se dirigea vers les arbres. Elle s’arrêta à l’orée du bois, appuyée contre un tronc en lui tournant le dos.

« Moira. »

Pas de réponse.

« Moira. »

Elle s’était de nouveau isolée, après avoir dit ce qu’elle avait à dire. Il pouvait s’avancer vers elle, la saisir par les épaules, secouer son corps mince en hurlant, elle se contenterait de le regarder de ses yeux vides.

Est-ce que je t’aime, Moira ? Est-ce que je te connais seulement ? Il fixait le dos de la jeune fille, dur et tendu sous le chemisier jaune et soyeux. Suis-je trop possessif, trop exigeant ? se demanda-t-il. Ou bien n’est-ce qu’une excuse, un moyen pour éviter de me dire que tu ne peux pas aimer un monstre, qu’il serait aussi facile pour toi d’aimer un de mes frères clones si tu les connaissais, que nous sommes tous interchangeables ?

Moira, regarde-moi, essaie de me comprendre, voulait-il crier. Il s’avança jusqu’à elle, sans oser la toucher, sans oser la serrer contre lui. Elle était perdue dans son propre monde et ne semblait pas remarquer sa présence.

C’était fini. Il en était certain, malgré les allusions de Moira sur son retour au mois d’août.

Elle se retourna pour le regarder de ses yeux noirs inexpressifs. « Tu comprends sans doute, déclara-t-elle, que je commence à en avoir marre de tous ces journalistes qui n’arrêtent pas de me demander des interviews exclusifs pour savoir comment c’est de vivre avec un clone, voilà pour commencer. En réalité, tu cherches à m’utiliser pour te prouver quelque chose à toi-même, pour montrer à tout le monde que tu es un individu, que je n’aime que toi, que je suis complètement à toi. Eh bien, j’ai mieux à faire que de construire ton ego. »

Elle refusait toujours de parler. Tu pourrais au moins préciser ce que tu penses, se dit Jim en regardant le dos de la jeune fille silencieuse.

« Hé ! »

Jim se retourna et vit Walt Merton sur le chemin qui menait dans le bois.

« Venez, dit Walt, nous préparons à manger.

— Ouais, répondit Jim. Nous arrivons dans une minute. »

Le regard de Walt se porta vers Moira.

« D’accord », dit-il.

Son visage sombre révéla ses préoccupations. Il regarda Jim d’un air indécis, puis il fit demi-tour et s’éloigna par le sentier.

« Allons-y, déclara brusquement Moira. Je meurs de faim. »

Elle sourit et prit Jim par la main. Elle s’abritait maintenant derrière un écran de gaieté : Tout va bien, Jim ; tout est arrangé.

« Bon sang, Moira, dit-il d’un ton cassant, est-ce que tu ne peux pas au moins en parler, ou bien me permettre seulement d’essayer de comprendre ? »

Elle ignora sa question.

« Allons-y », répéta-t-elle, continuant de sourire en lui tenant la main.

 

La pluie avait commencé comme une averse d’été, mais elle tombait maintenant d’une manière régulière et formait des flaques sur la pelouse. Jim était assis sous la véranda, devant la grande maison qu’il partageait avec ses frères et sa sœur. Dans la soirée, la température baissa ; l’air était plus frais que durant les jours précédents.

La grande maison était située à l’extrémité d’une route étroite, au milieu d’un petit bois. Un peu plus loin sur la route, près d’une autre maison, Jim pouvait apercevoir un groupe d’enfants nus qui dansaient sous la pluie. Devant lui, sur la pelouse, ses frères Al et Mike s’amusaient à lancer un ballon. Mike était toujours prêt à saisir la moindre excuse pour batifoler, et il avait entraîné Al à l’extérieur dès que la pluie s’était mise à tomber.

L’épaisse chevelure brune d’Al était plaquée contre sa nuque et ses épaules ; la moustache de Mike retombait de chaque côté de sa bouche. « Ououp ! » cria Mike, lançant le ballon à Al, le bras tourné vers l’arrière sans pouvoir éviter de faire un en-avant. Au moment où le ballon ovale quitta le bras de Mike, le jeune homme glissa sur l’herbe, atterrit sur les fesses et culbuta, poussant vers le ciel ses pieds nus et boueux. Al siffla sa réprobation tout en attrapant le ballon, qu’il garda tout en courant vers son frère. Il éclata de rire en regardant Mike se relever. Le fond de son short était couvert de boue.

Jim observait ses frères. Ils n’avaient pas insisté pour qu’il se joigne à eux, comprenant presque instinctivement qu’il avait besoin d’une certaine solitude. Ce matin-là, il s’était rendu de bonne heure à l’université pour conduire Moira au monorail qui la ramènerait chez elle.

Une fois de plus, la nuit précédente, il avait tenté de la dissuader de partir. « Je ne peux pas croire que ta mère a besoin de ton aide, avec tous les gens qui l’entourent », avait-il dit. La mère de Moira vivait en compagnie de cinq autres femmes ; Moira elle-même avait été élevée par le groupe de façon communautaire, avec trois autres enfants. Elle ne voyait son père que très rarement. Il s’était retiré au Népal bien des années auparavant, et ne sortait qu’occasionnellement de sa retraite, pour affronter un monde qui l’effrayait.

Moira haussa les épaules.

« Un peu d’aide supplémentaire ne lui sera pas inutile, répondit-elle.

— Allons, Moira, hurla-t-il. Ne sois pas aussi évasive, précise au moins honnêtement les véritables raisons pour lesquelles tu pars. »

Elle resta silencieuse, continuant d’empaqueter ses affaires. Finalement, il avait quitté sa chambre en lui annonçant d’un ton furieux qu’elle pouvait prendre le train de l’université jusqu’au monorail.

Bien entendu, il était revenu sur sa décision et l’avait quand même conduite jusqu’au monorail. Il s’engagea sur la voie automatique, pressa un bouton, et se laissa aller en arrière sur son siège tandis que l’autoroute prenait le contrôle de la voiture. Il se pencha vers Moira, l’attira vers lui. Elle le regarda ; ses yeux noirs ne lui permettaient pas de deviner ce qu’elle pensait. Elle défit son sari bleu, l’étendit sur le dossier de son siège. Puis elle ouvrit le short de Jim, se glissa sur lui, et prit son pénis d’une main ferme. Brusquement, il fut en elle, la pressant contre lui, observant son visage. Elle fermait les yeux.

« Moira, lui murmurait-il. Moira. »

Il éjacula rapidement, et elle se retira pour se réinstaller sur son siège.

Jim frissonnait dans la fraîcheur de l’habitacle à air conditionné. Il referma son short et se tourna vers la fille aux cheveux noirs. Elle finissait d’attacher son sari en regardant par la vitre le paysage trouble. Qu’est-ce que c’était, Moira, pensa-t-il, une formalité parce que tu t’en vas ? Une façon de dire que tu n’es quand même pas indifférente ? Une façon de dire adieu, Jim, c’est la dernière fois ? Elle ne lui fournit aucune réponse, pas le moindre indice. Une fois de plus, elle demeurait impénétrable, ne lui donnant aucune raison de penser qu’elle ait pu ressentir du plaisir durant l’acte lui-même.

Il la saisit, lui enleva son sari et la pressa contre le siège. Il ne voyait pas le visage de Moira, appuyé contre le dossier. Ses fesses se dressaient vers le visage de Jim. Il se hissa sur elle en la pénétrant brutalement. Et il la martela, attendant qu’elle se mette à gémir, attendant qu’elle s’abandonne enfin totalement à lui.

Il resta assis derrière le volant, continuant de la regarder. Elle avait terminé d’attacher son sari. Elle se tourna vers lui, une tentative de sourire se forma sur son visage. Je n’ai jamais réussi à t’atteindre, Moira, pensa-t-il. Finalement, il l’attira vers lui, et elle resta là, la tête posée contre son épaule, le corps tendu, les muscles raides. Il se retrouvait seul une fois de plus.

Al s’avança sous la véranda en trébuchant, prit sa serviette posée sur une chaise, à côté de Jim, et entreprit de se frotter vigoureusement la tête et les épaules.

« Je ne suis vraiment pas en forme, dit Al. J’irai au gymnase demain. Je dois passer à la bibliothèque, de toute façon ; autant en profiter pour s’entraîner un peu.

— Ouais, répondit Jim d’un air absent.

— Tu veux venir ? Nous pourrions faire un peu de handball.

— Non. (Jim leva les yeux vers son frère.) Je n’en ai pas envie. »

Il détourna son regard, sentant qu’Al pensait probablement : C’est à cause de cette fille, Jim ? Tu restes assis là depuis des mois, sans t’intéresser à grand-chose d’autre. Il y a longtemps que tu n’as même plus écrit le moindre poème.

« Enfin, si tu changes d’avis », dit Al.

Il fit demi-tour et entra dans la maison, la serviette roulée autour des épaules.

« Attrape ! » cria Mike.

Il lança le ballon à Jim et franchit la porte d’entrée derrière Al.

Jim glissa le ballon sous sa chaise et continua de regarder la pluie. À nouveau, il se sentait séparé de ses frères, il les voyait comme d’autres personnes auraient pu les voir : des êtres identiques, des clones du même homme, indifférenciés, interchangeables. Certains avaient pensé que les garçons et leur sœur Kira partageraient les mêmes sujets d’intérêts, la même réussite, exactement comme leur père, Paul Swenson. Mais Paul, qui les avait élevé et avait vécu avec eux jusqu’à sa mort dans un accident de monorail deux ans plus tôt, avait d’autres idées. Il avait encouragé les cinq clones à développer des intérêts individuels. Al avait étudié l’astrophysique, Mike la physique, Ed s’intéressait à la fois aux mathématiques et à la musique, et Kira, la seule femme clone, étudiait la biologie, qui avait rendu leur existence possible. Jim, cependant, avait opté pour la littérature. Bien qu’il se fût penché sur les sciences pendant un moment, la littérature l’attirait plus profondément. Il s’était souvent dit qu’il était le plus sensible des clones, que d’une certaine manière il avait hérité, ou du moins qu’il partageait, un des aspects de la personnalité de Paul bien peu apparent pour la plupart des gens qui avaient connu son père.

Non, ils ne ressemblaient pas exactement à Paul. En fait, ils étaient des fragments de leur père. Paul Swenson s’était imposé en astrophysique, parvenant au sommet de la réussite en établissant le fondement théorique d’un projet de déplacement spatial qui permettait à l’humanité de s’arracher au système solaire. Mais il avait également étudié d’autres sciences, et c’était un violoniste accompli. Vers la fin de sa vie, Paul avait écrit plusieurs livres scientifiques, espérant partager ses connaissances avec d’autres, et il s’était même essayé à la poésie. Le monde entier l’avait honoré, respecté, jusqu’au moment où, tout au début du siècle, il avait permis à son ami Hidehiko Takamura de réaliser une expérience en tentant de produire des clones à partir du matériel génétique de Paul. La communauté scientifique mondiale avait élaboré un moratoire concernant le clonage au début des années 1980, retardant toute application du procédé sur des êtres humains. Ce moratoire avait été conçu dans le cadre d’un accord de retardement automatique de vingt ans concernant les applications des innovations scientifiques. Lorsque cette période fut écoulée, Takamura avait pressé Paul Swenson de permettre la reproduction clonique. Ensuite, Takamura et d’autres biologistes avaient pris quelques noyaux cellulaires de Paul et les avaient introduit dans des œufs dont le nucléus avait été retiré, afin d’être sûr que la totalité des gènes de chaque enfant potentiel seraient ceux de Paul Swenson.

La tentative avait réussi, et le monde entier s’en était scandalisé. En Europe et aux États-Unis, des lois furent votées pour interdire l’application du clonage sur des êtres humains, et les matrices artificielles utilisées pour le développement des clones avant leur naissance ne pouvaient plus être employées, sinon pour aider des bébés prématurés. Les journaux avaient donné de Paul Swenson l’image d’un égoïste mégalomane, alors que c’était un homme gentil et modeste. Les clones eux-mêmes furent le sujet de diverses histoires prétendant qu’ils possédaient des pouvoirs télépathiques ou un esprit collectif. Ces histoires avaient été démenties, mais certaines personnes y croyaient toujours.

Jim soupira. Répétant les paroles de Paul, sa sœur Kira déclarait souvent qu’ils avaient tous la responsabilité d’employer leurs talents de la manière la plus constructive, afin de prouver au monde qu’après tout ils étaient aussi des êtres humains. Ressentant fortement la pression que constituait la réputation de son père, Al passait presque tout son temps à étudier. Ed était devenu timide, évitant le contact social. Quant à moi, pensa Jim, je n’ai presque rien fait, sinon rester assis en me désolant. Mais est-ce que je n’en ai pas le droit, si je suis comme n’importe qui ? Pourquoi devrais-je réaliser quelque chose de remarquable ? Est-ce à moi de prouver quoi que ce soit sur les clones ?

Finalement, il avait tenté de donner des explications à Moira, et avait complètement échoué. Brusquement, le souvenir de Moira l’attrista. Il était resté impassible durant la plus grande partie de la journée, mais maintenant, l’absence de la jeune fille le frappait quand même. Je me serais trouvé avec elle en ce moment, songea-t-il, nous aurions couru ensemble sous la pluie. Il se sentait inutile, vide, et seul.

Une voiture remontait la route étroite, une Lear vert clair. Le véhicule s’arrêta devant la maison des Swenson, et Jim en vit sortir sa sœur en compagnie d’un personnage trapu. Les deux arrivants coururent sous l’averse en direction de la véranda. Kira se mit à rire en secouant la tête pour se sécher les cheveux. Quant au petit personnage trapu, il s’agissait de Hidehiko Takamura.

Jim aurait voulu se lever et disparaître dans sa chambre. Au lieu de cela, il resta sur sa chaise et salua le docteur Takamura d’un signe de tête.

« Quel déluge ! s’exclama Kira. Vous prenez quelque chose… une bière, peut-être ?

— Plutôt un thé, répondit le docteur Takamura. Et je crois que je vais m’asseoir ici. Je suis resté enfermé toute la journée. »

Kira regarda Jim.

« J’en prendrai aussi », dit-il.

La jeune fille entra aussitôt dans la maison.

Jim observa le vieil homme qui s’asseyait. Le docteur Takamura enseignait encore à l’université ; il travaillait toujours au centre de recherche qui avait produit les clones, et Kira étudiait désormais avec lui. Jim frissonna. Il se sentait généralement embarrassé en présence des personnes qui avaient participé directement à l’expérience. Il se demandait toujours si elles le considéraient comme un sujet ou si elles tentaient de reconstituer l’amitié qu’elles avaient pour Paul.

« Comment vas-tu, Jim ? demanda le docteur Takamura. (Bien qu’il fût septuagénaire, le vieil homme restait bien actif et conservait une apparence juvénile.) Il y a longtemps que je ne t’ai vu.

— Je n’étais pas souvent à la maison, répondit Jim.

— Je t’ai aperçu de loin, près de l’université, tu te promenais en compagnie d’une très séduisante jeune femme.

— Oh ! Moira », déclara Jim. (Il s’interrompit un moment, songeant à ce qu’il pourrait ajouter.) « Je l’ai rencontrée l’hiver dernier. J’étais ici, à la maison, je m’étais branché sur un télé-débat et nous avons échangé des arguments. Quand le débat s’est terminé, nous sommes restés sur le canal pour bavarder ; finalement, je lui ai demandé où elle habitait et je me suis rendu chez elle, dans la cité universitaire… Elle est retournée dans sa famille jusqu’au mois d’août », acheva-t-il d’une voix morose.

Kira revint sous la véranda et s’assit près du docteur Takamura.

« Ed va nous apporter le thé », dit-elle.

Jim observa le visage de Kira – son propre visage, mais plus féminin – de hautes pommettes, de grands yeux verts. À son tour, elle regarda Jim, l’interrogeant du regard : Tout va bien, Jim ? Il s’efforça de lui sourire.

« Nous étions en train de parler de la jeune femme que j’ai aperçue en compagnie de Jim », dit le docteur Takamura.

Kira parut brusquement inquiète. Elle balaya de son visage une mèche de longs cheveux bruns et se pencha en avant.

« Vous savez, poursuivit le docteur Takamura, elle ressemble à une fille que Paul fréquentait quand il avait à peu près votre âge, à l’époque où nous étions tous les deux à Chicago. Elle s’appelait Rhoda quelque chose. Elle est partie pour Israël, quelques années plus tard. Leur liaison a été très sérieuse pendant un moment. »

Jim commençait à se sentir mal à l’aise. Kira parut s’en rendre compte.

« On peut dire qu’il pleut, déclara-t-elle en essayant de changer de sujet. Il est bien tombé dix centimètres. »

Jim se pencha vers le docteur Takamura.

« Comment était-elle ? » demanda-t-il.

Il avait les mains moites. Kira le regardait toujours.

« Je ne l’ai pas vraiment très bien connue, répondit le vieil homme. Elle semblait, comment aire, plutôt distante. Elle était toujours aimable, et parfois très volubile, mais elle avait toujours l’air de se retenir, d’une manière ou d’une autre, sans jamais parler vraiment d’elle-même. Paul ne la quittait pas. Il habitait pour ainsi dire dans l’appartement de cette jeune fille, et ils avaient pensé en chercher un autre pour vivre ensemble. »

Le temps semblait s’être rafraîchi. Kira se mit à toussoter.

« Ça me ramène bien loin en arrière, dit le docteur Takamura. Il y a des années que je n’y avais plus pensé.

— Qu’est-il arrivé ensuite ? bredouilla Jim. Qu’est-il arrivé ensuite ? » demanda-t-il d’une voix plus claire.

Le docteur Takamura regardait la pelouse.

« Elle a rompu. Je ne pense pas qu’elle lui ait jamais dit pourquoi. Paul a été très déprimé pendant un moment, il ne s’intéressait plus à rien, mais il s’est quand même repris. Avec Jon Aschenbach, nous avons réussi à le faire travailler, et à lui faire passer ses examens. »

Jim frissonna. Il commençait à faire froid.

« C’était il y a bien longtemps », déclara le docteur Takamura.

Ed sortit sous la véranda, portant trois tasses de thé sur un plateau. Jim prit une tasse et regarda son frère échanger des salutations avec le vieil homme. Ed était le plus austère des clones ; rasé de près, les cheveux coupés très courts. Il passait presque tout son temps à ses études mathématiques ou à sa musique, et ses seuls amis étaient les clones eux-mêmes.

Jim entendait les voix des trois autres, mais n’écoutait plus leurs paroles. Il voyait Paul et Rhoda dans les rues de Chicago, Paul et Moira… Il avait pensé que Moira ne parvenait pas à l’accepter parce qu’il était un clone. Peut-être n’était-ce pas cela du tout, mais autre chose. Cela devrait me consoler, se dit-il.

Non.

C’était encore pire.

Je revis la vie de Paul, pensa-t-il. Il se sentit pétrifié. Il se considéra soudain comme une marionnette avançant dans un système cyclique perpétuel. Cela se répétera encore, murmurait son esprit. Je continuerai à ressentir la même chose, à agir de la même manière, et sans avoir le moindre choix. Tout cela s’est déjà produit, et je n’ai aucun moyen de le changer.

Moira était partie. Il le savait. Moira l’avait quitté pour de bon. Rhoda n’était pas revenue vers Paul. Paul avait fini par oublier Rhoda, et Jim supposait qu’il oublierait également Moira. Au lieu de le réconforter, cette pensée s’installa simplement dans son esprit, froide et humide, sans posséder la moindre énergie qui lui permettrait de réagir.

 

Début juillet, il fit quand même chaud. L’herbe commençait à se dessécher, les fleurs se fanaient. Un soleil aveuglant illuminait la terre, et ne se cachait que rarement derrière un nuage avant de réapparaître pour se moquer du monde suffoquant qu’il surplombait. Accroupi sur les talons, Jim arrachait les mauvaises herbes qui menaçaient les buissons entourant la maison. Ses cheveux étaient noués derrière sa nuque. Il s’était demandé s’il devait raser sa barbe, et avait décidé que non, tout en sachant qu’il le regretterait quand viendrait l’hiver. Mais bien entendu, il avait une autre raison pour ne pas se raser ; la barbe constituait un moyen de différencier son apparence de celles de ses frères.

Il posa son sarcloir et s’assit pour regarder Kira. La jeune fille était en train de lire, assise sous un arbre. D’une main, elle tenait devant ses yeux le petit lecteur de microfiches, de l’autre main, elle tournait un petit bouton de l’appareil. Pour sa part, Jim préférait toujours la sensation d’un livre entre ses mains, il aimait tourner les pages, appréciait l’odeur de l’encre et du vieux papier. Il avait insisté pour conserver les livres de la bibliothèque de Paul, même s’ils occupaient plus de place que les minuscules bandes qu’il aurait pu acheter pour les remplacer.

Il ressemblait à Paul par son attachement aux vieilles choses. Paul était resté dans son ancienne maison un peu délabrée, proche de l’université, alors que d’autres chercheurs et professeurs étaient partis habiter des unités de résidence situées dans une des nouvelles structures pyramidales, que le train mettait à quelques minutes à peine du campus. Paul était resté sur Terre, tandis que beaucoup de ses collègues astrophysiciens avaient déménagé sur la Lune ; il s’était dit qu’il était trop âgé pour partir. Il avait élevé les clones dans l’atmosphère paisible et presque intemporelle de l’université, sentant que cela les préparerait mieux à la complexité presque chaotique du monde extérieur. Il avait voulu qu’ils puissent disposer d’un endroit calme, où ils pourraient se découvrir eux-mêmes, et acquérir les outils intellectuels dont ils auraient besoin. Les universités, si désorganisées durant la jeunesse de Paul, constituaient de nouveau les oasis d’une éducation libérale. Ceux qui avaient opté pour l’activisme avaient fondé leurs propres facultés dans les villes européennes livrées au désordre ; en beaucoup de domaines, des spécialistes possédaient leur propre centre de recherche, installé au fond de l’océan, dans des régions désertiques, ou encore à la surface de la Lune ou de Mars. En un sens, l’université avait été un refuge pour les clones, et Jim se demandait s’ils ne s’y étaient pas adaptés trop facilement, s’ils ne craignaient pas désormais de regarder au-delà.

« Pourquoi ne rentres-tu pas ? demanda-t-il à Kira. Il fait plus frais à l’intérieur.

— Trop frais, répondit-elle. Je crois que le régulateur ne fonctionne pas. Je frissonne tout le temps, j’ai dû mettre des couvertures sur mon lit la nuit dernière.

— Je crois que je ferais bien de le vérifier un de ces jours », déclara Jim.

Du dos de la main, il essuya la sueur qui coulait sur son front. Il continua de regarder Kira, qui reprenait sa lecture. Elle avait attaché ses cheveux sur son crâne et portait une tunique bleu-vert sans manches qui lui cachait à peine le haut des cuisses. Jim s’imagina une nymphe des bois, capable de disparaître à tout moment parmi les arbres.

Malgré la chaleur et quelques ampoules douloureuses sur sa paume, Jim se sentait satisfait, plus serein qu’il ne l’avait été pendant longtemps. Kira et lui avaient été très occupés depuis le départ de Moira : effectuer des réparations dans la maison, repeindre la cuisine, poser de nouveaux bardeaux sur le toit. Il s’était plongé dans le travail physique, essayant de se fatiguer pour pouvoir enfin dormir d’un sommeil profond, espérant tenir à l’écart la pensée de Moira ; maintenant, Kira avait du temps libre, car le docteur Takamura était parti pour le Kenya afin de participer à la formation des scientifiques qui se trouvaient là-bas et qui souhaitaient cloner des animaux rares pour les réserves naturelles. Kira et lui avaient travaillé ensemble, riant et plaisantant la plupart du temps, s’épuisant à la tâche, et un jour Jim s’était rendu compte que son chagrin avait un peu diminué, ne revenant en force que durant la nuit, juste avant que la fatigue ne le plonge dans un profond sommeil.

Hier, les choses avaient été différentes. Ils étaient assis avec Ed sous la véranda ; ils avaient parlé d’un poème de Jim, écouté Ed jouer du violon, discuté certains travaux que Kira entreprenait avec le docteur Takamura. Ils avaient bavardé longtemps, et leurs esprits s’étaient retrouvés pour communiquer leurs sentiments et leurs idées dans une parfaite compréhension. Al et Mike les avaient ensuite rejoints, et ils étaient tous restés là jusqu’à une heure tardive, ne succombant finalement au sommeil qu’à contrecœur ; ensuite, allongé sur son lit, Jim s’était rendu compte qu’il n’avait pas pensé à Moira de toute la journée.

« Hé, lança-t-il à Kira, que dirais-tu d’aller jusqu’au lac, pour nous baigner ? Il fait vraiment trop chaud pour faire autre chose. »

Kira reposa son projecteur.

« J’aimerais bien, dit-elle, mais tu sais qu’il va y avoir foule. J’y suis allée avec Jonis le mois dernier, on pouvait à peine trouver une place pour étendre une serviette sur le sol, alors nous sommes allés jusqu’à la plage des nudistes, mais c’était encore pire. Et les bois étaient infestés de pique-niqueurs qui jetaient des boîtes vides dans tous les coins. (Kira soupira en repliant les jambes, qu’elle entoura de ses bras.) Ils croient que les boîtes vont disparaître comme ça, ils ne songent pas un instant qu’il leur faut des mois pour se dissoudre complètement. Jonis a entendu dire que des gars montaient tirailler sur les aigles. Ils s’en fichent après tout, on peut toujours en cloner d’autres. Ça me rend vraiment dingue. J’aurais préféré qu’ils laissent le lac fermé après l’avoir aménagé. »

On peut toujours en cloner d’autres. Il observa Kira et fut pris d’une soudaine pitié pour ces aigles clonés.

« Nous pourrions aller au parc, dit-il. Il est presque toujours vide. Il y fera plus frais qu’ici, et nous pourrions emmener à dîner pour plus j tard.

— Formidable, déclara-t-elle. Au moins, nous nous échapperons de la maison pendant un moment. »

Elle se releva, brossa quelques brins d’herbe accrochés à sa tunique, prit le projecteur par la poignée, puis se dirigea vers la maison en balançant ses bras cuivrés.

Jim la suivit des yeux jusqu’au moment où elle disparut au coin de la maison. Elle avait hérité la gentillesse de Paul, et le souci qu’il avait pour les autres. Lorsqu’un des clones était déprimé ou inquiet, pour une raison quelconque, Kira était toujours prête à l’écouter ou à lui offrir un soutien moral. Kira était le fruit de la curiosité : savoir comment les qualités de Paul pourraient se manifester chez une femme. Il se trouvait qu’elle n’était pas fondamentalement différente de ses frères, et l’intérêt qu’elle leur portait était probablement dû à ses propres études. Elle passait autant de temps dans des séminaires, à discuter des problèmes éthiques soulevés par les sciences biologiques, que dans les laboratoires. Peut-être était-elle plus mûre que Jim ou les autres, et il pensait bien souvent qu’elle ressemblait davantage à Paul qu’aucun des garçons.

Il ramassa son sarcloir et la suivit à l’intérieur.

L’air de la nuit était encore chaud, mais bien agréable. Ils avaient fait du footing autour du parc pendant un moment, avant de succomber à la chaleur, et ils avaient ensuite escaladé la colline jusqu’au mur de pierre qui surplombait la voie automatique. Ils s’étaient assis sur le mur, les jambes pendantes au-dessus de l’escarpement, et avaient bu de la bière en finissant leur dîner.

L’après midi s’était déroulé agréablement, mais Jim était devenu plus silencieux avec le crépuscule. Il restait assis sans un mot, ignorant l’autoroute qui s’étirait plus bas, et observait la Lune qui montait dans le ciel. Al avait souvent parlé de se rendre sur la Lune pour y rejoindre les gens qui poursuivaient les travaux de Paul Swenson. Jim essaya de se concentrer sur le disque lunaire, s’efforça d’ignorer les bribes de pensées qui effleuraient les lisières de sa conscience. Une brise chaude agita les arbres derrière lui.

Il était assis sur le mur, à côté de Moira, et tenait légèrement la main de la jeune fille. Il tendit le bras pour lui montrer la Lune tout en lui parlant des espoirs de son père, essayant de lui expliquer les raisons cachées derrière les rêves de Paul. Il regarda Moira qui l’écoutait en silence, apparemment intéressée, puis il entendit la jeune fille pousser un soupir d’impatience.

Il observa Kira. Elle aussi regardait la Lune. Jim se demanda ce que Moira pouvait faire à cet instant. Il était parvenu à résister depuis son départ au désir de lui téléphoner, craignant qu’elle se trompe sur ses intentions. Il n’aurait pas dû venir au parc. Cela n’avait fait qu’accentuer son chagrin, le ramener une fois de plus à la surface. Kira se tourna légèrement et ses yeux rencontrèrent ceux de Jim.

« Jamais je ne t’ai beaucoup parlé de Moira, n’est-ce pas ? dit-il. Pas même la fois où… »

Il détourna son regard d’un air embarrassé. Il était debout sur le mur, prêt à se jeter vers l’autoroute brillamment éclairée. Kira s’accrocha à son bras ; des larmes argentées luisaient sur le visage de sa sœur. « Saute, cria-t-elle, saute, mais tu devras m’entraîner avec toi. »

« Une scène très mélodramatique, marmonna-t-il, et il sentit la main de Kira se poser sur son bras.

— Ne rabaisse pas ton chagrin, Jim, dit-elle doucement.

— Elle n’est pas simplement partie pour l’été, tu sais. Je ne crois pas qu’elle voudra me revoir quand elle reviendra.

— Je sais, répondit Kira. Je m’en suis doutée. Tu n’es pas obligé d’en parler, Jim.

— J’ignore ce qui ne va pas chez moi, continua-t-il. C’est drôle que je m’attache autant à Moira parce que, si je veux être honnête, je dois admettre que je ne l’ai jamais véritablement connue. Je sais qu’elle ne me comprenait pas. Elle n’a jamais vraiment essayé, elle se refermait simplement sur elle-même. (Il regarda Kira.) Cela semble tellement froid, dit-il.

— N’y pense pas trop, murmura Kira. On ne peut pas analyser une telle chose, et tu te sentiras encore moins bien si tu essaies. »

Elle remonta ses jambes sur le mur et se leva.

« On se promène ? J’ai les jambes un peu engourdies.

— D’accord. »

Il ramassa le petit panier de pique-nique et la suivit.

Ils prirent un chemin étroit qui serpentait dans les bois. Le sentier était éclairé par la Lune ; de chaque côté, les arbres semblaient former une forêt sombre et impénétrable. L’odeur des pins et des fleurs sauvages titillait les narines de Jim. Il put entendre, au-dessus de lui, le bruit d’une petite créature qui s’enfuyait parmi les branches d’un arbre. Un hibou ulula, quelques grillons lui répondirent.

Moira s’arrêta, s’adossa contre un arbre et lui sourit. Il s’approcha d’elle, passa les bras autour de sa taille mince, et elle posa sa tête contre son épaule, apparemment satisfaite.

Jim s’arrêta, s’appuya contre un arbre. Son estomac lui semblait être un poing crispé, il avait le visage brûlant, la bouche sèche. Il s’efforça de retenir le gémissement qui menaçait de s’échapper de-ses lèvres. Le panier de pique-nique glissa de ses doigts et fit un petit bruit assourdi en touchant la terre. Retombant de chaque côté, les anses claquèrent bruyamment.

« Jim. »

Kira se tenait devant lui ; elle le saisit par les épaules.

« Jim. »

Elle lui lâcha les épaules pour le serrer contre elle ; d’une main, elle lui caressa doucement la tête.

« Je sais », murmura-t-elle.

Il était enfant à nouveau, blotti sur les genoux de Paul. « Je sais, souffla Paul en lui passant la main dans les cheveux. Laisse-toi aller, Jimmy. Tu ne dois jamais avoir honte de pleurer. » Il serra fortement les paupières, mais les larmes ne voulaient pas venir. Kira repoussa les cheveux qui tombaient sur le front de Jim.

Elle semblait comprendre sa douleur d’une manière presque instinctive. Il se pressa contre elle, et sentit disparaître un peu de sa solitude.

« Je crois que c’est cet endroit qui m’a rappelé tout ça », dit-il enfin.

La contraction de son estomac commençait à s’apaiser.

Il se redressa bien droit, serrant toujours sa sœur dans ses bras, et fixa les yeux verts de Kira, au même niveau que les siens. Elle ressemblait à une dryade, elle faisait partie de la forêt, avec sa tunique et ses pieds chaussés de sandales ; Jim eut l’impression qu’elle pourrait brusquement le lâcher et disparaître. Il la serra plus fort.

Il sentit son pénis durcir. Surpris, il libéra Kira et resta devant elle d’un air embarrassé, les bras ballants. Elle ne s’écarta pas ; au contraire, elle demeura contre lui, les bras autour de ses épaules. Le visage de Kira était pâle dans la clarté de la Lune. Elle inclina la tête sur le côté. Ne t’en va pas, semblaient dire son regard. Ne t’enfuis pas. Elle se rapprocha de lui et l’embrassa doucement sur les lèvres.

Le parc était maintenant silencieux. Jim était paralysé, enraciné dans la terre aussi rigidement et aussi sûrement que l’arbre contre lequel il s’appuyait. Il s’efforça d’écouter les bruits de la forêt, mais il n’entendait qu’un grondement de tonnerre dans ses oreilles.

Kira le lâcha et ils se dévisagèrent en silence, immobiles. Il tenta de relever les bras. Ils tremblaient légèrement quand il les tendit vers Kira.

Elle dénoua sa large ceinture, la laissa tomber mollement sur le sol. Elle saisit sa tunique à deux mains et la fit passer par-dessus sa tête. Puis elle retira son slip, se tenant en équilibre sur une jambe, puis sur l’autre. Elle agissait lentement, avec la précision d’une danseuse ; ses mouvements paraissaient presque stylisés. Elle resta debout devant lui, et leurs regards se croisèrent enfin.

Il lisait l’appréhension et la crainte sur son visage, autant que l’amour et la sollicitude. Il s’avança vers elle, fit un pas, un deuxième, et se retrouva dans les bras de sa sœur, la serrant étroitement contre lui. Jim avait peur de parler. Il remarqua que Kira tremblait également, et se mit à lui caresser les cheveux.

D’une main, il défit son short et le laissa tomber sur la tunique chiffonnée de Kira. Ses mains glissèrent sur le dos lisse de la jeune fille, descendirent vers ses fesses, à peine plus larges et plus rondes que les siennes. Elle ne tremblait plus.

Ils s’agenouillèrent, puis s’allongèrent sur le sol, côte à côte. Tandis qu’elle le regardait, Jim avança la main et lui prit doucement les seins. Dans la clarté lunaire, le visage de Kira ressemblait à celui d’Ed, ascétique et austère. Puis elle lui sourit soudainement, lui rappelant Mike lorsqu’il était d’humeur espiègle. Elle toucha son pénis, passa légèrement son pouce sur le gland, puis le saisit d’une main ferme.

L’angoisse de Jim s’évanouit, et la force du désir qu’il éprouvait pour Kira le frappa comme une lame de fond. Elle jeta ses hanches en avant et l’attira contre elle. Il songea à l’incertitude qu’il ressentait toujours avec Moira, aux orgasmes solitaires. Il n’y avait plus d’incertitude avec Kira. Elle était son double féminin, et le désir qu’elle éprouvait était aussi pressant et impatient que celui qui montait en lui. Sa main tenait toujours son pénis, le guidait en elle.

Elle releva les genoux et ils s’allongèrent sur le côté, face à face. Fixant toujours les yeux verts identiques aux siens, Jim avança son bassin en faisant courir sa main sur la cuisse de la jeune fille. Kira ouvrit les lèvres et il l’entendit pousser un petit soupir. Il continua de remuer, conscient de la réaction qu’il provoquait ; maintenant, elle gémissait en s’accrochant fermement à ses épaules. Il se vit lui-même sous l’aspect d’une femme, pénétrée par un homme, s’ouvrant à la raideur qui plongeait en elle, et il sut qu’elle se voyait elle-même, sous l’apparence d’un homme, glissant dans le fourreau humide et accueillant. Ils remuaient ensemble, pressant leurs bas-ventres en parfaite harmonie, et il sentit grandir le centre de son excitation, qui menaçait à chaque instant de le projeter hors de lui-même pour quelques secondes intemporelles.

Cela n’est encore jamais arrivé. Il s’en rendit brusquement compte en continuant de la pénétrer, soupirant des réponses à ses gémissements. Jamais auparavant. Il vit évoluer des générations, l’une après l’autre, qui se différenciaient de plus en plus, tandis que les structures génétiques changeaient et mutaient. Il vit des millions d’hommes et de femmes cherchant des partenaires, essayant de trouver ceux qui les compléteraient, leur feraient retrouver l’unité, mais toujours séparés d’eux par les différences transmises durant l’éternité de l’évolution. Il vit Kira et lui-même, chacun étant le reflet de l’autre, capable de suivre leur chemin individuel, mais aussi de se retrouver dans une parfaite communion. Elle n’était plus sa sœur, mais une autre lui-même, plus proche de lui qu’une sœur n’aurait pu l’être, fusionnant avec lui d’une manière si complète, si parfaite qu’ils ne formaient plus qu’un seul être.

Il remuait avec elle, soupirait avec elle, ressentait le moindre mouvement des mains de Kira sur son corps. Puis il s’arrêta, le corps absolument immobile, et se prépara pour l’élan final. Kira se figea également, attendit, le regarda de ses yeux grands ouverts. Ses lèvres étaient gonflées, entrouvertes, la chaleur qui dévorait son corps s’était encore accentuée.

Finalement, incapable de se retenir plus longtemps, il plongea de nouveau en elle, et Kira vint à sa rencontre ; haletant légèrement au début, elle finit par hurler dans la nuit, déchirant le silence environnant. Il se sentit éjaculer en elle, frissonna, continua de remuer en harmonie avec elle, comme suspendu dans une bulle intemporelle. Il dérivait avec elle dans un univers cerné par l’enveloppe de leurs corps, et il poussa un cri lorsque son plaisir se blottit dans son bas-ventre avant de jaillir à travers le reste de son corps. Il hurla de nouveau, désormais incapable de distinguer ses cris de ceux de Kira. Les yeux verts de la jeune fille étaient des étangs dans lesquels il plongeait pour se perdre à jamais. Puis ce fut terminé et il se rendit compte, avec un peu de tristesse, à quel point cela avait été bref. Il se retira lentement de la jeune fille, mais resta allongé près d’elle, la tête posée sur les bras de Kira. Il prit conscience de la sueur qui couvrait leurs corps, de la chaleur de la nuit. Il sentit la culpabilité se dessiner à l’orée de son esprit, et la honte empêcha son regard de se tourner vers celui de sa sœur.

Comme si elle répondait à ses craintes, Kira le serra davantage.

« Il ne faut pas, Jim, murmura-t-elle. Tu ne dois pas avoir honte. Je t’aime. Il y a un moment que je l’ai compris. Mais comment pourrais-je m’en empêcher ? »

Elle avait raison, bien entendu, les vieux codes et les anciennes interdictions ne pouvaient pas s’appliquer à eux, ne prenaient même pas en compte leur existence.

Il regarda le visage de Kira. Elle était étendue près de lui en lui caressant les cheveux. C’était le visage de Paul qui le regardait, souriant, le réconfortant gentiment par son amour. Il se pelotonna contre elle.

 

Au matin, l’orage s’était éloigné, laissant derrière lui un air frais et de grands nuages pelucheux. Le soleil, qui menaçait auparavant la terre en l’épiant de son œil malveillant, constituait désormais une présence amicale, et se cachait parfois derrière un nuage blanc comme s’il avait honte de sa colère passée. Jim avait pris les légères chaises de plastique de la véranda et les avait posées dans la cour, sur de vieux journaux et d’anciens listages d’ordinateur. Il dirigea le bec du pistolet à peinture vers une des chaises et se mit à la recouvrir d’une couche de peinture grise.

Il jeta un coup d’œil vers Ed et Kira. Ils avaient garé deux des trois voitures dans la rue pour les laver au jet. Leurs shorts et leurs chemises se collaient contre leur peau. Kira s’esclaffa en dirigeant le jet vers Ed, qui fut copieusement douché. Il lui arracha le tuyau des mains et se mit à l’arroser à son tour. Kira sautillait sur la pointe des pieds en riant très fort.

Jim passa à la chaise suivante. Il avait tenté d’accepter ses nouvelles relations avec Kira, les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Il examinait mentalement la situation sous toutes les coutures, s’efforçant de la considérer d’une manière objective ; elle ne leur causait aucun tort, n’affectait personne d’autre, leur procurait du plaisir. Cela semblait être une manière froide et quelque peu négative de penser ainsi à leur relation.

« Est-ce tellement étrange, Jim ? » avait demandé Kira. Ils étaient assis sur le lit, les jambes repliées, les coudes sur les genoux et la tête entre les mains, en parfaite harmonie. « Ce serait bien plus étrange si nous ne ressentions pas cela, si nous n’étions pas attirés l’un vers l’autre. »

Il continua de pulvériser la peinture sur les chaises. Qu’est-ce que je ressens ? se demanda-t-il. Je suis capable d’atteindre une autre personne, capable d’aimer, de communiquer sans essuyer de refus. Il songea à Moira. Il avait éprouvé pour elle un amour troublé, fébrile, une inquiétude constante qui occupait tout son esprit et refusait de le lâcher. Avec Kira, il se sentait en paix, mis à part les doutes coupables qui le titillaient de temps en temps avant de se retirer devant l’assaut de la rationalisation. Avec Kira, il pouvait travailler à sa poésie, ou discuter, faire partager sans mal ses sentiments et ses pensées, tout en comprenant ceux de la jeune fille.

Abandonnant le tuyau de la pelouse, Ed et Kira se dirigeaient vers la maison. Ils paraissaient discuter de quelque chose. Ed fit un geste du bras droit tandis qu’ils montaient les marches du perron ; avant de disparaître dans la demeure. Jim finit de peindre la dernière chaise, regarda le tuyau d’un air désapprobateur. Tous les clones avaient reçu en héritage la propreté soigneuse et presque obsessionnelle de Paul, et Jim était ennuyé de voir qu’Ed et Kira n’avait pas enroulé le tuyau. Cela ne leur ressemblait pas. Je suppose qu’ils le feront plus tard, se dit-il, ou peut-être en ont-ils encore besoin pour autre chose.

Les chaises devaient encore sécher un moment avant de pouvoir être ramenées sous la véranda. Jim se dirigea lentement vers la porte d’entrée, déposa le pistolet à peinture sur le perron, et rentra.

La maison était silencieuse. Al et Mike s’étaient rendus plus tôt à l’université pour effectuer divers travaux en laboratoire. Jim flâna un moment dans le salon, meublé de vieux divans et de chaises rembourrées. Il y avait deux cabines d’enseignement dans un coin. Elles ressemblaient à de gros œufs transparents ; leurs écrans étaient éteints, et les écouteurs reposaient paresseusement sur les tablettes d’écriture, devant les sièges. Paul avait installé deux autres cabines à l’étage supérieur, dans la pièce qui lui servait autrefois de bureau. Peu de foyers avaient autant de cabines à la maison, mais Jim savait que la plupart des gens n’utilisaient même pas l’unique cabine qu’ils possédaient généralement, et préféraient regarder un large vidécran mural. Al avait laissé plusieurs listages sur la tablette d’une cabine. C’était l’« écureuil » des clones et il pouvait recueillir des piles de listages soigneusement pliés jusqu’au moment où quelqu’un, généralement Mike, se décide enfin à s’en débarrasser. Jim passa ensuite du salon dans la cuisine.

La pièce était vide. Il en fut surpris, car il avait supposé qu’Ed et Kira étaient rentrés pour se préparer un sandwich. Il quitta la cuisine, traversa le salon et monta au premier, en pensant qu’il allait leur demander s’ils voulaient un coup de main pour le tuyau, et s’ils désiraient prendre un petit repas avec lui. Il passa devant la chambre d’Ed. La porte était ouverte et il n’y avait personne à l’intérieur. Puis il passa devant la chambre de Mike, la sienne, et s’arrêta devant celle de Kira.

La porte était fermée. Il frappa, entendit bouger quelqu’un dans la pièce. « Kira ? » demanda-t-il. Il frappa de nouveau, et ouvrit la porte.

Ed et Kira étaient allongés sur le lit, nus tous les deux. Ed se tourna, regarda Jim d’un air surpris. Kira paraissait calme. « Oh ! non », s’exclama Jim. Ses poings se serrèrent. « Oh ! non. » Il tremblait. Les deux visages identiques le dévisageaient.

Il aurait voulu frapper le mur avec ses poings. Il fit demi-tour, sortit dans le couloir et se précipita vers sa chambre. Il resta là, tout seul, essayant de mettre de l’ordre parmi les pensées qui se bousculaient dans son esprit. Il entendit des petits bruits de pas remonter le couloir, s’arrêter devant sa chambre. « Jim. » Il se retourna et vit Kira dans l’encadrement de la porte, un long peignoir rouge sur les épaules.

Il désigna le peignoir.

« Ta seule concession à la pudeur », dit-il d’un ton amer.

La jeune fille entra dans la pièce et referma la porte.

« Pourquoi es-tu tellement fâché, Jim ? »

Il lui tourna le dos et s’assit sur une chaise, devant le bureau.

« Il n’y a aucune raison d’être fâché, marmonna-t-il. Je viens seulement de découvrir que nous sommes aussi interchangeables pour toi, c’est tout.

— Non, Jim, répondit-elle d’une voix douce en s’appuyant contre la porte. Tu n’as pas pu découvrir cela. Peux-tu croire un seul instant que je vous confonde, Ed et toi ? Oublie tes problèmes pendant une minute, et pense un peu à lui. Il a presque renoncé à tenter de communiquer avec d’autres gens, y compris nous-mêmes. Il est tellement discret sur ses propres ennuis, c’est facile de prétendre qu’il est tout bonnement timide ou qu’il ne s’intéresse pas aux autres. Tu sais bien ce que tu ressentais, à quel point tu étais seul, mais tu as quand même essayé avec Moira, et tu as pu me trouver. Ed a renoncé à faire des efforts, et tout ce tu as réussi à faire aujourd’hui, c’est de renforcer les sentiments pénibles qu’il éprouve. Maintenant, il est assis dans ma chambre et il se sent coupable. »

Jim regarda Kira. Elle gardait les yeux baissés vers le sol, les bras croisés sur sa poitrine.

« Oh ! Jim, je ne sais pas. J’ai peut-être mes propres problèmes, moi aussi. Est-ce que je n’ai pas le droit de les résoudre, ou au moins d’essayer ? Serais-je censée me limiter à toi, ou bien ignorer Ed ? Est-ce que cette histoire a vraiment changé la moindre chose que tu aurais pu découvrir à travers moi ? (Elle poussa un soupir.) Ce sera peut-être plus difficile pour nous, Jim. Nous devons trouver nos propres réponses, à notre manière, et nous ne possédons même pas les lignes de conduite sommaires qu’ont tous les autres. En nous voyant, certaines personnes parleraient du tabou de l’inceste, et d’autres personnes trouveraient sans doute étrange que nous puissions aimer quelqu’un qui ne soit pas un de nos clones. Le fait est que nous devons essayer, et nous ferons peut-être des erreurs, mais… »

Elle se retourna et ouvrit la porte.

« Je t’aime toujours, Jim, autant qu’avant. Peut-être qu’aucun de nous ne ressentira la même chose envers quelqu’un d’autre. Peut-être cela nous est-il réellement impossible, étant ce que nous sommes, et cela signifie qu’Ed a également besoin de moi, et peut-être aussi Al et Mike, si jamais ils regardent ailleurs que l’un vers l’autre. »

Elle quitta la pièce, mais sans refermer la porte. Jim resta assis devant le bureau, tentant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il pensa aux autres clones et à lui-même, réfléchit à leurs problèmes et à leurs relations, et se demanda ce qu’il pouvait faire maintenant..

Il était avec Kira, les mains posées sur le ventre de la jeune fille. Elle leva les yeux vers lui tandis qu’il se penchait au-dessus d’elle pour guider sa main entre les cuisses de sa sœur. Du doigt, il sentit qu’elle était mouillée, et il s’avança vers elle, l’étreignit, s’étreignit lui-même, et poussa un soupir alors qu’ils se fondaient l’un dans l’autre.

 

Jim souleva la valise et la posa sur le siège arrière de la voiture. Al s’appuya contre la portière ouverte.

« Tu nous manqueras, dit-il à Jim.

— Je ne partirai pas trop longtemps », répondit-il.

Il se tourna vers Kira. Inquiète, la jeune fille fronçait les sourcils. Il tendit les bras vers elle, la saisit par les épaules.

« Allons, souris donc, dit-il. Je serai de retour dans un mois environ. Je ne m’enfuis pas. Je sais ce que je fais, et je sais pourquoi. »

Elle s’efforça de lui sourire, et il lui déposa un petit baiser sur le front. Puis il monta dans la voiture et fit un signe de la main en direction de la véranda, où Ed et Mike étaient assis.

Il leur avait donné des explications, le mieux possible, et il était satisfait de constater qu’il avait été compris aussi bien qu’il pouvait l’espérer. Il se rendrait d’abord chez Moira. Il n’exigerait rien d’elle, ne chercherait pas à s’imposer. Il ne se laisserait pas abattre si elle s’écartait de lui. Il partirait pour aller visiter un atelier de poésie dont il avait entendu parler, dans le Minnesota, pour y rencontrer des gens, pour être comme n’importe qui.

Kira était venue dans sa chambre, la nuit passée. Ils étaient restés allongés sur son lit, bras et jambes entrelacés, et Jim lui avait parlé de ses espérances et de ses projets.

Ce serait facile de rester avec Kira, facile d’ignorer les autres. Mais il ne s’y résignait pas encore, pas avant d’avoir essayé de nombreuses fois, et d’avoir échoué à chaque tentative.

Il démarra et s’éloigna lentement de la maison. Lorsqu’il atteignit l’extrémité de la petite allée, il tourna la tête et vit Kira et Al s’avancer vers la véranda. Il fut brusquement pris d’un doute, se demanda s’il devait partir, s’il désirait réellement partir.

Il continua de rouler ; la maison fut bientôt hors de vue et il s’engagea sur la route qui menait à la voie automatique. Il songea de nouveau à Kira, revit la tête de la jeune fille posée sur son épaule, et se demanda s’il ne faisait pas une erreur. Une autre personne pourra-t-elle m’aimer comme toi ? pensa-t-il. Pourrais-je aimer quelqu’un d’autre d’une manière aussi totale ? L’image de Kira s’effaça de son esprit. Elle lui avait fourni autant de questions que de réponses.

Le monde extérieur méritait autant son attention que ses problèmes personnels. C’était un monde bien différent des enclaves protégées de l’université, un univers de villes soigneusement organisées sous des coupoles et des pyramides, et de villes désordonnées qui s’étalaient à travers le paysage. C’était un monde avec des gens qui regardaient plus loin que la Terre, vers les étoiles, et d’autres qui cherchaient à préserver de vieilles coutumes et d’anciens modes de vie. C’était un monde d’abondance pour beaucoup et de famine pour certains, de terres défrichées, vertes et fertiles, et de déserts érodés. Il était temps pour lui de chercher à comprendre la place qu’il occupait dans ce monde.

Il engagea la voiture sur la bretelle de l’autoroute, programma sa destination, et se laissa aller contre le dossier tandis que le contrôle autoroutier prenait les commandes du véhicule, le faisait tourner sur la bretelle d’accès, et le propulsait parmi le flot des voitures qui filaient sur la voie rapide.

 

Traduit par HENRY-LUC PANCHAT.

Clone Sister.

 

 

 

Publié avec l’autorisation de l’Agence Hoffman, Paris.
© Librairie Générale Française, 1985, pour la traduction.